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Chapitre 6 : Responsabilité institutionnelle transfrontalière

1. La conception civique de la justice globale

Partant de la difficulté allégorique qu’ont eue les membres de l’Union Européenne (UE), à adopter une Constitution commune en 2003, Nancy Kokaz constate que si de tels obstacles entravent les discussions en vue de l’élaboration d’institutions régionales, qu’en sera-t-il du débat autour des institutions internationales. Elle écrit : “Our world today has close to 5,000 international inter-governmental institutions (IGOs) addressing a wide variety of issues.”102 Ces

102 Nancy Kokaz, “Institutions for Global Justice”, in Weinstock (Daniel M.) ed., Global Justice, Global

institutions se présentent sous de nombreuses tailles et de formes assez diversifiées. Elles sont plus ou moins formelles et efficaces, naissant dans un contexte de mondialisation. Et Kokaz de préciser :

“Our world today is plagued by many common problems that cannot be solved by the unilateral actions undertaken by a single country, no matter how powerful. Halting planetary environmental deterioration requires concerted action and so does the regulation of international banking, to give just two examples. (…) International institutions have an important role to play in facilitating cross-border cooperation to address these common problems, as has been noted by the neoliberal institutionalism literature in international relations.”103

De nos jours, c’est une vérité unanimement convenue de tous, à savoir qu’aucun État ne peut se targuer de s’attaquer avantageusement seul, aux problèmes transfrontaliers qui menacent notre planète : le terrorisme, la dégradation environnementale, la spéculation boursière frauduleuse du système bancaire, l’immigration clandestine et beaucoup d’autres du même genre. L’élément nouveau sur lequel Kokaz attire notre attention est le rôle centralisateur que les institutions internationales sont appelées à jouer dans le contexte néolibéral des relations internationales. Sans toutefois se substituer totalement au multilatéralisme des États, ces institutions facilitent une concertation féconde des partenaires impliqués dans l’élaboration des solutions aux instabilités fragilisant l’équilibre mondial déjà si frêle. La pluralité des opinions exprimées par les États, la divergence de points de vue et la disparité des conceptions du monde, prédisent la difficulté de définir les termes communs d’un débat démocratique entre les peuples. Appuyant les critiques de Joseph Stiglitz104 à propos du déficit démocratique dans le fonctionnement de la globalisation et prenant acte de l’idéal de la démocratie globale, Kokaz propose une autre voie en vue de l’évaluation de la justesse des institutions internationales. C’est ce qu’elle désigne par une conception civique de la justice globale :

“The civic conception is situated between nationalist and cosmopolitan accounts of obligation in that it conceives of strong citizenship and global justice as constitutive of one another. In contrast, with a more cosmopolitan global democracy view, the civic conception has a built-in asymmetry: it specifies thicker and thinner principles for meeting inequalities within political societies

103 Ibid., pp. 66-67.

as opposed to inequalities between them, although the ‘thinner’ international version is by no means ‘thin’ or minimalist.”105

La conception civique de la justice globale est un outil conceptuel de la recherche des solutions à l’extrême pauvreté, parce qu’elle se situe entre une compréhension des obligations du nationalisme et une définition des devoirs du cosmopolitisme. Elle est précisément placée dans l’entre-deux, en ce qu’elle conçoit une citoyenneté forte et une justice globale constitutive l’une de l’autre. Pour cette raison, les principes qui régissent les institutions internationales tombent sous le joug du droit international et sont par conséquent, différents de ceux que l’on appliquerait à l’organisation interne d’une société politique démocratique donnée. Kokaz développe les principaux éléments de sa conception de la justice globale en lien avec les institutions internationales, en recourant aux travaux de Rawls qui offrent des richesses particulières dans le développement du cadre conceptuel civique. Elle constate que de la bonne façon républicaine, Rawls commence par concevoir le droit des peuples pour une société de peuples isolés et auto-suffisants, tout en reconnaissant que la justice internationale présuppose que ces républiques idéales entrent dans une coopération qui va au-delà du simple maintien de la société des peuples. Dès que les frontières sont traversées de façon régulière et considérable, les peuples aimeraient mettre sur pied des institutions internationales qui faciliteraient leur coopération. L’élaboration du droit des peuples conduit plutôt Rawls à l’adoption de huit principes d’égalité entre les peuples. Nous pensons qu’il s’agit bien entendu d’un égalitarisme restreint dans les faits, puisqu’il ne s’applique qu’aux peuples libres et démocratiques :

