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Chapitre 3 : Une vision déontologique de la responsabilité face à l’extrême pauvreté dans le

3. L’éradication de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde

3.3. L’équité de la coréparation

Une juste réparation du dommage causé aux plus démunis dans les pays pauvres passe nécessairement, à n’en point douter, par le combat concret contre la misère et l’éradication de l’extrême pauvreté dans le Tiers-monde. Dans le cas présent, la coréparation est l’ensemble des tractations à entreprendre entre le Nord et le Sud, les pays riches et les pays pauvres, les pays développés et les pays sous-développés, les puissants et les faibles, afin de créer des mécanismes globaux et locaux aptes à remettre en état d’humanité authentique la dignité des peuples opprimés, de leur redonner une qualité de vie acceptable et surtout sinon de faire disparaître entièrement les causes de cette indescriptible misère, du moins d’en atténuer progressivement les conséquences. Tout dommage nécessite un dédommagement. Réparer un préjudice moral ou une faute commise est une exigence éthique dont la pertinence ne saurait être remise en question. Le dédommagement d’un préjudice par le coupable ou la personne responsable n’est qu’une catégorie essentielle de la justice et puisqu’il s’agit de la pauvreté dans le monde, il est donc question de justice globale.

Bien que la solution de Risse soit irréfutablement pertinente, elle échappe méthodologiquement à cette catégorie, car il ne parle jamais de réparation. C’est donc par devoir d’assistance et par compassion que les pays développés sont exhortés à aider à la mise en œuvre d’institutions justes et efficaces. Parce que cette solution de Risse ne répond pas à la

même préoccupation que celle de Pogge, à savoir que l’ordre mondial doit cesser de nuire aux pauvres, elle est insuffisante. Parce qu’elle ne répond à aucun tort infligé, elle ne s’applique ni à la justice globale ni à la réparation, encore moins à la coréparation.

Pogge et Risse n’argumentent donc pas pour les mêmes raisons. On le voit bien en confrontant leurs interprétations divergentes à propos de l’effet de l’ordre mondial sur les plus pauvres de la planète. Pogge en a une approche sévèrement critique tandis que celle de Risse, fondamentalement élogieuse, affirme que l’ordre mondial est plutôt bienfaisant pour les plus démunis. Il en fait toute une apologie. En fait, ces attitudes devant l’ordre mondial manifestent que chacun des deux partis défend des principes différents et qu’elles ne partent pas du même point de vue pour établir leur échelle de justice.

La coréparation telle que nous l’entrevoyons est une démarche politique et structurelle, ayant des fondements éthiques à l’échelle globale. Elle renvoie à une certaine réévaluation de l’intuition critique de Pogge qui tente d’éclater les limites du dogme de la souveraineté par l’invalidation du nationalisme justificatif. Cet éclatement est d’autant plus indispensable que la définition de la politique a été jusqu’ici exclusivement liée à l’organisation du pouvoir dans les États. Passées les frontières de l’État, les affaires publiques tombent généralement dans l’arène internationale et donc dans la sphère diplomatique. Le concept de coréparation nous force à reconnaître que la philosophie politique doit elle aussi faire éclater son cadre conceptuel afin de ne plus se confiner uniquement à une étude comparative des formes de pouvoir ayant cours légal dans les États.

Sans toutefois nier la pertinence du projet cosmopolitique de Pogge qui constitue un cadre exécutif idéal pour la coréparation, nous estimons qu’une impulsion juridique forte devra être accordée aux instances internationales déjà existantes, ce qui leur permettra d’être sinon plus puissantes, du moins autant efficaces que les outils majeurs de la souveraineté que sont les institutions politiques étatiques. Cependant, pour que cette impulsion soit suivie d’effets, un changement de mentalité s’impose aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Dans les pays riches comme dans les pays pauvres, la coréparation sera d’abord la poursuite de la prise de conscience déclenchée par les grandes tragédies de l’histoire peu lointaine du siècle dernier et cristallisée dans le texte de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH), promulguée par l’Organisation des Nations Unies il y a maintenant plus d’un demi-siècle. La

dignité de la personne humaine en tant que valeur fondatrice est au cœur de cette prise de conscience et la reconnaissance de cette dignité conduit, par extension, au refus catégorique de tout ce qui nuit à l’humain, à tout humain et à tout l’humain, où qu’il se trouve. Malgré les multiples déclarations et traités, l’éthique de l’humain peine malheureusement à s’imposer à cause de la différence identitaire entretenue insidieusement par les concepts de nationalité et de citoyenneté.

Plus concrètement, la coréparation aurait plus de chance d’atteindre ses objectifs si cette reconnaissance formelle de l’humain cessait d’être juste un vœu pieux au sein même des pays pauvres, car c’est d’abord là que se joue le sort de centaines de millions de personnes qui vivent dans le dénuement total. Reconnaître l’humain, c’est accepter avant tout d’accueillir des institutions saines, justes et équitables lui permettant de s’épanouir. Or celles qui ont fait leurs preuves jusqu’ici dans l’accélération du projet d’humanisation en Occident, ce sont les institutions démocratiques. Nous pensons qu’une culture démocratique basée sur la reconnaissance de l’humain préparerait mieux le terrain pour accueillir les retombées positives et bienfaisantes de l’accomplissement du double devoir négatif et positif des pays développés envers les peuples opprimés du Tiers-monde. La coréparation commence par le souci et l’estime que les peuples pauvres ont d’eux-mêmes en vue de l’amélioration de leur propre sort. Elle se prolonge ensuite dans l’ouverture et l’accueil de la main tendue de l’extérieur. Elle est donc appelée à briser les vieux réflexes inhibiteurs et réfractaires à tout projet d’humanisation du Tiers-monde.

