• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Une conception conséquentialiste de la responsabilité à l’épreuve de l’extrême

4. Limites et insuffisances du devoir moral d’assistance

Le devoir moral d’assistance repose sur une conception conséquentialiste de la responsabilité qui ne suffit pas à elle seule, de justifier la demande informelle, c'est-à-dire non institutionnelle, adressée individuellement ou collectivement aux citoyens des pays riches, pour éradiquer l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde. Sans justification convaincante, le coût

semble prohibitif. L’exemple imagé de l’enfant qui se noie, ainsi que les deux autres empruntés à Peter Unger sont assez révélateurs de cette conception de la responsabilité. Nous y sommes instinctivement contraints lorsque nous nous retrouvons seuls et en mesure de voler au secours des personnes que nous voyons dans une grande détresse, puisqu’en élargissant ces exemples à la situation de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde, le même mécanisme de coup de cœur tombe en panne. L’enthousiasme de la compassion et de l’empathie s’estompe. Alors, il y a lieu de penser que nos intuitions morales ne sont pas toujours fiables et varient selon le lieu, le moment et les circonstances. C’est la raison pour laquelle Singer reconnaît lui-même que l’argument en faveur de l’aide aux plus démunis ne doit pas reposer uniquement sur un sentiment, fût-il noble et altruiste. Voici donc comment il conçoit un argument logique reposant sur des prémisses plausibles aboutissant à la même conclusion :

• Première prémisse : les souffrances et les morts causées par la faim, l’absence de logement et de soins médicaux sont déplorables.

• Deuxième prémisse : si nous sommes en mesure d’empêcher que se produise une tragédie, sans rien sacrifier de presque aussi important pour soi, il est déplorable de ne pas agir.

• Troisième prémisse : en donnant aux organisations caritatives, on peut empêcher les souffrances et les morts causées par la faim, l’absence de logement et de soins médicaux sans rien sacrifier de presque aussi important.

• Conclusion : en conséquence, le fait de ne pas donner aux organisations caritatives est tout à fait condamnable.27

Chez Singer, le conséquentialisme ne cherche pas d’abord à évaluer les répercussions des causes effectives qui génèrent l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde, mais il s’acharne avant tout à montrer que les souffrances, et particulièrement les pertes des vies humaines, ne sont pas épargnées à cause du manque de générosité de ceux qui ont les moyens financiers d’y mettre fin. Autrement dit, c’est un conséquentialisme qui ne découle pas directement de sa

source. S’il n’y a pas là un déni total de la vraie source causale, elle n’en demeure pas moins occultée ou reléguée au second plan : le déplacement de la causalité originelle au moyen du recours à un appel affectif.

Ce recours affectif est un cri du cœur qui exploite la fibre sentimentale de la sensibilité humaine : des innocents sont en danger, menacés par la famine et les maladies dues à l’extrême pauvreté, vous ne les laisserez tout de même pas mourir alors que vous êtes capables de leur sauver la vie, à moindres coûts, sans risques, ni dommages envers vous. Cependant, l’écho d’un tel appel ne résonne pas de la même façon chez toutes les personnes interpellées. Par conséquent, les réponses sont aussi variées que les individus sollicités : du refus le plus radical à une générosité extrême. Point n’est besoin de recourir à des expériences scientifiques de psychologie humaine pour évaluer les différentes variantes des réactions constatées. Du moment qu’il n’y a aucun doute sur la noblesse de la finalité d’une campagne d’aide aux plus démunis et que toute possibilité d’arnaque est écartée, d’aucuns pourraient toujours réfléchir de façon à démontrer que l’exploitation de la fibre sentimentale de la sensibilité humaine est une posture éthique immorale. Ils pourraient donc conclure que la naïveté de ceux qui font généreusement des dons pour aider les personnes victimes de l’extrême pauvreté a été bassement abusée. Par contre, ceux qui accepteraient de donner le maximum qu’ils sont capables d’offrir sans se ruiner, pour sauver des vies, et qui le feraient après une mûre réflexion et une décision préméditée, à juste titre, ceux-là revendiqueraient une attitude éthique moralement recommandable. Ce sont deux postures éthiques difficiles à réconcilier et qui s’incrustent dans des cadres formels difficilement identifiables.