« 1. Les peuples sont libres et indépendants, et leurs liberté et indépendance doivent être respectées par les autres peuples. 2. Les peuples doivent respecter les traités et les engagements. 3. Les peuples sont égaux et sont les partenaires des accords qui les lient. 4. Les peuples doivent observer un devoir de non-intervention. 5. Les peuples ont un droit d’autodéfense mais pas le droit d’engager une guerre pour d’autres raisons que l’autodéfense. 6. Les peuples doivent respecter les droits de l’homme. 7. Les peuples doivent observer certaines restrictions particulières dans la conduite de la guerre. 8. Les peuples ont un devoir d’aider les autres peuples vivant dans des conditions défavorables qui les empêchent d’avoir un régime politique et social juste ou décent. »106

Mais la formulation rawlsienne du droit des peuples n’exige pas la création d’institutions internationales évoquées précédemment, bien qu’elle envisage cependant

105 Nancy Kokaz, Op. cit., pp. 66-67. 106 John Rawls, Paix et démocratie, p. 52.

d’assumer un rôle de grande envergure. Il est tout de même surprenant qu’aucun principe ne soit spécifié pour réguler la distribution des droits et des responsabilités dans les institutions internationales. Le droit des peuples ne dit rien sur la manière dont il faut évaluer ce rôle prépondérant des institutions internationales :

“[T]he Law of peoples is virtually silent on the question of how to evaluate the fairness of such regulative institutions despite the potentially extensive powers and significant political roles envisioned for them. Rawls suggests that global institutions have to be subject to the judgement of the Law of Peoples, but the eight substantive principles of the Law of Peoples do not offer any guidance on what fairness entails for them.”107

Après avoir énoncé ses huit principes, tout ce que fait Rawls à cet égard, est d’inférer des normes équitables de coopération, nonobstant les échecs répétés de l’ONU ou de l’OMC : « Il existera aussi certains principes de formation et de réglementation de fédérations (associations) de peuples, ainsi que des normes d’équité du commerce et des autres institutions de coopération. »108 Mais est-ce que tous les peuples qui prennent part à ces associations sont d’accord avec ces principes une fois qu’ils sont énoncés en termes concrets, reflétant les intérêts des uns et des autres ? Ne pourront-ils pas plutôt institutionnaliser des inégalités injustifiées dans la structure de base de la société des peuples ?

Kokaz pense combler cette lacune en émettant des principes additionnels pour juger de la justesse des institutions internationales de la société des peuples démocratiques. Les principes qu’elle propose tiennent pour acquis la société des peuples comme modèle d’une justice globale. Elle soutient ensuite que cela n’est pas nécessaire, spécialement dans une théorie idéale. Contre Rawls, elle suggère des raisons irrésistibles, d’après elle, qui permettent d’envisager potentiellement un gouvernement mondial unique comme une autre possibilité institutionnelle pour l’organisation des sociétés du monde :

“The primary grounds for my own preference for a world state concern the thicker egalitarian commitments that citizenship entails in a civic conception of global justice. If the global republic could be structured in a way that can effectively accommodate global diversity, as I believe it can, the elimination of

107 Ibid., p. 71.

the asymmetry between social and international justice would represent an improvement over the society of peoples.”109

