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Responsabilité rétrospective et écueils de l’approche contrefactuelle de la réparation

Chapitre 4 : Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective

2. Responsabilité rétrospective et écueils de l’approche contrefactuelle de la réparation

Eu égard à l’éloignement dans un passé relativement reculé des circonstances de l'injustice historique, il n’est pas facile d’établir les termes de la réparation. Toutefois, il est certain que l'injustice historique génère une exigence plénière de justice et non pas seulement une réparation symbolique. Au-delà de la reconnaissance des faits, marquée par la célébration de la mémoire, la justice de réparation nécessite par exemple des transferts substantiels de portions de terre, de biens et de ressources, dans un véritable effort de correction des torts du passé. Mais cette exigence de justice réparatrice soulève de grosses difficultés, surtout quand d’autres interprétations concurrentielles peuvent judicieusement être émises au sujet de la terre et des richesses en question. La cause peut sembler désespérée dès le départ. Il y a des faits incorrigibles ; et rigoureusement parlant, le passé est irréversible. Après plusieurs générations, il n’y a plus rien à faire pour soulager les vraies victimes, véritables dramatis personae dans la grande fresque du théâtre des tragédies de l’histoire. Tout au plus, le dédommagement de leurs héritiers et leurs descendants peut être envisagé. Cependant, on ne peut pas tout simplement balayer d’un revers de la main les évidences irréversibles du passé pour l’unique raison que les vraies victimes ne sont plus là. Affirmer radicalement que le passé ne peut être changé, c’est ignorer que les peuples et les communautés mènent des vies entières, pas juste des séries d’existence et des tranches d’événements momentanés, et qu’une injustice peut non seulement nuire, mais aussi briser et gâcher cette unité vitale qui traverse de nombreuses générations dans leur ensemble et dans leur continuité. Waldron exprime ainsi substantiellement cette idée :

“Individuals make plans and they see themselves as living partly for the sake of their posterity; they build not only for themselves but for future generations. Whole communities may subsist for periods much longer than individual lifetimes. How they fare at a given stage and what they can offer in the way of culture, aspiration, and morale may depend very much on the present effect of events that took place several generations earlier. Thus, part of the

69 Ibid., p. 141.

moral significance of a past event has to do with the difference it makes to the present.”70

Bien qu’il soit impossible de modifier l’action historique en soi, il est toujours possible d’intervenir dans le cours normal de ses conséquences. Si l’injustice n’avait pas été commise, le présent serait sans doute différent. Inversement, on a la capacité de transformer le présent de telle sorte qu’il ressemble à ce qu’il aurait été si l’injustice n’avait pas été commise. De nombreuses générations se sont succédé depuis que les injustices du passé ont été commises. Le meilleur espoir de réparation est d’en faire une sorte d’ajustement dans les circonstances présentes, en faveur des descendants de ceux qui ont jadis souffert de l'injustice historique. C’est justement ce qu’affirme Robert Nozick lorsqu’il écrit :

« Ce principe utiliserait d’une part une information historique impliquant des situations antérieures et des injustices accomplies à ces époques (…) et d’autre part une information sur l’évolution réelle des événements nés de ces injustices, jusqu’au moment présent ce principe présenterait ainsi une description (ou des descriptions) de possessions dans la société. Le principe de réparation utiliserait sans doute les meilleures estimations d’une information subjonctive sur ce qui aurait pu arriver (utilisant la valeur supposée) si l’injustice n’avait pas eu lieu. S’il se trouve, au bout du compte, que la description effective des avoirs n’est pas l’une des descriptions engendrées par le principe, alors une des descriptions engendrées doit être réalisée. »71

Mais il est difficile de statuer sur un présent hypothétique, c'est-à-dire celui qui résulterait d’une histoire sans injustice. L’injustice initiale déclenche une série de situations causales qui aboutissent à l’état du monde tel qu’il se déploie à présent sous nos yeux. Ce que des personnes seraient devenues en l’absence de toute injustice, renvoie au problème du raisonnement contrefactuel au sujet de l’exercice de la liberté humaine. Cela n’est pas clair bien que l’exercice du choix humain soit rationnellement prévisible. Néanmoins, nos prédictions rationnelles n’ont aucune autorité morale sur le type de spéculation que nous faisons maintenant. La liberté humaine est susceptible d’effectuer des choix aussi irrationnels que saugrenus. Nous sommes en présence d’une difficulté épistémique parce que seul le choix effectif a valeur normative : concrètement, c’est celui-là qui a produit l’injustice. Si celle-ci n’avait pas eu lieu, les descendants de ceux qui l’ont subie seraient mieux qu’ils ne sont

70 Ibid., p. 7.

71 Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. Évelyne d’Auzac de Lamartine et révisée par Pierre-Emmanuel

présentement, tandis que la postérité des fauteurs de l’injustice serait quelque peu moins nantie qu’elle ne l’est maintenant. Par conséquent, un transfert de richesse de celle-ci vers ceux-là serait justifié. Mais d’autres difficultés demeurent.