En effet, l’une des limites du devoir moral d’assistance tel qu’exprimé chez Singer, est qu’il s’inscrit dans un cadre moral formel dont les contours peuvent être aisément remis en question. De fait, comme nous l’avons vu plus haut, des raisons éthiques tout à fait défendables ne manquent pas pour justifier le refus de donner de l’argent magnanimement et de manière philanthropique pour épargner à de nombreux individus une mort stupide et évitable : le produit des diverses donations sont inaptes à atteindre leur pleine finalité dans le cadre d’institutions injustes ; le souci des plus démunis doit prioritairement porter sur les proches et les concitoyens, car l’on ne saurait améliorer le sort de ses semblables par des dons en argent, le soutien d’œuvres caritatives et les fondations de toutes sortes, qui ne prennent en considération et en

premier lieu que les compatriotes de même que les proches parents ; les frais administratifs de fonctionnement des organismes qui récoltent ces fonds sont tellement exorbitants qu’ils amenuisent excessivement la portion de l’aide qui parvient effectivement à destination ; ceux qui donnent substantiellement finissent par ressentir au fond d’eux-mêmes, une sorte d’injustice indéfinissable, du fait du refus de l’immense majorité qui ne s’implique dans aucune cause humanitaire ; la difficulté à établir psychologiquement le seuil raisonnable du volume du don à faire ainsi que le sentiment d’impuissance face à l’étendue de l’extrême pauvreté et l’impossibilité à supporter toute la misère du monde, expliquent aussi en partie les réticences vis-à-vis de l’appel éthique de Peter Singer. En plus d’être insuffisantes, les exigences éthiques exposées sont normativement non contraignantes.

Pour y remédier, on pourrait passer de ces mécanismes purement éthiques à des dispositions de nature juridiques auxquelles souscriront aussi bien les pays riches que ceux qui ploient sous le joug de l’extrême pauvreté. Si ces dispositions juridiques sont transcrites sous forme d’une charte ou d’une convention, ses promoteurs procèderont ensuite à une large compagne de sensibilisation internationale. Ainsi, les États membres de l’ONU par exemple, y adhèreront individuellement et progressivement jusqu’à ce que la majorité des pays de la planète accepte le principe d’une économie de la lutte jusqu’à l’éradication totale de l’extrême pauvreté. L’espoir de l’application effective d’une telle charte ne serait pas illusoire dans la mesure où elle n’engagerait pas l’ensemble des membres dans un processus coercitif d’uniformisation et d’harmonisation des diverses visions compréhensives du monde. Les peuples qui se décideraient de sortir de l’extrême pauvreté ne seraient pas obligés de renoncer à leur pouvoir d’autodétermination et d’épouser les formes de vie sociopolitique et économiques des pays industrialisés, car l’arrière-plan de toute conception du bien et du progrès relève souvent du domaine métaphysique. Bien sûr qu’en signant une charte de lutte contre l’extrême pauvreté, ils opteraient automatiquement de tourner le dos à des croyances et surtout à des choix de société qui minent à la base les germes de justice distributive et corrompent les mœurs en compromettant gravement toutes les tentatives de développement économique. En dehors du capitalisme libéral et du système démocratique, des règles minimales pourraient suffire à anéantir l’extrême pauvreté là où elle sévit mortellement.

Conclusion

Nous avons essentiellement présenté dans la philosophie morale de Singer, les arguments sur lesquels il se base pour battre campagne afin que soient de plus en plus nombreux les citoyens des pays riches qui donnent de l’argent dans le Tiers-monde pour sauver des vies humaines. Il illustre son projet éthique à l’aide d’allégories dont les prémisses aboutissent immanquablement à des conclusions dont la pertinence est irréfutable, mais qui deviennent discutables aussitôt qu’elles sont transposées sur le champ de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde. Il est clair que personne ne trouverait rien à redire sur le sauvetage, à risques et frais insignifiants, de l’enfant qui se noie dans un étang.

