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Chapitre 2 : Aux fondements de la responsabilité nationale

1. Les enjeux théoriques de la responsabilité réparatrice

Les analyses théoriques de David Miller28 portant sur la répartition des responsabilités nous aideront à mieux élucider les enjeux éthiques de l’appauvrissement des démunis au niveau mondial. Pour atteindre cet objectif, nous mettrons en lumière la distinction entre la responsabilité causale et la responsabilité morale. Nous verrons aussi en quoi consiste le principe de capacité face à la vulnérabilité, sans négliger le principe de responsabilité qui peut être évalué d’un point de vue purement communautarien.

Face à la masse critique des gens qui souffrent de l’extrême pauvreté dans le monde et dont les droits humains fondamentaux tels que la sécurité, la subsistance et les soins sanitaires de base, ne sont nullement assurés, dans l’ensemble nous sommes tous d’accord que des solutions doivent être trouvées afin que chacun puisse mener une vie minimalement décente. Mais le problème crucial réside dans la détermination des agents qui doivent redresser la situation. Comment identifier un agent en particulier ou un groupe d’agents comme ayant une responsabilité particulière de remédier à une situation jugée moralement intolérable ? Ne faut-il pas que quelqu’un accepte finalement la responsabilité de s’attaquer à la misère dans le monde ? Il s’agit donc d’abord de ce que Miller appelle le problème de la responsabilité réparatrice (remedial responsibility). L’agent qui porte nommément cette responsabilité a une obligation spéciale de remédier à la mauvaise situation. Mais, comment trouver un principe normatif doté d’une force morale et sur la base duquel cette responsabilité réparatrice doive être attribuée, avec un pouvoir tel que l’agent désigné puisse être éventuellement blâmé ou sanctionné s’il n’y satisfait pas ? Pour ce faire, doit-il exister un lien spécifique entre l’agent A et le patient P qu’il est appelé à secourir ? Il est bien entendu que A peut être constitué d’individus ou de collectivités tels que des gouvernements, des États, des corporations, et même

28 David Miller, “Distributing responsibilities” in Kuper (Andrew) ed., Global Responsibilities. Who Must Deliver

d’entités amorphes désignées sous le vocable de nations. Cela suppose que la manière dont cette responsabilité collective doit être attribuée est à la fois significative et justifiable, légitime ou permise.

Il est important d’opérer un dépassement des mécanismes formels de répartition de la responsabilité que les sociétés humaines ont mis sur pied, pour accéder aux principes sous- jacents qui doivent nous guider quand nous sommes en mesure d’attribuer formellement des responsabilités. Et c’est à ces mêmes principes que nous devons faire appel face à des cas où aucune responsabilité n’a été établie. Très souvent, comme on le voit dans l’arène internationale, le problème se pose justement à cause de l’absence de mécanisme institutionnel d’attribution formelle de responsabilité. Nous pouvons croire que le cadre idéal est celui où, à chaque groupe de démunis, correspond un organisme auquel la responsabilité a été formellement assignée pour résoudre le problème. Le mieux que puisse faire cet idéal si lointain est de concevoir des principes largement acquis, en vue de la répartition des responsabilités.

Lorsque nous réfléchissons à la problématique de la responsabilité réparatrice, certaines questions sont incontournables. Par exemple, tout agent auteur d’un tort dont un procès ou un passage en revue des événements permettrait de démontrer la véracité, devrait-il être tenu responsable-réparateur ? La démonstration se focalise avant tout sur la responsabilité causale : est donc causalement responsable, tout agent générateur de situation de frustration et de souffrance. La pure responsabilité causale est celle qui n’est pas accompagnée d’une responsabilité morale, c’est-à-dire que l’agent à l’origine du dommage n’est pas moralement responsable. Cette genèse est donc purement mécanique, sans aucune intentionnalité quelconque. En revanche, la responsabilité morale implique une évaluation de la conduite de l’agent. Son rôle dans la provocation du tort doit être tel qu’il soit passible de blâme moral, eu égard à l’intention préméditée et à la violation de codes de conduite préétablis.

