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Chapitre 4 : Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective

1. Responsabilité rétrospective et mutation de l'injustice historique

Toute la problématique qui entoure l’injustice et l’histoire resurgit de façon récurrente aussi bien sur le terrain des revendications politiques que sur le champ des débats philosophiques contemporains. On note deux tendances dominantes. Il y a d’abord celle des politiciens qui, au nom des principes de la démocratie libérale, éprouvent une forte répugnance à entamer une discussion sur des faits lointains dont eux et leurs compatriotes ne sont pas directement responsables. Cette posture est théoriquement renforcée par des artifices intellectuels visant à frayer des voies savantes grâce auxquelles les États-nations61 puissent esquiver toute contrainte éventuelle de restitution,62 de compensation ou de dédommagement. Il y a ensuite la tendance plus nuancée de ceux qui, tout en prenant au sérieux l’injustice historique, font une analyse de discernement et de discrimination en vue d’élucider les cas qui méritent une juste réparation.

En fait, c’est ainsi que la plupart des philosophes réfléchissent actuellement sur ce sujet, malgré leurs divergences sur les méthodes d’analyse qui influencent inévitablement leurs conclusions finales. Notons entre autres,63 les travaux de David Miller. Tous partent d’un constat unanime de reconnaissance des injustices concrètes massives qui ont été commises par le passé. Dans le sillage de Barkan, Miller64 fournit une liste de cas tout à fait représentatifs de grandes injustices de l’histoire qui font l’objet d’importants débats philosophiques : le dédommagement des Juifs par le gouvernement allemand pour l’Holocauste ; la demande de compensation à l’État australien par les Aborigènes ; l’ordonnance de la Cour Suprême des États-Unis pour le paiement de $122 million de dommages et intérêts aux Indiens Sioux ; la revendication de compensation exigée au Japon, au profit des Coréennes et des femmes d’Asie orientale qui servirent d’esclaves sexuelles aux soldats japonais ; l’obligation que des objets

61 Chandran Kukathas, ‘Responsibility for Past Injustice: How to Shift the Burden’, Politics, Philosophy and

Economics, vol. 2, 2003, pp. 165-190.

62 R. Vernon, ‘Against Restitution’, Political Studies, vol, 51, 2003, pp. 542-557.

63 E. Barkan, The Guilt of Nations, New York, W.W. Norton, 2000 ; R. L. Brooks (ed.), When Sorry Isn’t Enough:

The Controversy over Apologies and Reparations for Human Injustice, New York University Press, 1999 ; M.

Cunningham, ‘Saying Sorry: The Politics of Apology’, Political Quarterly, vol. 70, 1999, pp. 285-293 ; G. Sher, ‘Ancient Wrongs and Modern Rights’, in Sher, Approximate Justice: Studies in Non-Ideal Theory, Lanham, MD, Rowman and Littlefield, 1997 ; A. J. Simmons, ‘Historical Rights and Fair Shares’, in Simmons, Justification and

Legitimacy: Essays on Rights and Obligations, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; J. Thompson, Taking Responsibility for the Past: Reparation and Historical Injustice, Cambridge, Polity Press, 2002 ; S.

Kershnar, Justice for the Past, Albany, NY: State University of New York Press, 2004.

ayant valeur symbolique tels que les marbres du Parthénon ou des squelettes ancestraux, soient retournés à leurs lieux d’appartenance initiale ; la reconnaissance et la réparation des torts de l’esclavage. En référence sous-jacente au cas des Maori d’Australie, Waldron fait brièvement le constat général suivant et pose des questions pertinentes pour commencer :

“The history of white settlers’ dealings with the aboriginal peoples of Australia, New Zealand, and North America is largely a history of injustice. People, or whole peoples, were attacked, defrauded, and expropriated; their lands were stolen and their lives were ruined. What are we to do about these injustices? We know what we should think about them: they are to be studied and condemned, remembered and lamented. But morality is a practical matter and judgements of ‘just’ and ‘unjust’ like all moral judgements have implications for action. To say that a future act open to us now would be unjust is to commit ourselves to avoiding it. But what of past injustice? What is the practical importance now of a judgment that injustice occurred in the past?”65

Les standards universels des jugements moraux donnent une valeur indéniable aux injustices du passé. Ce triste constat de Waldron ne se limite pas exclusivement à l’Australie et à l’Amérique septentrionale. Il ne serait pas injuste de l’élargir à l’Amérique méridionale et australe ainsi qu’à certaines régions d’Asie et d’Afrique. L'injustice historique n’a pas toujours eu la même configuration d’un continent à l’autre, ni la même ampleur et ni non plus la même nature. Cependant, le point commun est qu’elle a été, à quelques exceptions près, perpétrée suite à l’impérialisme européen dont l’outil idéologique et pratique fut le colonialisme. L’expansionnisme occidental n’a été possible que grâce au pouvoir prépondérant et dominateur des empires qui se sont consolidés avec l’avènement de la révolution industrielle, accélérée elle-même par l’exploitation outrancière et outrageante des colonies. Si cette suprématie qui a permis de vaincre à tort les autres peuples est incontestable, il n’y a pourtant pas de doute quant à sa consolidation grâce aux bénéfices indûment tirés jusqu’à présent, au moyen d’un système de rapports et de relations avec les peuples jadis vaincus et durablement soumis.

