• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : Responsabilité de protéger

1. L’intervention humanitaire

1.3. Le paradigme légaliste révisé de Michael Walzer

D’ores et déjà, nous avons dit que l’intervention humanitaire constitue une exception au regard des principes de non-intervention, de non-ingérence et d’intégrité territoriale, soutenus par le droit international et la Charte de l’ONU. Se pose alors le problème de sa justification morale qui se traduit par le dilemme énoncé dès le début : l’admissibilité de l’intervention humanitaire compromet la prépondérance juridique de la souveraineté des États. L’idéal moral de la protection de la vie d’innocents en danger relativise la sacralisation politique de la souveraineté. D’un point de vue pacifiste, l’intervention humanitaire porterait atteinte à la promotion de la paix dont l’idéal premier est l’abolition de la guerre. Dans une perspective purement pacifiste, est-il possible d’éviter l’intervention humanitaire tout en protégeant ou en restaurant les droits bafoués ? Cette interrogation mérite toute une autre discussion. Toutefois, un État continue-t-il de jouir de la légitimité de sa souveraineté quand il cautionne une violation massive des droits de ses populations ? L’on distinguera néanmoins légitimité et souveraineté, afin de mieux analyser les contours de cette question.

Il convient préalablement de signaler que Walzer élargit l’intervention humanitaire à d’autres formes d’assistance extérieure. Par exemple, si un gouvernement légitime n’est pas capable d’affronter les conflits civils qui éclatent à l’intérieur de ses frontières, une intervention extérieure est acceptable si elle vient contrebalancer l’intervention antérieure d’une autre puissance dans le but d’établir l’équilibre des forces entre les belligérants. Cette contre- intervention aura pour but, pense Walzer, de faire qu’une victoire ou une défaite soit l’œuvre des habitants du pays, car l’aboutissement des guerres civiles doit être le reflet de la géographie des forces en présence et non celui du rapport de force entre États étrangers. Cette suggestion est d’autant plus pertinente qu’à l’époque de la Guerre Froide, les grandes puissances incarnant les deux idéologies majeures s’affrontaient régulièrement en territoires étrangers, pour la conquête des nouveaux pays satellites qui donneraient allégeance, soit au capitalisme libéral,

89 Michael Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon

soit au communisme. Cependant, pourquoi cette contre-intervention n’irait-elle pas jusqu’au bout de sa logique si elle voulait réparer ou faire cesser les injustices et les atrocités commises contre des populations innocentes ? Pourquoi une intervention dans la guerre civile qui perdure en Somalie depuis une quinzaine d’années ne mettrait-elle pas carrément fin aux massacres perpétrés par les islamistes radicaux tout en restaurant l’état de droit ? Nous réfléchirons un peu plus sur cette question à la fin des analyses de Walzer.

Au demeurant, Walzer souhaite aussi qu’un système stable, plutôt que l’autodétermination, s’impose si les forces dominantes dans un État sont engagées dans des violations massives des droits de l’homme. Même dans ce cas, nous pensons que tout dépend des enjeux historiques et futurs des peuples qui se battent, car le combat pour la simple survie ou la liberté minimale peut remettre en question la liberté d’une communauté comme un tout, dissoudre les arrangements contractuels et relancer le projet d’autodétermination d’une ou des parties de ce tout. Néanmoins, les cas où Walzer admet sans hésitation un secours extérieur concernent l’asservissement, le massacre des opposants politiques, des minorités nationales ou religieuses et surtout, un gouvernement se retournant sauvagement contre son propre peuple. Mais pour qu’une telle intervention extérieure soit rendue possible, il a fallu qu’il revoit le cadre légaliste grâce auquel l’agression a été définie dès le départ comme un acte de violation de la loi, c’est-à-dire violation des frontières, susceptible de déclencher une guerre défensive.

Le paradigme légaliste part de la comparaison entre ordre international et ordre civil au cœur de la théorie de l’agression. Cette analogie de la vie en société conduit Michael Walzer à formuler six propositions qu’il révise assez rapidement afin de rendre possible l’intervention humanitaire :

 Il existe une société internationale composée d’États indépendants.

