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Chapitre 1 : Une conception conséquentialiste de la responsabilité à l’épreuve de l’extrême

2. Donner pour sauver des vies

En annonçant les objectifs de son ouvrage intitulé Sauver une vie, Singer précise qu’il vise d’abord à amener le lecteur à réfléchir à ses obligations envers ceux qui souffrent de la misère.17 A-t-on besoin de rappeler que les obligations sont généralement des contraintes et des devoirs imposés par la loi, la morale ou les conventions sociales. Il n’est pas difficile de cibler la catégorie sociale typique de l’ensemble des lecteurs de Singer. Ce lectorat réside majoritairement dans les pays comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon, ainsi que certains pays de l’Union Européenne. Au-delà des aires géographiques, il est avant tout constitué essentiellement de la communauté universitaire en particulier, avec en prime, une sollicitation accrue des philosophes et des salariés lettrés qui ont un accès facile aux médias d’information écrits, télévisuels, électroniques, radiophoniques, etc.

Puisqu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation, il s’adresse ensuite et surtout à l’ensemble des citoyens des pays industrialisés. Leurs obligations envers ceux qui souffrent de la misère ne reposent pas, de prime abord, sur d’éventuels préjudices qu’ils leur auraient causés, mais plutôt sur l’exigence éthique, suscitée par le statut privilégié que leur apporte la richesse. Autrement dit, s’ils étaient aussi pauvres que certains habitants du Tiers-monde qui souffrent de

15 Peter Singer, “Poverty, Facts, and Political Philosophies: A Debate with Andrew Kuper”, in Andrew Kuper

(ed.), Global Responsibilities. Who Must Deliver on Human Rights? New York, Routledge, 2005, p. 181.

16 Rawls John, Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique, trad. Bertrand Guillarme, Montréal,

Boréal, 2006, p. 130.

l’extrême pauvreté, ces obligations cesseraient d’avoir l’effet que leur confère le bon sens des conventions sociales, car elles stipulent que c’est un devoir pour les riches de venir en aide aux nécessiteux. Elles façonnent le comportement éthique individuel en même temps qu’elles offrent la possibilité d’existence morale commune.

Le modèle de comportement éthique que définit Singer est qualifié d’exigeant et d’inaccessible par certains : une conscience éclairée et bien renseignée sur les méfaits de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde, ne peut continuer de mener une existence tranquille et sereine sans donner de son superflu pour sauver des vies humaines. Ici, le superflu revient à la part dont on se priverait sans en ressentir la conséquence sur son style habituel de vie. Lorsque l’on met de côté le prix d’un billet pour une sortie au théâtre, au cinéma, au musée, au restaurant, à la discothèque ou à un gala haut de gamme, cela peut être considéré comme un superflu dont on se départit sans aucun préjudice. Aussi, dans la société de production- consommation, incités par la publicité, des citoyens prennent l’habitude de s’acheter un tas de biens et d’objets dont ils ne se servent que très peu, sinon presque jamais, et qui finissent implacablement à la poubelle. Par exemple, de nombreuses personnes pourraient s’abstenir, sans aucun dommage personnel, de renouveler leurs garde-robes, vaisseliers, armoires de cuisines, logements, en y ajoutant des objets dont l’usage serait absolument facultatif.

Mais d’aucuns estiment que les choses ne sont pas aussi simples, car il faudrait approfondir la réflexion pour voir systématiquement de combien de sorties mondaines il faudrait se priver et combien de vies humaines le prix de ces loisirs suffirait à sauver. Ces privations individuelles de généreux citoyens parviendraient-elles à éradiquer l’extrême pauvreté dans le monde ? En admettant de donner une part qui soit réaliste, comme l’équivalent de l’argent dépensé en biens non nécessaires, quels seraient les critères rationnels, affectifs ou psychologiques qui aideraient les donateurs à choisir les bénéficiaires de leurs dons, quand il s’agit des gens avec qui ils n’ont aucun lien historique et actuel de citoyenneté ou de nationalité ? Le modèle de comportement éthique en question ne produit-il pas un effet pervers en générant une certaine culpabilité chez d’honnêtes citoyens ? On voit bien qu’il n’est pas facile de motiver les lecteurs afin qu’ils augmentent leur soutien aux moins nantis de la planète. Cela est d’autant plus évident que Singer ne prétend pas inventer un argument philosophique dont la nouveauté fondamentale aurait la vertu de chambouler toute la réalité éthico-sociale de

l’heure. Voilà pourquoi le modèle de comportement éthique qu’il nous présente est sujet à caution et jugé prétendument inaccessible par les détracteurs de son projet de sensibilisation à la cause de l’éradication de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde.