Waldron66 part des méditations et des rêveries cosmopolitiques de Kant et fait remarquer que ce dernier n’avait aucun doute sur les violations survenues dans le passé. Kant a clairement reconnu les incursions massives et généralisées de l’Europe de son temps aux Amériques et en Afrique. Au contraire, il trouvait que les raisons habituellement avancées pour justifier

65 Jeremy Waldron, “Superseding Historic Injustice. in Ethics, vol. 103, 1992, p. 4. 66 Jeremy Waldron, “Redressing Historic Injustice”, p. 136.

l’entreprise coloniale n’étaient pas recevables, ni même l’argument de Locke sur la supériorité européenne de l’usage ou de la mise en valeur de la terre. Il imagine quelqu’un se demandant si le simple fait de son arrivée dans un pays lui suffit à y justifier l’établissement d’une colonie, comme une sorte d’application du principe de proximité ou une manière d’accomplir l’important vœu qu’il exprimait dans son Projet de paix perpétuelle : que le genre humain se répande sur toute la surface de la terre. Sa réponse est sans équivoque dans Métaphysique des mœurs : ce serait un abus du principe de proximité. Une telle acquisition de la terre est à bannir tout simplement. De surcroît, lorsque Kant parle du libre choix des colons que rien n’obligeaient d’imposer de force leur présence aux natifs, il ne s’agit encore que de la première et tout au plus, de la deuxième génération de nouveaux arrivants. Le problème ne se pose plus de la même façon après plusieurs générations successives. À présent, c’est là qu’ils vivent inévitablement côte à côte des peuples autochtones. En son temps, Kant semblait déjà se résigner face à l'injustice historique : “All Kant says in the Metaphysics of Morals is that the stain of historic injustice cannot be erased from such settlement by our present good intentions.”67

Il est à noter l’importance du souvenir historique de l’injustice en lien avec l’identité et la contingence. En disparaissant, les victimes ont généralement la conviction que l’injustice qu’elles ont subie ne sera jamais oubliée. Mais il ne s’agit pas d’un vain désir de justification, de vengeance ou d’une menace d’infamie à l’endroit des descendants des auteurs d’atrocité. L’importance du souvenir vient avec le désir d’entretenir un caractère spécifique en tant que personne ou comme communauté, contre un contexte de possibilités infinies où se perdent les éléments constitutifs d’une histoire réelle. Les annales de l’histoire sont constituées majoritairement des faits fondés sur la pure contingence. D’où surgit à récurrence le cri douloureux étranglé : pourquoi cela est-il arrivé ? Chaque personne est reliée au passé par des actions et des événements historiques dont la mémoire fait bien la distinction d’avec des fantaisies et des évocations de choses hypothétiques qui auraient pu arriver. Mais la mémoire est également importante pour des communautés qui perdurent au-delà des individus. Négliger le fait historique, c’est faire violence à l’identité individuelle et à la communauté qui la porte.

67 Ibid., p. 137.

En prévention des manipulations et d’abus dans l’exercice du devoir de mémoire, Paul Ricœur écrit :

« C’est la justice qui, extrayant des souvenirs traumatisants leur valeur exemplaire, retourne la mémoire en projet ; et c’est ce même projet de justice qui donne au devoir de mémoire la forme du futur et de l’impératif. On peut alors suggérer que le devoir de mémoire, en tant qu’impératif de justice, se projette à la façon d’un troisième terme au point de jonction du travail de deuil et du travail de mémoire (…). Cette force fédérative du devoir de justice peut alors s’étendre au-delà du couple de la mémoire et du deuil jusqu’à celui que forment ensemble la dimension véritative et la dimension pragmatique de la mémoire ; en effet, notre propre discours sur la mémoire a été conduit jusqu’ici sur deux lignes parallèles, celle de l’ambition véritative de la mémoire, sous le signe de la fidélité épistémique du souvenir à l’égard de ce qui est effectivement advenu, et celle de l’usage de la mémoire, considérée comme pratique, voire comme technique de mémorisation. »68

La résignation face aux atrocités du passé ou l’exhortation à oublier le passé ne signifie pas l’effacement ou la négation d’une tranche d’histoire, remplacée d’un côté par des récits fabuleux auto-satisfaisants et de l’autre, par des fables d’autodépréciation. Ainsi, ceux qui bénéficient de l’injustice commise par leurs ancêtres, se mettent facilement en tête que leur bonne fortune est due au mérite de leur race, tandis que les descendants de leurs victimes accepteraient aisément le discours selon lequel, eux et leurs aïeux sont des vauriens. Face à cette astuce mensongère et tendancieuse, il n’y a que le devoir de mémoire pour rétablir la vérité des faits historiques et soutenir l’individu et sa communauté par rapport à la réalité morale et culturelle. Le paiement en argent ou la restitution du bien volé jadis, peut matérialiser ou incarner la mémoire commune. Hormis toute tentative authentique de compensation des victimes, des gestes de réparation peuvent symboliser la volonté d’une société ni de nier, ni d’oublier une injustice particulière, mais de respecter et d’aider à porter une signification digne de l’identité dans la mémoire du peuple offensé. Il n’y a aucun problème à ce que le paiement soit symbolique, parce que du fait de l’identité liée au symbolisme, un geste symbolique peut être aussi important qu’une compensation matérielle. Mais en aucun cas, le principe de proximité ne signifie l’oubli du passé : “That we are required to come to terms with one another in political community, under the auspices of positive law, does not mean that we are required

to let bygones be bygones so far as issues of compensation or the rectification of injustice are concerned.”69

2. Responsabilité rétrospective et écueils de l’approche contrefactuelle de la

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