Mais donner pour sauver des vies humaines étrangères, bien au-delà des frontières de son propre pays, commence à susciter quelques tracas pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, dont la résolution n’est pas toujours aisée. Aussitôt qu’une réflexion favorable pour le don est amorcée, elle s’achoppe sur des questions courantes : Combien de vies humaines y a-t-il à sauver ? Si j’en sauve une, y aura-t-il d’autres bienfaiteurs sinon plus généreux pour en sauver plusieurs à la fois, du moins autant disposés que moi à en sauver au moins une ? Quel montant d’argent exact ou approximatif dois-je donner sur une certaine période de temps pour sauver une vie ? Mon don sera-t-il attendu à perpétuité ou de façon ponctuelle et passagère ? Mon don arrivera-t-il effectivement à destination ou sera-t-il dilapidé dans les procédures bureaucratiques et administratives interminables ? Toutes ces questions auxquelles Singer apporte des tentatives de réponses, montrent néanmoins que la solution qu’il propose doit être davantage élaborée dans ses moindres détails afin de transcender un certain nombre d’écueils théoriques et pratiques.

Logés à la même enseigne, tous les habitants de l’unique planète terre sont liés par des préoccupations communes dont les réponses individuelles ne seraient qu’inadéquates au regard de l’amplitude mondiale des conséquences néfastes et éventuellement dévastatrices qui en découlent. Il en va ainsi des questions de pollution atmosphérique due à la réalité alarmante du développement industriel effréné qui caractérise le monde contemporain. Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, la réflexion n’est pas encore prête de tarir sur l’obligation des États de coordonner conjointement leurs efforts, afin de traquer les fondamentalismes transfrontaliers qui tentent sans cesse de compromettre la sécurité jusqu’au cœur des

superpuissances du monde actuel. C’est aussi le cas du commerce mondial qui nécessite une règlementation globale en vue d’instaurer une justice minimale entre les grands et les petits, ainsi qu’un contrôle substantiel des spéculations boursières internationales qui mettent régulièrement en péril l’équilibre et l’ordre économiques de la planète. Si une infime partie de l’humanité continue de confisquer pour elle seule la plus grande portion des ressources mondiales, il n’est sans doute plus très lointain le temps où l’immense majorité de la population mondiale finira par se révolter contre le reste de l’humanité. Alors, si la lutte contre l’extrême pauvreté n’est pas encore réellement déclenchée sur le terrain, parce que la misère abjecte et mortelle n’est toujours pas considérée jusqu’ici comme moralement inacceptable par les bien- pensants et les mieux-nantis, elle le sera sans doute lorsque les conséquences et les répercussions commenceront à devenir insupportables à leurs propres portes.

Enfin, il a été admis que les limites du devoir moral d’assistance dans la version individualisée que défend Singer sont fondées par une notion faible de la responsabilité. Celle- ci est insuffisante à générer chez des individus de réelles obligations à offrir des dons en argent à partir de leurs revenus pour sauver des vies et installer des moyens durables en vue de la lutte systématique pour éradiquer l’extrême pauvreté. Toutefois, cette insuffisance pourrait être corrigée à l’aide des chartes ou des conventions unanimement acceptées par les peuples victimes de l’extrême pauvreté ainsi que par les pays riches et industrialisés. La faiblesse de l’argumentation de Singer repose principalement sur deux écueils : des solutions trop individuelles et non institutionnelles d’une part, et d’autre part, le recours à un concept de la responsabilité réparatrice asymétrique, faisant complètement fi de ce que David Miller appelle “outcome responsibility” ou "responsabilité de résultat," et qui lui permet entre autres, d’établir une responsabilité collective nationale. La responsabilité de résultat met l’accent sur l’issue ou la finalité d’un modus operandi.

Documents relatifs