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Chapitre 2 : Aux fondements de la responsabilité nationale

5. Les nations du Tiers-monde sont-elles collectivement responsables ?

À la lumière de cette riche analyse des multiples facettes de la notion de responsabilité, nous continuerons de rechercher un type de responsabilité qui corresponde aux solutions conceptuelle, théorique, normative et pratique de l’extrême pauvreté du Tiers-monde. D’emblée, il est difficile de nier entièrement la responsabilité collective des nations en tant qu’agents responsables qui jouissent des bénéfices, mais qui subissent aussi des coûts de leurs choix et de leurs actions. Il a été établi que cette négation est tout à fait impossible pour des

nations gouvernées dans un cadre politique institutionnel démocratique. Elles répondent adéquatement aux deux concepts de responsabilité énoncées par Miller :

“More precisely, I want to distinguish two senses of responsibility, the responsibility we bear for our own actions and decisions—I shall refer to this as ‘outcome responsibility’—and the responsibility, we may have to come to the aid of those who need help, which I shall call ‘remedial responsibility’. Both kinds of responsibility have key roles to play in a theory of global justice, but their roles are very different and should not be confused.”38

Les nations portent non seulement les conséquences de leurs décisions, mais elles subissent également les coûts compensatoires des dommages causés. En attendant de trouver des expressions plus adéquates, nous traduirons la première (outcome responsibility) par "responsabilité de résultat" et la seconde (remedial responsibility) par "responsabilité réparatrice." La première que Miller emprunte chez Honoré39, découle logiquement, conséquemment et subséquemment de l’agent individuel ou collectif, tandis que la deuxième vient soulager les victimes du dommage. Stricto sensu, la responsabilité réparatrice est la conséquence logique et cohérente de la responsabilité de résultat. Et en ce sens, notre traduction n’est pas exacte, car “remedial responsibility” renvoie analytiquement à la responsabilité de remédier à un tort dont on est l’auteur ou d’apporter un remède approprié à une situation de souffrance dont le soulagement nous a été purement et simplement assigné sans aucune forme de procès préalable. Par conséquent, celui qui apporte le soulagement n’est pas forcément l’agent qui a provoqué cette souffrance. C’est donc lato sensu qu’il faut entendre “remedial responsibility” comme "responsabilité réparatrice" :

“Outcome responsibility must also be distinguished from moral responsibility, the kind of responsibility which is a necessary precondition for moral praise or blame. The conditions for moral responsibility are more demanding: to be morally responsible for something, you must be outcome responsible for that thing, but the converse does not hold.”40

Toutefois, lorsqu’il en est autrement, les nations non démocratiques qui ont acquis une indépendance notoirement reconnue par les autres nations et faisant valoir ainsi leur droit à l’autodétermination, n’échapperaient pas non plus totalement à la double responsabilité de résultat et de réparation, découlant des actions et des décisions qui leur sont propres. L’idée de

38 Ibid., p. 81.

39 H. L. A. Hart and T. Honoré, Causation in the Law, 2nd edn., Oxford : Clarendon Press, 1985. 40 Ibid., p. 81.

la responsabilité nationale s’applique aussi dans certains cas aux nations du Tiers-monde. Elles peuvent être tenues responsables ainsi que les membres individuels qui les composent, des biens générés à leur profit, et des torts ou des pertes infligées à eux-mêmes et aux autres. Par une analyse précise à l’aide des critères objectifs explicites, on identifierait sans détour la responsabilité des nations du Tiers-monde dont la résultante est l’extrême pauvreté. Elles rempliraient des conditions et des critères qui les rendraient responsables, ne fût-ce que partiellement, de la misère dont elles sont victimes. Par le même procédé, la responsabilité de remédier à leur extrême pauvreté pourrait leur être aussi assignée. Par exemple, en prenant acte de la souveraineté issue du plein exercice de leur droit à l’autodétermination, et mû par la nécessité de lier des coûts et des bénéfices à une entité bien définie, pour soulager leurs membres, l’on pourrait assigner aux nations du Tiers-monde, la responsabilité de remédier à la situation d’extrême pauvreté des leurs. Ces derniers verraient malheureusement et impuissamment accroître le joug de cette imputabilité.

Sur le plan théorique et conceptuel, l’identification de la responsabilité conséquente ou subséquente à l’action d’un agent individuel ou collectif, de même que l’assignation de la responsabilité réparatrice au même type d’agent, découlent comme de source. Cependant, dans le monde réel et non idéal, l’identification et l’assignation varient selon les visions et les centres d’intérêts. Elles ne tarderaient pas à devenir conflictuelles selon les points de vue à partir desquels les investigations sont faites en vue de l’identification et de l’assignation des responsabilités. D’où la nécessité de constituer par une démarche unanime des peuples et des nations, un comité identificateur et d’assignation de responsabilité. À première vue, l’idée paraît farfelue, mais lorsque l’on constate les difficultés majeures auxquelles l’OMC et les autres organismes de l’ONU sont confrontés au quotidien, dans la résolution des conflits dans le monde, elle donne finalement matière à réflexion quant à sa pertinence. De nombreuses actions concourent tant et si bien au même résultat qu’il s’avère difficile d’identifier et d’assigner des responsabilités de façon unilatérale et univoque.

