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Chapitre 3 : Une vision déontologique de la responsabilité face à l’extrême pauvreté dans le

2. L’ordre international améliore-t-il la condition des plus démunis ?

2.2. Les impasses du cosmopolitisme justificatif

Risse fustige la critique de Pogge au sujet du nationalisme justificatif en essayant de montrer que ce dernier système, en prenant une posture plus réaliste, soulage beaucoup plus la misère des démunis que ne le fait l’utopie d’un certain cosmopolitisme justificatif. Pour le montrer, Risse analyse le concept de Pogge concernant le fameux privilège d’emprunt et celui de ressource. Pogge prétend que la reconnaissance de ces privilèges par les autres États, notamment des pays riches, crée un ordre mondial pervers, causalement impliqué dans la

50 Mathias Risse, “Do We Owe the Global Poor Assistance or Rectification?” p. 10. 51 Cf. Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, p. 184.

perpétuation de la pauvreté. Risse est très sceptique face à l’établissement d’un tel lien causal : l’ordre mondial produit incontestablement des motivations qui peuvent parfois expliquer pourquoi à tel moment précis, des personnes précises orchestrent et réussissent un coup d’État. Toutefois, il y a des circonstances internes antérieures à considérer aussi. Par exemple, des oppressions précédentes, souvent suscitées par la cupidité, la mégalomanie, le prestige, la soif du pouvoir, l’instinct de domination et le pur désir de gouverner, constituent généralement des circonstances encore plus graves que l’ordre mondial conduisant aux coups d’État. À la lumière de cet éclairage, l’on se demande si le tableau d’ensemble de l’oppression dans le monde serait différent de façon significative si de tels privilèges n’étaient accordés qu’aux régimes politiques ayant une réputation morale sans tache. Nous pensons ici aux embargos qui ont décimés des centaines de milliers d’enfants irakiens. Les prédateurs autoritaires sont aussi des voleurs, mais ils sont surtout de cruels et cyniques oppresseurs.

En ce qui concerne la crainte méthodologique du nationalisme justificatif, Risse est d’accord que le statut politique et économique d’une société est modelé par un grand nombre de paramètres dont les uns sont internes, les autres multilatéraux et d’autres globaux : “For this reason, explanatory nationalism is as untenable as the view that a society’s economic status is completely explained by global factors, a view Alan Patten52 calls ‘explanatory cosmopotalinism’.”53 La position institutionnelle reconnaît des facteurs exogènes comme l’implication causale de la genèse des institutions. Elle ne s’engage pas à expliquer l’impact des institutions sur la richesse sans les facteurs internationaux. Risse pense que dans l’ensemble du système des sciences sociales, le nationalisme justificatif est moins un problème qu’une solution. L’aspiration du cosmopolitisme fondée sur l’affirmation selon laquelle l’existence de l’État en soi cause du tort aux pauvres ne saurait être justifiée par la réalité mais plutôt par des velléités idéologiques caressées par Pogge. Pour l’illustrer, Risse considère quelques cas factuels : d’abord celui du désir des individus de vivre en peuples ou en groupes liés entre eux par ce que Rawls appelle « sympathies communes »54 et qui sont des lieux primitifs où

52 Allan Patten, “Should We Stop Thinking about Poverty in Terms of Helping the Poor?” in Ethics and

International Affairs, vol. 19, 2005, pp. 19-27.

53 Mathias Risse, “Do We Owe the Global Poor Assistance or Rectification?” p. 12. 54 Rawls John, Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique, p. 34.

s’élaborent les structures politiques, économiques, sociales auxquelles appartiennent et se reconnaissent les personnes.