Les raisons qui poussent les gens à ne pas donner plus d’argent pour venir en aide aux victimes de l’extrême pauvreté sont multiples. En tout premier lieu, on note les facteurs psychologiques qui viennent d’être mentionnés. L’une des caractéristiques propres à la nature humaine est l’esprit de clocher. Il consiste à ne se soucier que des siens, c’est-à-dire de ne prendre en considération et par ordre décroissant, que la famille nucléaire, les proches parents, les amis, les collègues et collaborateurs de tout genre, les connaissances, les compatriotes, les habitants des regroupements sous-régionaux, régionaux, continentaux et ainsi de suite. Il crée un lien étroit, borné et obtus, qui permet de s’émouvoir davantage face à la victime identifiable. Lorsqu’une victime est non identifiée et lointaine, il est difficile de se convaincre de voler spontanément et facilement à son secours. Il faudrait donc entreprendre une démarche pédagogique sociétale de grande envergure, en vue d’élargir le rayon d’action traditionnel du sujet éthique ou de l’agent moral.

Il y a ensuite l’illusion de la générosité. À cause du battage médiatique autour des catastrophes naturelles entraînant de nombreuses pertes en vies humaines ça et là dans le monde, on en vient à jouir de l’autosatisfaction d’appartenir à une société dont la générosité pour les causes lointaines est au-dessus de la bonne moyenne. Des organismes philanthropiques, des œuvres de bienfaisance et même des programmes humanitaires mis sur pied par des gouvernements, exhortent leurs citoyens à venir en aide aux personnes sinistrées. Ils le font dans des campagnes publicitaires qui mettent excessivement en exergue les dons de quelques individus de renom ainsi que des fondations fameuses qui essaient d’attirer la sympathie du grand public. Au bout du compte, les citoyens téléspectateurs finissent par se flatter de la grande générosité nationale, tandis que les statistiques démentent de toute évidence cette croyance qui ne repose que sur des préjugés médiatiques.

Entre autres, on notera aussi le sens de la justice qui empêche certaines gens de donner pour sauver des vies. Ils sont rares ceux qui continueraient de faire des dons pour aider les plus démunis, s’ils avaient la certitude d’être les seuls à donner. Lorsqu’ils n’ont pas la preuve que la majorité de personnes, appartenant à leur catégorie sociale et au même niveau salarial, donne

comme eux, ceux qui viennent en aide aux victimes de l’extrême pauvreté, ont généralement le sentiment de subir eux-mêmes une grave injustice. Ils trouvent inacceptable que des personnes ayant des revenus supérieurs aux leurs, ne fassent aucun don à une œuvre de bienfaisance. Un mécanisme semblable se produirait si chaque citoyen n’avait pas la certitude que les autres citoyens paient leurs impôts proportionnellement à leurs revenus. La question qui leur vient à l’esprit est la suivante : pourquoi suis-je le seul à donner pour les pauvres ou à payer taxes et impôts ? Pourquoi les autres n’en font-ils pas autant ? D’où l’importance d’agir publiquement pour inciter les autres, mais aussi pour faire disparaître ce sentiment d’injustice chez ceux qui sont déjà engagés sur la bonne voie du don. Contrairement aux taxes et aux impôts qui sont obligatoires, le don se fait sur une base volontaire. Malgré ce caractère optionnel, celui qui est disposé à donner aimerait voir les autres faire preuve d’une générosité sinon plus grande, du moins égale à la sienne. Dans le cas contraire, en plus du sentiment d’injustice, il éprouverait une espèce de désillusion que ressentent ceux qui ont été arnaqués du fait d’une naïveté grotesque.

