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La question du sujet africain a été, jusqu’ici, abordée en termes d’identité, de liberté, d’authenticité, d’autonomie et de pouvoir. Pour Fabien Eboussi, « [le] pouvoir porte le masque de la mort »295 et prend plusieurs visages : politique, économique, religieux,

culturel.

En Afrique, le masque de la mort est revêtu d’abord par le pouvoir africain, lorsque, dans sa culture et sa tradition, il se fétichise et se fait magique et tragique, dépouillant ainsi les personnes de leur rationalité et de leur liberté, en se faisant totalitaire et holistique.

Puis, dans la rencontre de l’Africain et de l’Occidental, deux conceptions du monde et du bonheur sont aux prises, deux fétiches, deux masques, destinés à la même domination des autres. Ce qui fait que l’Afrique se retrouve doublement confrontée à ces deux ordres de domination : celle, interne, produite par sa propre culture et celle, externe, occidentale,

293 Y. C. ELENGA, « Dieu Donné », in A. KOM (dir.), Fabien Eboussi Boulaga, p. 123. 294 F. EBOUSSI BOULAGA, Christianisme sans fétiches, p. 220.

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sans doute plus subtile, dont elle ne connaît ni les stratégies ni les tenants ni les aboutissants.

Eboussi s’en prend aussi bien aux fétiches africains qu’à ceux européens296 et propose

pour ce combat, en théologie, une méthode dissociative, « le modèle christique »297:

Jésus combat les fétiches des pharisiens, des Esséniens, des scribes, des prêtres et lévites. Il faut donc dépouiller le chrétien africain en faisant passer au crible sa culture, et « démasquer » le christianisme missionnaire, en rejetant toute la pulpe culturelle qui charrie pouvoir et domination de l’Europe sur l’Afrique.

Faut-il pour cela faire partir l’Européen ou plutôt partir avec lui et de lui ?298 La fermeté

d’Eboussi sur ce point semble aller décroissante.

A l’arrière-fond de la question du sujet africain, se pose celle de l’universalité du christianisme comme religion du salut, de la catholicité et de la particularité des Églises, ainsi que de la pluralité religieuse. Bref, il y est question de la remise en question du rôle instrumental d’un peuple présenté comme nécessaire et incontournable, d’une histoire particulière imposée comme lieu et véhicule du salut universel.

Il est vrai qu’Eboussi a proposé des voies pour un christianisme africain299, mais elles

n’ont pas épuisé les questions de base posées dans ses écrits : comment dissocier révélation et domination300 ? Comment détruire les fétiches africains et européens qui

sont des masques du pouvoir ? Peut-on accéder à la révélation sans passer par la Tradition ou l’histoire301 ? Peut-on lier le salut de Dieu à la révélation, c’est-à-dire à la

connaissance expresse de son entrée dans le temps ? Que pourrait retirer le sujet africain de cette rencontre entre l’occident dominateur et l’Afrique culturellement et techniquement faible ? L’Africain a-t-il un avenir, si oui, dans quelle direction ?

296 C’est là sa préoccupation dans l’ensemble de son œuvre.

297 « [E]tre chrétien autrement ». « Modèle christique » déployé par F. EBOUSSI BOULAGA,

Christianisme sans fétiche, p. 99-156.

298 Cf. M. MONIMPA, « Un intellectuel organique ? », in A. KOM (dir.), Fabien EBOUSSI BOULAGA, p.

172.

299 Voir supra : notre chapitre premier, point IV.3, p. 36. 300 Question tirée du sous-titre de Christianisme sans fétiche.

301 Sa proposition d’enjamber la Tradition et les dogmes pour retrouver la source pure du message chrétien

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Les adversaires d’Eboussi l’attaquent entre autres sur la raideur de sa rationalité ou la toute-puissance du pouvoir réformateur de son esprit qui semble vouloir avoir prise même sur la foi302 ; sur son mépris apparent de l’historicité alors que les peuples et les

sujets humains se construisent dans l’histoire qui a son sérieux comme lieu de toute ontologie ; sur le fait qu’un retour dans le passé, fût-ce pour y retrouver le visage du Christ, n’est qu’un reflux impossible et une construction imaginaire et idéologique, puisque le Christ des Ecritures n’est pas qu’un personnage historique, mais aussi le fruit de le foi qui n’est jamais pure de tout masque ni de tout fétiche.

Ces adversaires ne répondent pas non plus à la question fondamentale sur ce que l’Africain doit abandonner pour être chrétien et sauvé.

Conclusion

Ce chapitre a consisté en une présentation de quelques lecteurs qui tentent de mettre en perspective ou de mieux faire comprendre ce que Fabien Eboussi affirme sur le Muntu. Nous avons ainsi passé en revue des philosophes. Ngoma Binda, tout en reconnaissant la rationalité sans compromis d’Eboussi, lui reproche un certain dogmatisme de la raison, un « dogmatisme critique »303 qui, selon lui, l’éloigne de la réalité et fait de lui un

idéaliste suspicieux du travail des autres intellectuels.

D’autres ont recouru à des topiques : Célestin Monga a examiné le thème de la vérité et du savoir et s’est efforcé de mettre en exergue les apports d’Eboussi, contenus essentiellement dans la réconciliation de diverses théories de la vérité à partir d’un certain nombre de postulats et principes, et dans la réconciliation de la vérité et du savoir en rattachant celui-ci à celle-là.