Le recours à la responsabilité morale est simple et directe : si plusieurs agents sont causalement responsables, alors la responsabilité réparatrice doit leur être attribuée proportionnellement à la responsabilité causale. Mais il y a des cas où aucun agent identifiable n’est auteur du dommage, comme dans les catastrophes naturelles ou les famines dues à la sécheresse, bien que l’on puisse penser qu’un système d’irrigation aurait permis d’obtenir de bonnes récoltes. Par contre la conduite d’un agent peut nuire à autrui tout en étant légitime et

justifiable : c’est le cas de la concurrence commerciale. À ce moment-là, ne sont-ce pas les règles du marché qu’il faudrait interroger ? Par ailleurs, une causalité innocente peut placer un type de responsabilité spéciale sur l’agent : par exemple le cas du passant malchanceux trébuchant sur le pavé et renversant un piéton qui est ainsi grièvement blessé et amputé.

Par rapport au principe d’assignation de la réparation selon l’application de la responsabilité à l’auteur du tort, il est important de stipuler qu’il existe des cas où les gens sont causalement responsables sans l’être moralement, à cause de la longue chaîne des événements reliant actions et conséquences dont le résultat final est imprévisible. Inversement, l’on peut être moralement responsable sans être pour autant la cause du tort : c’est l’exemple de parents dont l’enfant mineur a causé un dommage à autrui. De prime abord, il semble que le principe de responsabilité morale explique les enjeux de la responsabilité réparatrice mieux que le principe causal. Mais, pourquoi la causalité suffit-elle dans certains cas à générer des responsabilités réparatrices ? N’y a-t-il pas une ambiguïté dans la signification de la responsabilité morale telle que reliée conceptuellement à l’imputabilité du blâme ? Donc, ni le concept large ni le concept étroit de la responsabilité morale ne rendent compte de toutes les situations évoquées.

Le plus grand problème que nous avons avec le principe de responsabilité morale, tout comme d’ailleurs avec celui de responsabilité causale, est qu’il est exclusivement tourné vers le passé quant à l’attribution des responsabilités réparatrices. La question qu’il pose est toujours : « Qui a causé cette mauvaise situation ? » et jamais par exemple : « Qui est le mieux placé pour la réparer ? » Par conséquent, un défaut évident de ce principe est qu’il n’a rien à dire quand l’agent moralement responsable s’avère incapable d’assumer ses responsabilités parce que décédé ou invalide. Cela signifie-t-il que toute responsabilité réparatrice disparaît quand on ne peut trouver un agent qui soit à la fois moralement responsable et capable de remédier à la situation ?

Si l’on considère en troisième lieu le principe de capacité qui avance que la réparation doit être assignée selon la capacité de l’agent à l’assumer, on voit qu’il prend en compte deux facteurs différents : l’efficacité et les coûts de la réparation. On peut donc se demander s’il est moralement acceptable d’imposer le fardeau de la réparation, dans la perspective du principe de capacité, sans mettre sur la balance l’efficacité et le coût, puisqu’ici, l’agent capable n’est pas forcément l’auteur du tort. Un autre problème lié au principe de capacité est qu’il met

exclusivement l’accent sur les capacités présentes de l’agent sans considérations historiques, car il peut se faire que les autres agents soient précisément incapables à cause d’un choix semblable à celui de la cigale par rapport à celui de la fourmi dans la fable de Jean de La Fontaine. Mais l’on peut aussi se demander si seule la capacité, sans un lien spécifiquement fort de l’agent avec la victime, est suffisante pour réparer le dommage.

