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Chapitre 5 : Responsabilité de protéger

1. L’intervention humanitaire

1.4. Les objections de Jennifer M Welsh

Welsh91 présente sous deux angles des objections à l’intervention humanitaire : par rapport à la légalité et à l’éthique. Nous ne reviendrons plus sur les objections légales qui ont été précédemment évoquées dans les enjeux théoriques. Les objections éthiques rentrent dans trois larges catégories : la raison d’état, l’autodétermination et le conséquentialisme, aussi bien réaliste que pluraliste. Ainsi, il y a d’abord ceux qui affirment que le devoir moral d’un homme d’État est de se préoccuper essentiellement de ses propres citoyens. Il y a ensuite ceux qui soutiennent que l’intervention compromet l’autodétermination. Et enfin, ceux qui pensent que l’intervention humanitaire a des conséquences qui minent ses nobles intentions.

“The classical realist notion of raison d’état maintains that the proper function of the state─and therefore, the primary responsibility of the statesman─is to protect and further the national interest. To put it in Hobbesian

91 Jennifer M. Welsh, ‘Taking Consequences Seriously: Objections to Humanitarian Intervention’ in Humanitarian

terms, this is what state leaders have been authorized to do (…) Statesmen are entrusted with the fate of those who form part of their political community, and must base their foreign policy decisions on whatever serves the well being of their own citizens.”92

Les adeptes de l’école réaliste des relations internationales ont une vision du monde qui leur fait douter de tout agir moral et désintéressé des États. Même s’ils affirment qu’ils interviennent pour des raisons humanitaires, ils visent réellement leur propre intérêt. Dans le cas du Kosovo, les réalistes montrent que l’intervention avait pour fin ultime d’accroître la crédibilité de l’OTAN, et non la défense des droits humains. Mais c’est un fait empirique de penser a priori que les États utiliseront la logique humanitaire pour atteindre leurs propres fins. Il n’y a pas de doute que des motivations mixtes sont en œuvre et rendent ambiguë l'intervention humanitaire. Il est question de statuer maintenant sur la façon dont les États devraient désormais intervenir. Il n’est pas exclu que l’on n’ait jamais un cas de pure l'intervention humanitaire.

Welsh rappelle premièrement que la seconde objection éthique à l'intervention humanitaire, énoncée au XIXe siècle par John Stuart Mill, est basée sur la croyance selon laquelle notre devoir le plus élevé est le respect de l’autodétermination.93 C’est à travers l’acte d’autogouvernement que les communautés politiques parviennent à la liberté et à la vertu. Et par extension, il en est de même des individus. Des étrangers ne peuvent et ne doivent pas contrarier ce processus. Deuxièmement, elle voit en Michael Walzer le plus puissant défenseur de ce point de vue. Il fonde ses objections sur une forte compréhension de l’intégrité commune. Il soutient que les États souverains sont des entités morales et doivent jouir d’un droit de présomption à la non-intervention. Les États sont des arènes où l’autodétermination est mise au point. Par conséquent, les armées étrangères doivent en être exclues. Ce sont les communautés politiques qui donnent forme aux États. Les critiques de Walzer suggèrent que sa notion d’intégrité commune a des implications conservatrices qui consolident l’autorité des régimes illégitimes. Walzer reconnaît que les États continuent de posséder une présomption de légitimité au sein de la société internationale, même quand ils pourraient réellement manquer de

92 Ibid., p. 58.

93 John S. Mill, ‘A Few Words on Non-Intervention’, in Dissertations and Discussions: Political, Philosophical,

légitimité intérieure. Il faut accepter cet état de chose, non pas à des fins utilitaristes, mais pour des raisons morales. Welsh note encore au sujet de Walzer :

“In his view, the claim that only liberal or democratic states should have a right against external intervention is akin to saying that protection should be offered only to individuals who have arrived at certain opinions or lifestyles. The rule of non-intervention is the respect that foreigners owe to a historic community and to its internal life.”94

Malgré la force de cette objection, l’argument s’effondre une fois que la notion d’autonomie commune est remise en question par l’inadéquation et une absence claire de conformité entre le gouvernement et la communauté qu’il représente. Pour cela, Walzer identifie deux exceptions : quand une communauté se fragmente et que des factions rivales entrent en révolte active, la règle de la non-intervention ne tient plus, surtout lorsqu’un autre pouvoir extérieur est déjà intervenu ; quand les droits des individus au sein d’une communauté sont sérieusement menacés, au point qu’ils ne soient plus réellement autonomes. Ainsi, Walzer parle de la légitimité d’une intervention en cas de massacre, d’asservissement et d’expulsion d’un grand nombre de gens. Dans ces exemples, la question n’est pas celle de la légitimité de l'intervention humanitaire, mais celle du moment adéquat.