En admettant la responsabilité nationale du Tiers-monde dans toute son ampleur et eu égard au fait qu’elle répond positivement au modèle de groupe aux vues similaires et à celui des pratiques coopératives, nous hésiterons tout de même à étendre la responsabilité collective aux populations ordinaires les plus exposées à l’extrême pauvreté. Elles sont en opposition radicale

aux politiques odieuses et effroyables qui les maintiennent dans la grande misère. Elles protestent incessamment contre les régimes totalitaires qui perpétuent la corruption et les inégalités sociales. Mais compte tenu du fait que de tels régimes retournent éhontément des armes lourdes contre leurs propres populations, l’on ne saurait exiger un héroïsme de mauvais aloi à ce qui relève d’un martyre dont seule une petite poignée d’objecteurs de conscience et de meneurs charismatiques est capable. Le commun des mortels n’a pas la résilience d’un Martin Luther King ou d’un Gandhi. Quand bien même la responsabilité réparatrice serait imputée à ces populations, elles seraient incapables d’y remédier. Les analyses de Miller aboutissent aussi à la même constatation :

“In many, probably most, real-world cases of deprivation, assigning remedial responsibility involves applying multiple criteria, which are also somewhat opaque. It may be uncertain how the deprivation came about, and whether the roles played by individual agents in that process are such that they bear moral or outcome, as well as causal, responsibility. Questions of capacity may be equally problematic, particularly when relative costs are taken into account. If we take a complex case, such as poverty in developing nations, all of these questions arise, and it may seem that fixing remedial responsibilities is impossible.”41

L’étude de la question de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde commence par la constatation des faits réels sur le terroir national. Des dysfonctionnements sociaux, économiques et politiques se conjuguent en premier lieu à l’intérieur de l’espace national et engendrent l’indisponibilité des ressources pour les couches populaires en place. Le recours à des critères multiples pour y remédier établira certes une responsabilité nationale, mais la clarté approximative de ce procédé n’est pas indubitablement faite, au point de conduire à une solution équitable pour toutes les parties. Les causes du dénuement total des couches sociales inférieures sont généralement variées et revêtent des formes insoupçonnées. Aussi, la complexité des jeux de rôles est touffue et difficile à démêler. D’où l’ambiguïté d’en tirer une conséquence finale fondée sur la responsabilité morale ou causale. Les coûts relatifs à la génération d’un contexte social où les populations ont accès au minimum de subsistance pour une vie décente ne sont nullement à la portée des victimes. Il pourrait être nécessaire d’exiger de celles-ci des attitudes et des comportements éthiques de probité et d’intégrité propices à l’expansion d’une société juste et équitable où la corruption et le favoritisme n’ont plus pignon

sur rue. Mais cela ne serait possible qu’une fois que la matrice fondamentale de la distribution et de l’approvisionnement du minimum vital soit fonctionnelle.

Conclusion

Sous l’inspiration de Miller, ce chapitre nous a permis d’effectuer une analyse conceptuelle des multiples facettes de la responsabilité individuelle et collective, qui a débouché sur des connexions mettant en lumière les six principales caractéristiques suivantes : la causalité, la moralité, le résultat, le bénéfice, la capacité et la réparation. Si les quatre premières sont essentiellement tournées vers le passé, c’est en vue d’établir judicieusement les critères de désignation des agents auxquels incombe la capacité ou la pertinence de la réparation. La complexité des deux dernières se répercute sur toute tentative pour remédier avec succès au fléau de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde. Voilà pourquoi, avant de réfléchir sur la causalité comme fondement du principe de responsabilité, nous avons d’abord exploré les enjeux théoriques de la responsabilité réparatrice.

En arrière-plan, la théorie de connexion a conduit à la solidarité comme un fondement complémentaire du principe de responsabilité. Puisque les conditions qui induisent la responsabilité individuelle peuvent être appliquées mutatis mutandis à la responsabilité collective, force a été de montrer que les nations sont généralement porteuses de responsabilité. La conséquence immédiate a été plausible en ce qui concerne les nations du Tiers-monde aux prises avec l’extrême pauvreté : à certaines conditions, elles sont collectivement responsables de leur misère. De plus, l’autre implication est que les nations riches qui, de près ou de loin, participent à la paupérisation des plus démunis, ont aussi une part de responsabilité à assumer dans l’éradication de l’extrême pauvreté du Tiers-monde.

La complexité des situations dans un monde non idéal fait ressentir davantage l’importance vitale des mécanismes formels d’assignation de responsabilité. En leur absence, n’importe quel agent trouverait des raisons plus ou moins valables pour transférer ailleurs le fardeau de la responsabilité réparatrice. Grâce à ce genre de mécanismes, nous n’avons que le choix de considérer chacun des agents — tels que des États et des institutions internationales — capables de pourvoir au remède et d’évaluer le degré du lien de chaque agent concerné avec le groupe à secourir. Parfois, le résultat serait d’assigner la responsabilité à l’agent le plus proche des sinistrés. Dans d’autres cas, la responsabilité de remédier sera partagée entre plusieurs

agents. Il n’y a pas d’unité de mesure permettant d’indiquer la proportion à assumer par chaque agent impliqué. Il n’y a que nos bonnes intuitions ainsi que notre bon sens pour en distribuer des quotas.

Toutefois, si l’on veut prendre au sérieux les conséquences de la misère sur des centaines de million d’êtres humains, est-il impossible de concevoir et d’innover un cadre normatif international adapté au besoin de la cause ? Les réponses que les penseurs de la justice globale essaient d’apporter à cette question ne sont pas que de pures conceptions chimériques, d’innovations naïves ou fantaisistes et des suggestions extravagantes, comme seraient tentés de le leur reprocher les tenants d’une solidarité exclusivement nationale. Ce sont les arguments de cette pensée innovante que nous voulons revisiter grâce à la vision déontologique de la responsabilité illustrée par les travaux de Thomas Pogge.

Chapitre 3 : Une vision déontologique de la responsabilité face à

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