Conclusion

Dans notre recherche de la meilleure formulation des responsabilités face au scandale de la misère dans le monde, nous avons posé la question du pourquoi de l’existence d’un tel état de chose. Une première tentative de réponse s’est concentrée autour de la formulation de l’interrogation suivante : l’ordre international aggrave-t-il la pauvreté dans le Tiers-monde ? Cette question fait appel à la responsabilité de finalité qui renvoie à son tour à la responsabilité réparatrice. Pogge démontre sans grande difficulté comment l’ordre mondial cause du tort aux pauvres. Premièrement, l’ordre mondial nuit aux plus démunis à travers une série de règles et de mesures prises par les pays riches en vue de la sauvegarde d’un style de vie caractérisé par la consommation effrénée et une économie de marché fondée sur le système capitaliste.

Deuxièmement, l’ordre mondial nuit aux pauvres par le biais d’une ignoble conspiration fomentée par les pays riches au moyen de leurs firmes industrielles multinationales qui déstabilisent en permanence les institutions locales en aidant les dictateurs et les prédateurs autoritaires à prendre le pouvoir par les coups d’État et en gangrenant l’administration ainsi que l’appareil politique des pays pauvres par l’horreur de la corruption. Troisièmement, l’ordre mondial nuit de façon plus systémique aux pauvres, du fait du nationalisme justificatif basé sur le dogme immuable de la souveraineté des États et selon lequel les pays sont des entités autonomes régies par les gouvernements qui œuvrent exclusivement pour le bien-être de leurs uniques populations, quitte à déposséder cyniquement et sans vergogne les autres populations de la planète.

Une seconde tentative de réponse nous a ensuite conduits aux travaux de Mathias Risse qui s’est avéré très critique vis-à-vis de cette démonstration magistrale de Pogge, pourtant basée sur des arguments bien fondés. L’essentiel de la critique de Risse réside dans l’affirmation selon laquelle, loin d’endommager ou de miner la vie des plus pauvres de la planète, l’ordre international améliore plutôt la condition des plus démunis et des plus défavorisés dans le monde. Dans un premier temps, pour étayer son argumentation, Risse recourt à un tableau comparatif de la condition humaine globale il y a deux siècles et montre comment l’impérialisme européen, grâce à la colonisation, a positivement infléchi la trajectoire des peuples qui étaient déjà sur une mauvaise pente. Il affirme que les horreurs de la colonisation qu’il appelle pudiquement les erreurs des suprématistes occidentaux ne pèsent pas lourd dans la balance, comparées à leurs bienfaits. Dans un second temps, il tente d’abord de montrer l’impasse du cosmopolitisme justificatif de Pogge qu’il qualifie de rêve illusoire, avant de faire ensuite l’éloge du nationalisme et de son efficience dans le processus d’amélioration de la condition des pauvres dans le monde. Dans un troisième temps, nous avons mis en lumière les essais de réponse de Risse à la question du pourquoi tant de pays sont si pauvres tandis que si peu sont excessivement riches dans le monde. Nous avons alors passé en revue les divers facteurs générant la pauvreté dans les pays du Tiers-monde, notamment la géographie, l’intégration au marché mondial et les institutions auxquelles nous avons longuement réfléchi avant de discuter des multiples aspects de la responsabilité. Nous avons enfin suggéré notre

propre vision en ce qui concerne l’éradication de la pauvreté dans le monde et sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

En effet, la coréparation est le concept que nous nous proposons de formuler en termes pratiques afin de venir à bout de la misère dans les pays pauvres. Mais avant de procéder à des propositions concrètes, nous avons mis au grand jour l’illusion de Risse qui projette la splendeur et l’éclat de la prospérité des pays riches sur les pays pauvres. Il croit naïvement que la croissance économique des pays du Nord entraîne automatiquement des effets positifs dans les pays du Sud. Si la solution qu’apporte Risse est recevable, les raisons pour lesquelles il en vient à la mettre sur la table le sont moins, car selon lui, l’ordre mondial ne cause aucun tort aux pauvres, alors son devoir d’assistance et d’aide aux institutions n’est qu’une faveur concédée avec condescendance aux pays pauvres par les pays riches. La justesse de la coresponsabilité que nous prônons tire son fondement des multiples facteurs qui interagissent pour occasionner la misère dans le monde. Certes nous avons insisté sur l’importance des facteurs institutionnels, mais nous avons aussi montré que la thèse de l’intégration à l’économie capitaliste basée sur la concurrence est le principal facteur d’exclusion et de mise au ban des peuples du Tiers-monde dont l’opprobre et le déshonneur sont d’être incapables de résister à cette compétition. D’où la nécessité de l’équité de la coréparation qui est l’acceptation de la culture démocratique par l’intermédiaire des institutions fiables et viables que les pays développés voudront bien aider les pays pauvres à mettre sur pied. Toutefois, ce projet de coréparation peut-il s’appuyer sur des responsabilités historiques et rétrospectives ? Le traitement de cette question sera l’objet du prochain chapitre.

Chapitre 4 : Responsabilité rétrospective et responsabilité

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