Cette interrogation suggère un quatrième principe dans la recherche de la répartition des responsabilités de réparation : le principe de communauté qui renvoie aux liens spéciaux de toutes sortes à l’instar de ceux qui existent à l’intérieur des familles, des groupes collégiaux, des nations et autres. Au nom de tout ce qu’ils ont en commun, les membres des groupes ayant de tels liens portent naturellement et sans artifices, une responsabilité plus large que celle qui serait requise de tout autre agent extérieur. Mais le principe communautarien n’explique pas pourquoi la responsabilité réparatrice existe même en l’absence de toute affinité. Certes, il va sans dire que tout agent qui viole de façon volontaire et préméditée les droits fondamentaux d’autrui, doit en assumer l’entière responsabilité, indépendamment du lien qui peut ou non exister entre lui, sa communauté et la victime. Cependant, le devoir d’assistance à personne en danger fait de tout agent présentement apte à secourir, un potentiel porteur de responsabilité réparatrice, peu importe qu’il soit innocent et étranger au dommage causé, car son savoir-faire, sa capacité et sa présence ou sa proximité sur les lieux suffisent. Il faut aussi souligner que le principe de communauté ne spécifie pas comment les responsabilités doivent être réparties au sein du groupe, surtout s’il renferme des sous-ensembles. Ainsi, si à l’intérieur du groupe il s’avère nécessaire de faire porter la responsabilité par des individus particuliers, alors ce principe devient en soi inadéquat dans la quête qui nous préoccupe. Cette inadéquation nécessite une nouvelle évaluation des quatre principes étudiés jusqu’ici à la lumière de l’énoncé théorique de Miller.

Notons tout de suite que chacun de ces quatre principes est une voie plausible pour attribuer des responsabilités réparatrices. Toutefois, lorsqu’ils sont respectivement examinés de près, ils s’avèrent inefficaces pris séparément l’un après l’autre. Trois options se présentent : soit on procède à la formulation des cas précis et on abandonne la recherche d’une théorie générale des responsabilités réparatrices qui fait amalgame de plusieurs choses différentes telles que les causes naturelles et les actions humaines ; soit on procède par la défense de l’un des

principes structurés ci-dessus pour montrer que tous nos jugements au sujet de la responsabilité réparatrice peuvent être saisis dans ce principe — et cela peut donc impliquer qu’il y ait des cas où personne n’a la responsabilité de remédier, comme par exemple lors des sinistres naturels, parce qu’aucun agent humain ne les a provoqués ; soit on construit une théorie à principe multiple qui combine les quatre principes d’une certaine façon — séquentielle, par exemple — et les théories qui sont nettement pluralistes, dans le sens où elles mettent en balance ces divers principes avant d’attribuer la responsabilité.

Cette théorisation de Miller est fort pertinente, mais on voit que la première option est un véritable choix désespéré, car le but du développement d’une théorie visant à fonder des responsabilités réparatrices ne saurait être d’épingler ces responsabilités sur des agents particuliers et d’exercer ensuite sur eux la pression afin qu’ils remplissent leurs obligations. La seconde option est une tentative réductionniste : comment ramener tous ces principes à un seul type de responsabilité ? La plus plausible des théories est celle qui tient en même temps compte du passé et du futur. Elle pose la double question de savoir qui a causé ce dommage et qui peut le réparer ? Il s’agit d’une variante du principe de capacité. Donc, les théories rétrospectives mettent tellement l’accent sur ce qui s’est passé, qu’elles risquent de laisser les victimes sans soulagement, tandis que les théories prospectives s’investissent tellement sur la réparation qu’elles portent atteinte à une croyance élémentaire sur la responsabilité.