Elle fait ressortir les problèmes pratiques que l’on rencontrerait en établissant un lien entre la théorie idéale rawlsienne et les institutions qui existent dans des circonstances hautement non-idéales de notre monde : “The civic conception does not directly address actual IGOs, but instead enunciates principles for the regulation of international organizations in ideal theory.”110 En parlant des institutions intergouvernementales internationales, la conception civique n’a pas grand-chose à dire en ce qui concerne le nombre pléthorique des organisations non gouvernementales qui envahissent le monde. À vrai dire, cela est dû au fait qu’elle prend au sérieux l’idée normative de la citoyenneté qui en découle. Il est hors de doute que la lente émergence d’une sphère publique mondiale, constituée par les ONG, est un développement passionnant de nouvelles possibilités sur la gouvernance mondiale, en autant que cela ne soit pas accompagné par la construction de la contrepartie mondiale de l’État contemporain. La sphère publique mondiale demeure toutefois incomplète et peut être comparée à l’élévation du statut normatif des ONG. Sans sous-estimer l’importance fonctionnelle des ONG dans la gouvernance mondiale, ni la pertinence de l’établissement du lien formel entre elles et les institutions intergouvernementales internationales, selon un schéma qui pourrait améliorer la participation des ONG dans les délibérations des institutions internationales publiques, Kokaz insiste plutôt sur la place privilégiée qu’elle accorde aux institutions intergouvernementales internationales en terme d’autorité. Elle renchérit : “As the global public sphere becomes more vibrant, the civic conception would also need to incorporate standards to judge the well- orderedness of NGOs and mechanisms of selection for their participation in IGOs.”111 Mais quelle est l’instance supérieure qui doit les doter d’une pareille autorité ?

Cette question relance l’hypothèse d’une république mondiale dont la structure de base s’accommoderait de la diversité globale, au point d’éliminer l’asymétrie entre la justice sociale et la justice internationale. Il faut alors en conclure que selon la conception civique, le développement de la sphère publique globale donne lieu à la république mondiale au sommet de laquelle est située une haute autorité politique de régulation ordonnée des ONG, ainsi que des

109 Ibid., p. 95. 110 Ibid., p. 99. 111 Id.

mécanismes de sélection en vue de leur participation aux institutions intergouvernementales internationales. Non seulement on ne voit pas comment Kokas procède au transfert de pouvoir des États vers des institutions intergouvernementales internationales, mais en plus, on ne perçoit pas distinctement le processus de constitution de l’autorité politique qui coifferait la république mondiale. Dans les États, l’autorité s’incarne en des institutions politiques conçues à dessein pour la gestion du bien commun. Les mécanismes de sélection des ONG pour participer aux institutions intergouvernementales seraient donc des stratégies de transfert de l’autorité politique des États vers les institutions intergouvernementales internationales. Mais les ONG n’ont pas toujours la pertinence morale ni la force juridique des États pour faire que ce changement de cap soit vraiment efficace, à moins d’une refonte géopolitique qui remodèlerait entièrement les notions d’appartenance et de souveraineté. Pour qu’une autorité républicaine mondiale coordonne avec succès toute la diversité globale, l’organigramme envisagé inclura nécessairement une distribution verticalement dispersée de la souveraineté concentrée actuellement dans l’organisation des États. Cédant à l’optimisme de Kokaz, l’on imagine que ces derniers concèderaient volontiers à se faire représenter au sein des institutions intergouvernementales par des ONG qui œuvrent dans la sphère intérieure des États. Mais enfin, la question à laquelle la réponse est loin d’être évidente revient à demander si la place de la conception civique de la justice globale n’est que provisoirement et transitoirement localisée entre le nationalisme traditionnel et les perspectives cosmopolitiques nouvelles. Dans l’affirmative, faudrait-il redouter l’étape finale de l’État mondial ?

Toujours est-il que Kokaz conclut qu’en définitive, la diversité des formes institutionnelles que sa conception civique met en exergue en vue de l’accomplissement de la justice globale, peut être sa plus grande force pour inventer une réponse démocratique en ce temps de mondialisation.

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