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Chapitre 1 : Une conception conséquentialiste de la responsabilité à l’épreuve de l’extrême

1. Devoir moral de secourir

Dans un article rédigé en 1972, Singer expose l’allégorie de l’enfant qui se noie dans un étang par les propos suivants :

“If it is in our power to prevent something very bad from happening, without thereby sacrificing anything morally significant, we ought, morally, to do it. An application of this principle would be as follows: if I am walking past a shallow pond and see a child drowning in it, I ought to wade in and pull the child out. This will mean getting my clothes muddy, but this is insignificant, while the death of the child would presumably be a very bad thing.”9

Il reprend le même récit plus de trois décennies après dans les termes suivants : « En vous rendant à votre travail, vous passez devant un étang où des enfants jouent par beau temps. Or, aujourd’hui, il fait frais, et vous êtes surpris de voir un gamin batifoler dans l’eau de bon matin. En vous approchant, vous remarquez que c’est un tout petit enfant. Vous regardez alentour : ni parent ni nounou. L’enfant se débat, il ne garde la tête hors de l’eau que quelques secondes. Si vous n’allez pas le tirer de là, il risque fort de se noyer. Entrer dans l’eau est facile et sans danger, mais vos chaussures toutes neuves seront fichues et vous allez mouiller votre costume. Le temps de remettre l’enfant à ses parents et de vous changer, vous arriverez en retard à votre travail. Que faire ? »10

Singer rappelle aussi une parabole de Peter Unger11, qui est en fait une variante de l’allégorie de l’enfant qui se noie. Il s’agit de l’histoire de Bob qui, allant bientôt à la retraite, a

9 Peter Singer, “Famine, Affluence, and Morality” in Philosophy and Public Affairs, Vol. 1, No. 3. (Spring 1972),

p. 231.

10 Peter Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par

Pascal Loubet, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 17.

11 Peter Unger, Living high and letting die: our illusion of innocence, New York, Oxford, Oxford University Press,

investi la majeure partie de ses économies dans une voiture de collection. Il n’a pu s’en offrir l’assurance, mais lorsqu’il vendra cette Bugatti de modèle très rare et dispendieux, le prix lui permettra de mener une retraite dorée. Cependant, un incident survint au cours d’une promenade. Lorsqu’ayant laissé sa belle Bugatti au bout d’une voie de garage, il remarqua qu’un train automatique roulait sur la voie. Plus loin, il aperçut sur les rails un gamin absorbé par son jeu. Bob est face à un dilemme : s’il manœuvre un aiguillage qui détournera le train vers la voie de garage, il sauvera le gamin mais perdra sa voiture. Alors il décide de ne pas toucher à cet aiguillage.12 Bob a-t-il mal agi en préférant la sécurité financière de sa retraite au gamin ? La voiture ou l’enfant ? En fait, Unger voudrait nous pousser à évaluer ce que nous serions prêts à sacrifier afin de sauver une vie. De plus, elle met en lumière l’incertitude de l’issue du sacrifice dans la réflexion sur la pauvreté.

En effet, nous ne connaissons pas la suite de l’histoire. Il se peut qu’au dernier moment, le gamin ait entendu le train et se soit écarté des rails, juste à temps pour se mettre à l’abri. Malgré cette supposition, la plupart des gens éprouve une profonde répugnance pour la préférence de Bob qui n’a esquissé aucun geste pour dévier le train de la trajectoire de l’enfant : « Il aurait dû détruire son bien le plus précieux et sacrifier ses espoirs de retraite confortable. On ne peut risquer la vie d’un enfant afin de sauver une voiture, si rare et si chère soit-elle ! »13 Si on tient rigoureusement la logique du raisonnement moral qui établit ce blâme à l’égard de Bob, il faudrait qu’il soit transposé à toute personne qui amasse raisonnablement de l’argent pour sa retraite future, au lieu de le donner généreusement pour sauver des vies. Mais un tel blâme serait qualifié aussi de déraisonnable par ceux qui trouvent répugnant le choix de Bob de sauver sa voiture-retraite et non l’enfant.

Pour compléter le tableau, Singer présente une autre comparaison imagée imaginée par Peter Unger, afin d’évaluer le degré de sacrifice que nous jugeons nécessaire dans les cas où une vie n’est pas en jeu :

« Vous conduisez votre onéreuse berline sur une route de campagne, quand vous êtes arrêté par un auto-stoppeur qui s’est grièvement blessé à la jambe. Il vous demande de l’emmener jusqu’à l’hôpital le plus proche. Si vous refusez, il risque de perdre sa jambe. D’un autre côté, si vous acceptez, il risque

12 Peter Singer, Ibid., p. 27. 13 Ibid., p. 28.

de saigner sur les sièges en cuir blanc que vous avez récemment fait retapisser à grands frais. »14