Comment donc construire une théorie à principe multiple qui tienne compte des quatre principes identifiés ? Il est possible de le faire séquentiellement : considérer d’abord la responsabilité morale, puis causale, ensuite le principe de capacité et enfin celui de communauté. Mais le problème est que la responsabilité morale est assez souvent une question de degré. Or le degré ne correspond pas toujours aux autres caractéristiques — à la capacité, par exemple. Alors, nous sommes bien tentés de revenir à une approche pluraliste : quels sont le ou les principes à appliquer dans des cas précis ? Et s’il y en a plus qu’un, ne faudrait-il pas soupeser leurs poids respectifs ? Il faut par ailleurs distinguer la responsabilité immédiate de la responsabilité finale que peuvent porter les agents appelés à compenser l’agent qui a assumé la responsabilité immédiate en soulageant urgemment les victimes. Nous comprenons alors que les principes de capacité et de communauté entrent ici en ligne de compte parce qu’ils répondent aux critères les plus aptes à soulager rapidement et efficacement une souffrance

infligée. Au demeurant, la responsabilité morale, la responsabilité causale et dans une certaine mesure, la communauté sont invoquées lorsqu’il est question de la responsabilité finale. À court terme, la capacité est prédominante, surtout en face des situations critiques dont l’imminence est assurément fatale si aucune rescousse n’est entreprise à l’immédiat. Malheureusement, les situations d’extrême pauvreté et de misères répulsives dans le Tiers-monde ne sont pas toujours considérées comme des urgences prioritaires.

En définitive, il apparaît que la question de la responsabilité réparatrice ne peut être résolue que grâce à une approche pluraliste à travers ce que Miller désigne par théorie relationnelle ou théorie de connexion (Connection Theory) :

“I want to propose what I shall call a connection theory of remedial responsibility. The basic idea here is that A should be considered remedially responsible for P’s condition when he is linked to P in one or more of the ways that I shall shortly specify. The nature of link varies greatly: in some cases, as we shall see, it provides a substantive moral reason for holding A remedially responsible, whereas in others it simply picks A out as salient for non-moral reasons.”29

Nous portons généralement un vif intérêt aux mécanismes qui nous protègent des dommages et des atteintes à notre intégrité physique et morale. De cette manière, nous redoutons une large dispersion des responsabilités réparatrices parce que, en fin de compte, aucun agent ne se sentirait vraiment responsable des souffrances que nous subissons. Nous estimons donc plus sécurisant qu’un ou des agents précis se rendent disponibles pour redresser les torts dont nous sommes victimes. Il est fort souhaitable que cet agent ou ce groupe d’agents soient déjà en connexion d’une manière ou d’autre avec les victimes à secourir. Cette connexion peut être établie en fonction du genre de responsabilité qui relie les agents aux victimes, tel que nous l’avons vu dans les définitions respectives des quatre types de responsabilité.

Dans une version plus élaborée, Miller ajoute à la théorie de la connexion deux éléments plus subtiles, à savoir, la responsabilité de résultat et la responsabilité de bénéfice : “A can be outcome responsible for P’s condition without being morally responsible for it.”30 Miller cite

29 Miller (David), National Responsibility and Global Justice, Oxford; Toronto: Oxford University Press, 2007, p.

99.

comme exemple la compétition sportive ou économique, où les actions et les performances normales des compétiteurs sont moralement neutres. Nous estimons précisément pour cette raison, qu’aucune responsabilité réparatrice ne doit être imputée à A pour la faillite ou l’échec de P. Pourtant, elle peut l’être pour certains accidents et homicides involontaires. Quant au bénéfice, voici ce qu’il écrit : “Suppose that A has played no causal role in the process that led to P’s deprivation. He has nonetheless benefited from that process […]. This may be sufficient to make him remedially responsible for P.”31 En tout cas, la théorie de connexion offre avec succès une orientation pratique dans les cas où un seul des quatre principes constituants est satisfait. La force de la théorie de connexion est qu’elle traite de l’obligation de soulager de la misère et de la souffrance comme d’une préoccupation prédominante. En recourant à des critères multiples, nous nous assurons qu’il y a toujours quelqu’un qui peut et doit assumer la responsabilité de réparer un tort. En même temps, elle tient compte des autres considérations morales comme le fait d’exiger réparation à l’agent sur qui repose l’entière responsabilité morale du tort qu’il a dûment, volontairement et sciemment perpétré. D’où la nécessité d’approfondir davantage le concept de causalité.

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