 La société internationale est dotée d’une juridiction qui établit les droits de ses membres — avant tout les droits à l’intégrité territoriale et à la souveraineté politique.

 Tout usage de la force ou toute menace d’usage imminent de la force par un État contre la souveraineté politique ou l’intégrité territoriale d’un autre État constitue une agression et est un acte criminel.

 L’agression justifie deux sortes de violence en réponse : une guerre de légitime défense menée par la victime et une guerre de défense de la loi, menée par la victime et par tout autre membre de la société internationale.  Seule l’agression peut justifier la guerre.

 Une fois que l’État-agresseur a été repoussé militairement, il peut aussi être puni.

L’intervention humanitaire se justifie quand elle est une riposte à des actes qui choquent la conscience morale de l’humanité. Il ne faut donc pas adopter une attitude passive du type « En attendant les Nations Unies » (en attendant la création d’un État universel, ou en attendant le Messie…)90 Tout État capable d’arrêter un massacre a, au minimum, le droit d’essayer de le faire. Les deuxième, troisième et quatrième révisions du paradigme prennent la forme suivante : des États peuvent être envahis et des guerres entreprises légitimement pour sauver des populations menacées de massacres. Dans chacun des cas, on peut autoriser ou, après coup, louer, ou en tout cas ne pas condamner, les violations des règles formelles de souveraineté, parce qu’elles défendent les valeurs de la vie individuelle et de liberté collective, dont la souveraineté n’est qu’une expression. Voilà comment Michael Walzer révise son paradigme légaliste de la théorie de la guerre juste. Bien que le cas du Somalie ne soit pas celui d’une agression extérieure, ce paradigme s’y applique assez bien. En plus, il a été enrichi par le droit et le devoir d’ingérence humanitaire.

En effet, la notion du droit d’ingérence humanitaire faisait nouvellement surface. Testée pour la première fois en 1992, lors des premières années de l’interminable guerre civile en Somalie, elle aurait pu acquérir ses lettres de noblesse et faire jurisprudence exemplaire pour la résolution des cas similaires dans le futur. Malheureusement, l’ONU déploya sur le terrain une force d’interposition qui n’était ni équipée ni préparée à affronter la violence inouïe des milices entretenues par des factions claniques rivales. Résultat, plus de cent cinquante Casques bleus — en majorité des Pakistanais — tombèrent au champ de bataille. Devant cet échec cinglant, quelques mois plus tard, les grandes puissances prirent la situation en mains. Ainsi, les États- Unis, mandatés par les Nations Unies, lancèrent ce que l’on croyait, à l’époque, une vaste

offensive sur le terrain. Ils répétèrent cependant la même erreur que l’ONU : au lieu de concevoir un plan de guerre suffisamment étudié en rapport avec les positions stratégiques des milices éparpillées sur l’ensemble du pays, ils investirent plutôt une petite unité d’élite à la capitale et dans les environs. Ils pensaient que leur seule présence dissuaderait les seigneurs de guerre somaliens à poursuivre les hostilités. Venues comme en balade pour un tourisme militaire, les troupes de la première superpuissance mondiale furent prises au dépourvu entre les feux croisés des miliciens et essuyèrent une cuisante défaite. En octobre 1993, dix-neuf soldats américains se firent massacrer et des cadavres furent profanés sur la place publique à Mogadiscio. Washington rapatria immédiatement les survivants. Ce fiasco réveilla sans doute les mauvais souvenirs d’octobre 1983 à Beyrouth, lorsqu’un double attentat-suicide frappa simultanément les positions de la force multinationale du maintien de la paix au Liban. Plus de deux cent quarante hommes y perdirent la vie. Les États-Unis et la France en payèrent le plus lourd tribut. En revanche, la même année, les États-Unis connurent néanmoins du succès à Grenade en Amérique Latine. Toujours est-il que l’échec de 1993 en Somalie prévalut dans le laissez-faire du génocide rwandais de 1994. En bref, on voit bien que dans les faits, les interventions militaires sont généralement mal conçues, mal décidées, mal préparées, mal exécutées et mal clôturées. On peut en comprendre les raisons.

Documents relatifs