Il y a par exemple ce que Waldron appelle la contagion de l’injustice. En effet, il décrit le cas d’une terre acquise initialement par une transaction frauduleuse, mais qui est ensuite vendue et revendue à plusieurs reprises. Son approche contrefactuelle du principe de réparation suggère que l’actuel acquéreur fasse un transfert aux membres survivants des ancêtres fraudés. À supposé qu’un voisin ait hérité sa terre d’aïeux plus honnêtes, il devra malgré tout réajuster et revoir le prix à la hausse en transférant aussi des richesses aux descendants des victimes parce que la transaction frauduleuse d’à côté a déprécié le juste prix de l’achat initial par ses aïeux. De même, la réparation s’étendra à tous ceux que la transaction frauduleuse du commencement a lésés. Pis encore, l’issue de la justice ou de l’injustice peut changer considérablement la situation au regard des personnes qui viendront au monde ultérieurement. Des enfants pourraient être nés et laisser à leur tour une descendance qui n’aurait pas existée n’eût été l’injustice. Dorénavant, on ne saurait ignorer leur existence. Précisons que celle-ci doit être comprise en tant qu’elle est insérée comme l’existence des groupes, à l’intérieur d’une nation qui est porteuse au premier chef de la responsabilité historique. Peu importe les idées conflictuelles qui régissent le difficile dialogue entre les aspirations libertariennes et les intuitions communautariennes, il va sans dire que les individus tout comme les groupes sont logés au sein des nations qui les englobent. MacIntyre décrit cette opposition patente avec une lisibilité sans précédent :

“What the good life is for a fifth-century Athenian general will not be the same as what it was for a medieval nun or a seventeenth-century farmer. But it is not just that different individuals live in different social circumstances; it is also that we all approach our own circumstances as bearers of a particular social identity. I am someone’s son or daughter, someone else’s cousin or uncle; I am a citizen of this or that city, a member of this or that guild or profession; I belong to this clan, that tribe, this nation. Hence what is good for me has to be the good for one who inhabits these roles. As such, I inherit from the past of my family, my city, my tribe, my nation, a variety of debts, inheritances, rightful expectations and obligations.”72

Le style de vie communautarien est moins le produit d’une volonté de constructivisme sociologique que le constat d’un agencement naturel de liens qui unissent les individus. Ces liens qui commencent à la naissance par des attaches familiales non choisies, s’incrustent progressivement dans des structures élémentaires de la parenté plus ou moins étendues. Ils vont ensuite en s’élargissant grâce à des libres choix fondant des relations éthiques comme l’amitié, mais aussi des options qui débouchent sur des ententes légales comme les accords matrimoniaux. Ils sont ensuite enveloppés dans des ensembles nationaux plus ou moins volumineux qui reposent sur le pacte civil ou le contrat social. Qu’elles soient consenties ou non, les relations sous-jacentes à ces réalités que la conscience perçoit indépendamment des aspirations du sujet à l’émancipation ou à la liberté, n’en demeurent pas moins le lieu du juste équilibre de l’individualité ouverte à l’altérité. En venant au monde, celui-ci se trouve imbriqué dans un réseau de relations à l’intérieur duquel se construit sa personnalité ainsi que son identité. De cette manière, la vie communautarienne constitue le point de départ et d’ancrage de l’éthique originelle de l’humanité. À certains égards, l’individualisme moderne poussé à l’extrême devient un vain leurre et une illusion rationnelle qui conduisent à l’insignifiance d’un idéal de la vie bonne où l’atomisation du corps social procède à une réification excessive des individualités. Prenons au pied de la lettre le point de vue de l’individualisme moderne tel que présenté ci-dessous par MacIntyre et poussons-le à l’extrême : au moyen d’une volonté de puissance propre à l’existentialisme sartrien et d’un tour de force nietzschéen, un individu qui réussit l’exploit grandiose de se défaire de tous ses liens naturels, serait admirablement un surhomme abstrait prêt à vivre dans des planètes de science-fiction. Il le présente néanmoins en de termes modérés :

“From the standpoint of modern individualism I am what I myself choose to be. I can always, if I wish to, put in question what are taken to be the merely contingent social features of my existence. I may biologically be my father’s son, but I cannot be held responsible for what he did unless I choose implicitly or explicitly to assume such responsibility. I may legally be a citizen of a certain country; but I cannot be held responsible for what my country does or has done unless I choose implicitly or explicitly to assume such responsibility.”73

Un autre obstacle plus général est l’application du choix rationnel dans une reconstruction contrefactuelle. Les gens agissent souvent en leur défaveur et à leur propre

détriment. Et habituellement, ils en sont tenus responsables, eu égard au simple bon sens. Dans la théorie de la justice réparatrice de l’l'injustice historique, on considère qu’à l’origine, tous ceux qui se trouvaient du côté des victimes ont fait un choix rationnel dans leurs propres transactions, même si dans la réalité, ils ont effectué des choix désavantageux pour eux. Toute considération contraire créerait un embarras dans lequel on ne saurait plus ce qu’exige la justice dans le cas de ceux dont les ancêtres ont injustement été dépossédés de leurs terres. L’enjeu de la réparation de l'injustice historique porte réellement sur la redistribution des ressources disponibles. Le problème est alors de savoir s’il est possible de corriger des injustices particulières sans entreprendre une redistribution d’ensemble qui réponde à toutes les revendications éventuelles. Miller souligne qu’il y a là deux choses distinctes : “We need to distinguish between claims for redress of historic injustice per se, and claims about remedial responsibility for people whose condition is one of absolute deprivation.”74 L’approche contrefactuelle voudrait rendre la situation présente aussi proche que possible de celle qui aurait prévalue si telle injustice clairement identifiée ne s’était pas produite. On pourrait même aller plus loin en souhaitant une redistribution plus juste que n’était l’état des choses avant la perpétration de l’injustice : c’est là le niveau idéal de justice où l’approche contrefactuelle devrait se situer.

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