Face à ce genre de cas, le commun des mortels affirme derechef qu’il est nécessaire de conduire impérativement le blessé à l’hôpital, peu importe ce qui adviendra au cuir des banquettes de la jolie berline. Autrement dit, il est obligatoire d’apporter soulagement aux souffrances d’autrui, en dépit du coût plus ou moins considérable. Maintenant, il nous faut faire remarquer que le problème de la responsabilité causale ou morale est complètement absent des trois exemples énoncés. Que ce soit dans le cas de l’enfant qui se noie, dans celui de la voiture et du gamin ou dans le cas de l’auto-stoppeur blessé-saignant, il n’est jamais question de savoir pourquoi l’enfant était sans surveillance, ni ce qui a causé des blessures à l’auto-stoppeur. Singer et Unger ne se préoccupent pas ici de la responsabilité des parents par rapport à ce gamin qui batifole tout seul de bon matin dans l’eau d’un étang. Ils ne cherchent pas à savoir si le randonneur s’est blessé par négligence coupable ou par pur accident fortuit. Ils insistent tout simplement et uniquement sur un autre type de responsabilité : l’obligation de soulager les souffrances d’autrui.

L’état du monde actuel est celui des institutions politiques nationales et internationales. Sans elles, le moindre fonctionnement, interne ou externe, des États serait pratiquement impossible. Il en va de même des relations entre différents pays. Les peuples n’existent que grâce à l’appareillage étatique qui leur donne forme et vie. Bien que ces institutions étatiques ne puissent disparaître complètement, les institutions internationales sont, quant à elles, souvent marquées sinon par une paralysie totale, du moins par un ralentissement dû aux luttes d’intérêts égoïstes et au réalisme qui caractérisent les États. Dans un tel contexte où les institutions fonctionnent mal, servent la cause des forts, infligent de graves préjudices aux faibles, tant au niveau national que global, l’assistance humanitaire ou caritative ne serait-elle pas un succédané temporairement acceptable ?

Le monde des institutions parfaites est celui auquel nous rêvons tous. La perfection de la théorie de justice appartient au monde idéal. Mais le monde non idéal dans lequel nous vivons est celui des institutions imparfaites qui tolèrent, voire entretiennent d’énormes injustices à l’intérieur des nations et en dehors. Lorsque des individus isolés ou organisés estiment que

l’urgence morale les presse de faire immédiatement quelque chose pour sauver des vies humaines, devrait-on les en empêcher en alléguant prétendument qu’il ne revient uniquement et exclusivement qu’aux institutions de remédier à la situation ? Le devoir moral de charité n’exige-t-il pas que nous portions spontanément secours aux nécessiteux en attendant l’intervention institutionnelle ? Dans la rue, le réflexe normal et habituel n’est-il pas de voler au secours de la vieille dame agressée par le bandit qui essaie de lui arracher sa sacoche, avant même que la police n’intervienne ?

La charité est la manifestation première de notre humanité face à la souffrance. Elle est la plus simple expression du devoir d’assistance. Ne rien faire devant certaines situations en attendant l’intervention de l’État ou des institutions internationales peut s’avérer criminel. Si certaines aumônes sont faites pour se donner bonne conscience et un sentiment rassurant de n’avoir rien à se reprocher, d’autres actes de charité sont, par contre, tellement indispensables à la survie d’autrui que très peu de gens auraient la conscience tranquille s’ils ne faisaient rien. Même lorsqu’une situation poserait un cas de conscience, nous pensons qu’il faudrait d’abord agir de façon ponctuelle, ne fût-ce que par acquis de conscience, avant de manœuvrer de manière plus systématique pour améliorer la qualité des institutions, compte tenu de la lenteur des transformations structurelles.

Il faut reconnaître que l’ampleur des injustices est parfois si étendue que l’on pourrait être tenté de renoncer à toute tentative de secours, mais c’est toujours une question vitale quand des vies humaines peuvent être épargnées grâce à un élan de générosité spontanée. Ainsi, au lieu d’un seul, si ce sont plusieurs enfants qui se noyaient, il y aurait néanmoins un grand mérite à en sauver, ne fût-ce qu’un seul sur cent. À ce moment-là, l’acte de charité n’est plus vu comme un ersatz ou un palliatif provisoire, mais plutôt comme un indicateur symbolique de la direction que devraient suivre des institutions justes. Telle est la leçon de courage et de générosité que nous pouvons tirer de l’histoire d’Oskar Schindler :

“When we can’t make deep structural changes, it is still better to help some people than to help none. When Oskar Schindler protected Jews who would otherwise have been murdered, he had no impact on the structure of the

Nazi genocide, but he did what he could, and he was right to do so. One can only wish that more Germans had done the same.”15

C’est de cette manière que nous comprenons le devoir d’assistance dont parle Rawls dans Le droit des peuples :

« Les peuples bien ordonnés ont un devoir d’aider les sociétés entravées. Il ne s’ensuit pas néanmoins que le seul moyen, ou le meilleur, de mettre en œuvre ce devoir d’aide soit de suivre un principe de justice distributive qui régirait les inégalités économiques et sociales entre les sociétés. »16

Bien qu’il ne propose pas une théorie de justice distributive englobante à l’échelle globale, ce devoir d’assistance est compréhensif d’après la perspective caritative, en attendant l’avènement concret de sa théorie idéale, car il est peu probable que l’utopie réaliste de la théorie idéale puisse se réaliser dans un proche avenir.

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