Il est important de souligner que la légitimité morale de l’intervention est limitée à des cas extrêmes. Si le droit à l’autodétermination devait être respecté, alors les gendarmes occidentaux mettraient une démarcation claire entre une conception minimaliste de la protection des droits de l’homme et une intention maximaliste de remodeler les sociétés à l’image des démocraties libérales de l’Occident. Welsh fait la remarque suivante : “In this regard, it is interesting to note that while liberals such as Michael Ignatieff supported the USA- led war against Saddam Hussein in 2003, Walzer insisted that the moral threshold had not been crossed.”95 Toutefois, il est difficile d’établir des mesures scientifiques des cas extrêmes. Généralement, le seuil est celui des cas dont la violence choque la conscience de l’humanité ou de ceux qui présentent une accablante menace pour la sécurité internationale. Une défense morale de l’intervention s’articule autour de deux pôles : là où de nombreuses pertes en vies humaines résultent de l’action délibérée d’un État ou d’un échec dûment constaté des structures étatiques et là où il y a une épuration ethnique à grande échelle, perpétrée par le massacre, le

94 Ibid., p. 61. 95Id.

viol, la torture et des expulsions de masses. Enfin, Welsh met en exergue un autre argument de Walzer qui insiste non plus tellement sur le caractère sacré de la communauté, mais sur la valeur du pluralisme :

“For Walzer, that value is inherent: he seems to enjoy looking around the world and seeing diverse communities. But in the hands of other philosophers, such as Todorov, the moral argument for diversity looks slightly different. Here, the search for a single truth is the enemy, for it inevitably leads to conquest and bloodshed. Far better, it is argued, to have a variety of entities claiming to know the truth─coexisting in a peaceful condition of mutual toleration.”96

Autrement dit, l’argument moral de la diversité inverse la thèse de la paix démocratique : des tentatives en vue de refaçonner le monde des communautés politiques pour en faire des démocraties libérales risquent probablement de conduire à la guerre et non à la paix. Ce changement de perspective qui oriente vers les conséquences, est une objection beaucoup plus sérieuse à l'intervention humanitaire. Il est lié de très près à la position pluraliste.

La troisième série d’objections à l'intervention humanitaire est conséquentialiste. Même si l’on pouvait établir des obligations minimales par rapport aux étrangers et surmonter les inquiétudes au sujet de l’autodétermination, l’intervention serait tout de même rejetée à cause des conséquences négatives qui s’ensuivent. Le conséquentialisme réaliste et le conséquentialisme pluraliste s’opposent tous les deux à l'intervention humanitaire. Le premier a été introduit par la raison d’État, tandis que le second rappelle que des États souverains sont invraisemblablement aptes à s’accorder sur ce qui compte comme une injustice ou une oppression à l’intérieur d’un État. Ils sont encore plus inaptes à se mettre d’accord sur la légitimité d’une l'intervention humanitaire justifiée. Welsh écrit à propos d’un conséquentialiste pluraliste : “Ayoob observes that sovereignty is constituted not only by attributes, but also by peer recognition. Sovereignty recognition provides a shield for weak states against the interventionist and ‘predatory instincts’ of the great powers.”97

De toutes les objections à l'intervention humanitaire dont il a été question, la position pluraliste est la plus irrésistible. Des questions sur le concept de souveraineté comme responsabilité mènent directement aux questions liées à la légitimité d’intervenir avec force

96 Ibid., p. 61. 97Id.

dans un État souverain pour des motifs humanitaires. Elles soulèvent aussi d’importantes questions quant à celui qui devra jouer le rôle de juge et de garant dans le monde contemporain des relations internationales. Welsh en arrive à trois conclusions concernant l'intervention humanitaire et la société internationale.

Tout d’abord, si nous retenons une notion très limitée de la souveraineté comme responsabilité, en résistant à la tentation de lier ensemble protection minimale des droits de l’homme et droit à la démocratie libérale, alors, le consensus à propos des cas exceptionnels qui justifient l'intervention humanitaire sera plus facile à atteindre. Ensuite, les hommes d’État et les pacificateurs sont appelés à prendre plus au sérieux l’amélioration de la représentativité et l’efficacité du Conseil de Sécurité s’ils veulent apaiser les inquiétudes grandissantes de ceux qui parlent au nom de la communauté internationale. Welsh évoque l’épineuse question du veto : “The veto-bearing Permanent Five can rest easy; they will not be on the receiving end of an intervention. At the same time, however, they can prevent interventions or other kinds of UN action for narrow political reasons.”98 Enfin, si on croit en la notion de souveraineté comme responsabilité, alors une attention plus grande devrait être portée aux moyens non-militaires pour la rendre opérationnelle. Eu égard à ces enjeux majeurs et aux conséquences inattendues, des mesures alternatives tels que les moyens diplomatiques et économiques, devraient être poursuivies vigoureusement. Plutôt que de punir ces États qui ne sont pas responsables de leurs citoyens, il faudrait réfléchir davantage à la manière de doter les États de la capacité d’être moins irresponsables. Si le concept de souveraineté comme responsabilité est significatif uniquement au sens négatif, il est peu probable qu’il s’enracine dans la société internationale comme une puissante norme opératoire.

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