Eu égard au fait établi selon lequel les mauvaises institutions compromettent les bons projets, quelle serait la cote d’efficacité des dons offerts par les citoyens des pays riches à ceux des pays pauvres et très endettés du Tiers-monde ? Il va sans dire que ces derniers sont pour la plupart, souvent mal gouvernés et gangrénés par une corruption rampante et omniprésente. Au lieu de continuer de faire appel à la générosité des citoyens, ceux qui sont contre la stratégie du don seraient plutôt tentés de déplacer sur un terrain institutionnel les efforts à fournir. Ils pourraient par exemple favoriser les liens commerciaux entre le Nord et le Sud, tout en exigeant un assainissement institutionnel des pays du Sud. Et puisque l’OMC est inapte à résoudre la question du partage léonin constaté entre les pays industrialisés en mal de matières premières, et leurs fournisseurs du Tiers-monde, un autre réajustement structurel devra aussi se faire auprès des multinationales par les gouvernements des pays développés.

Les pays riches connaissent aussi la pauvreté et leurs citoyens ne sauraient ignorer leurs propres compatriotes pauvres au profit de ceux du Tiers-monde. La conjoncture économique est difficile. La crise économique frappe aussi bien les petites et moyennes entreprises que les grandes. Tous les secteurs de l’activité économique semblent paralysés. La peur des lendemains incertains rend les citoyens des pays riches irascibles à toute demande d’aide. Une certaine

nervosité s’installe à perpétuité. Le taux de chômage galopant est avancé comme raison de l’irritabilité face à toute invitation à donner ailleurs sur la planète pour sauver des vies. Cet argument conjoncturel est souvent avancé pour réfuter l’injonction éthique de ne pas laisser les victimes de l’extrême pauvreté sans secours. Il est communément admis que les habitants des pays riches qui vivent sous le seuil de pauvreté bénéficient d’une protection sociale minimale. Leurs besoins primaires sont ainsi couverts par l’organisation institutionnelle de l’État. Cette prise en charge leur évite de sombrer dans une totale déchéance. Ce qui n’est pas le cas dans le Tiers-monde.

La situation est ainsi vue d’un côté. Mais en la décrivant de l’autre point de vue, on s’apercevrait de toute évidence qu’il n’y a vraiment pas matière à comparaison, ceteris paribus. De fait, la récession dont les économies des pays non industrialisés et sous-développés sont victimes, a des effets plus drastiques sur leurs populations. Ici, l’État-providence n’existe pas. En temps normal, la misère est le lot quotidien de la quasi-totalité des habitants des pays du Sud. Cette misère qui se traduit par le manque de nourriture, de soins de santé primaires, d’éducation, de formation, de qualification professionnelle et d’opportunité d’emplois, culmine par l’effondrement des échanges commerciaux avec l’extérieur. La diminution du volume des exportations rapetisse les entrées en devises étrangères. Pendant ce temps, la flambée des prix des denrées de première nécessité aggrave la situation et fait monter à pic les caractéristiques tangibles d’une pauvreté absolue.

Toutes les raisons alléguées pour ne pas favoriser la stratégie du don, manifestent autant de facteurs objectifs qui occasionnent conséquemment la dilution de toute responsabilité par rapport aux dangers de la misère dans le Tiers-monde. Malgré les admirables arguties de Singer pour créer une culture du partage, encourager les donateurs à le faire publiquement afin d’inciter les autres à donner, sortir les gens à secourir de l’anonymat pour mettre un visage sur ces lointains déshérités, remettre en question la norme réaliste de l’intérêt des États ou des personnes, améliorer l’aide humanitaire, malgré tout cela, nous sommes désolé de constater que son modèle d’exhortation éthique pour un comportement individuel plus humain, n’est fondé sur aucune acception de la responsabilité qui résiste à une étude critique approfondi. Pourtant, il est encore possible d’examiner l’argument qui consiste à montrer que le monde est un village planétaire dans lequel nous sommes tous logés à la même enseigne.

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