Ensuite, les individus désirent que leur peuple ait le droit à l’autodétermination et interdise les effets pervers inacceptables sur d’autres peuples qui jouissent du même droit. Puis, de ces postulats, il découle que la citoyenneté est moralement appropriée bien qu’elle paraisse moralement arbitraire à l’intérieur du peuple qui prend acte de son autodétermination : l’égalité morale entre les personnes correspond à la considération spéciale que les gouvernements accordent à leurs citoyens et que ceux-ci se donnent mutuellement. Ici, l’idéal de souveraineté ne signifie pas une absence totale de supervision, mais un système dans lequel les pays sont indépendants comme il y a quelques décennies les colonies dépendaient de leurs prétendues mères-patries. Cet idéal d’autodétermination est conçu comme une tension vers un objectif de l’ordre mondial non encore entièrement réalisé, tel que contenu dans les Déclarations et les Chartes des Nations Unies. Cette perspective qui soutient à première vue, le système de la souveraineté étatique, répand aussi de la lumière sur l’affirmation de Pogge à propos du privilège d’emprunt et de ressource. Les encouragements que ce privilège offre aux prédateurs autoritaires causent du tort, précisément dans les pays où ces prédateurs autoritaires sont au pouvoir et où l’autodétermination des peuples n’est donc pas convenablement réalisée. Risse évacue l’argument du grief cosmopolitiste en faisant remarquer que les circonstances sont en fait celles dans lesquelles l’un de ces idéaux centraux n’est pas encore accompli.

Pogge démasque les macro-explications transcendant les facteurs nationaux dont le but est d’expliquer pourquoi tant de pays sont si pauvres tandis que peu de pays sont si riches, par opposition à la raison du statut économique de ceux-ci ou de ceux-là. Ici, l’approche de Risse est prudentielle : si l’on considère, par exemple, le taux de suicide dans des pays donnés, les micro-explications au niveau des suicides individuels ne rendront pas entièrement compte de tous les aspects de la question : des facteurs sociétaux doivent être pris en considération. Il y a deux façons possibles de nous renseigner sur ces facteurs. Premièrement, nous pouvons nous poser la question non-comparative à propos des facteurs sociétaux qui entrent en ligne de compte et deuxièmement, nous pouvons nous poser la question comparative concernant un pays en particulier qui a un taux de suicide différent des autres pays qui lui sont pourtant semblables. L’évaluation de l’approche comparative est une manière de s’assurer que l’explication non-

comparative est complète, tandis que l’évaluation de l’approche non-comparative identifie ces pays sur lesquels la comparaison doit être établie. Il y a donc un rapport entre les deux approches mais elles répondent à différentes interrogations.

Pourquoi y a-t-il donc tant de pays pauvres et si peu de pays riches ? Au vu de ce qui précède, cette question ne peut être posée de façon non-comparative, car nous n’avons aucune idée de ce à quoi l’on doit s’attendre lorsqu’on est en présence de certaines caractéristiques communes au même type de pays dont le taux de croissance est pourtant différent. L’équation espérée ne répond pas toujours aux critères habituels. Il est plausible de dire que le pays avec un taux de croissance moins élevé que l’on aurait escompté, a de bonnes raisons d’identifier et de changer les facteurs sui generis qui le déstabilisent, car ils sont indiciels de ce qui ne va visiblement pas dans la société en question et qui n’est pas forcément le cas dans les autres sociétés semblablement situées. Mais ce genre de raisonnement ne s’applique pas si l’on n’a pas une idée claire de ce à quoi l’on pourrait s’attendre. C’est la raison pour laquelle Risse pense que la question du pourquoi de la grande majorité de pays pauvres contre une infime minorité de pays riches dans le monde, est une question hypothétique puisqu’on ne sait pas à quoi s’attendre dans une sérieuse tentative de réponse. Cette disparité entre le nombre de pauvres et celui de riches ne veut pas nécessairement dire qu’il y a aussi une démarcation entre la réponse attendue et la réalité elle-même. La perception qu’il y a un tel fossé peut contribuer à l’intuition selon laquelle les maux comme la pauvreté, la misère et la faim doivent être imputables à une certaine entité considérée comme causant du tort. Pour Risse, il n’y a pas de doute que cette perception repose sur une erreur.

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