302 Yvon Christian Elenga, par exemple, que Dieu est donné, qu’il se donne, mais ne se conquiert pas à

coups d’arguments. Y. C. ELENGA, « Dieu Donné », in A. KOM (dir.), Fabien Eboussi Boulaga…, p. 146.

303 Expression que nous empruntons à Ernest Renan, rubrique qui expose les pages 453-454 de L’avenir de

la science, pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1890 - Cf. édition de 1995, présentée par Annie Petit, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 218.

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Eddy Mazembo Mavungu a examiné la notion d’autonomie, objet du combat d’Eboussi. Il accepte les thèses d’Eboussi, mais craint que l’autonomie considérée dans sa radicalité ne soit qu’une illusion dans un monde où tout devient espace partagé. Et pour être réaliste, cette autonomie partagée ne peut s’octroyer qu’à travers les conflits, la négociation et le dialogue qui tissent inévitablement le monde actuel, contrairement au projet d’Eboussi d’y arriver sans violence ni arbitraire.

Ernest Mbonda traite de l’ « afrocentrisme » d’Eboussi et ne trouve rien à redire, s’il y est question pour l’Africain d’un point de départ identificateur et d’un espace où il rencontre les questions du monde et où il engage le dialogue avec l’autre et avec soi-même.

Nous avons présenté ensuite quelques critiques de théologiens.

Valeer Neckebrouck s’inscrit en faux contre la culpabilisation à outrance des missionnaires. Les causes des échecs de la mission sont à rechercher plutôt dans les mentalités et les usages des cultures africaines. D’ailleurs, on ne peut parler d’échecs : le christianisme tel qu’il se présente aujourd’hui en Afrique, avec sa couleur locale et sa façon de se pratiquer, c’est cela le christianisme africain ; donc point n’est besoin d’en chercher un autre. En outre, l’inculturation se fait plus de façon spontanée que par l’action des missionnaires et par des réflexions théologiques ou des organisations pastorales impliquant l’autorité de l’Église.

Pour Loïc Mben, ce qui attribue le pouvoir en Afrique, ce n’est pas le savoir comme le pense Eboussi, mais l’avoir. C’est à ce niveau qu’il faut combattre la domination.

John P. Hogan s’attaque, lui, à la conception eboussienne de la révélation, qu’il considère comme dépassée, puisqu’il est admis aujourd’hui que tout discours sur la révélation « porte les marques de l’expression humaine ». De même, la mission a beaucoup évolué et elle n’est plus celle décrite par Eboussi.

John Mbiti, Richard R. Recker et Melchior Mbonimpa accueillent Eboussi avec sympathie. Ce dernier a même critiqué ses critiques (V. Neckebrouck et E. Rosny, ce dernier ayant tenté une autre façon d’être missionnaire qui échapperait aux reproches d’Eboussi).

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Dans un ouvrage récent304, Eboussi s’est chargé lui-même de répondre à ces critiques, en

y demeurant constant dans ses postulats et principes de pensée, parfois avec agressivité, particulièrement dans le chapitre « Adeversus Bidimam »305.

Nous n’entrerons pas dans ce cycle infini de déclarations, de critiques et de contre- critiques.

Notre conviction est que, présentée comme un débat afro-africain, la question du sujet africain est posée principalement sous le prisme du choc des cultures, comme un débat sur les aspects culturels de l’identité des Africains et moins comme une recherche sur l’avènement du sujet africain - comment ce dernier naît et s’entretient. Le débat souffre donc d’une insuffisance due à l’étroitesse de sa base anthropologique. Nous pensons qu’autant il est important de partir de l’Afrique pour définir l’Africain, ce qui en fait un homme particulier, des cultures particulières, des projets ontologiques particuliers, des visions du monde et des aspirations particulières, etc., autant il est nécessaire de situer l’Africain dans le monde des humains pour lui donner la dimension d’universalité qui participe de sa définition et de sa compréhension comme être humain et donc comme capacité de dialogue avec les autres personnes humaines. La définition des « tâches eschatologiques » et des tâches temporelles de l’Africain se fera compte tenu de l’intégrité et de l’intégralité de sa double dimension.

Pour ouvrir ce débat, nous allons, au chapitre troisième, recourir à des catégories anthropologiques à caractère universel, catégories que nous emprunterons à Xavier Thévenot, telles qu’il les a mobilisées dans sa réflexion morale. Car, une bonne compréhension de l’Africain passe aussi par une meilleure connaissance de l’être humain en général.

304 F. EBOUSSI BOULAGA, L’Affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles, Paris, Karthala,

2011.

305 Soixante pages très techniques où Eboussi se défend des accusations de plagiat lui portées par Jean-

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Deuxième partie

Tentative de déghéttoïsation du sujet africain

Pour saisir l’Africain d’aujourd’hui, une approche le situant seulement dans les conflits historiques entre l’Afrique dominée et l’Occident dominateur ne suffit pas. Pour combler cette lacune, nous allons recourir à un double socle anthropologique : l’un, psychanalytique, nous viendra de Xavier Thévenot qui l’a utilisé dans sa réflexion morale ; il placera l’Africain dans un cadre universel de l’advenue du sujet dans la structure familiale et la société (chapitre troisième). L’autre, philosophique, nous le chercherons dans le débat entre Paul Ricœur et Emmanuel Levinas sur l’ipséité, c’est-à-dire comment le sujet se constitue dans sa subjectivité en rapport avec la relation à autrui (chapitre cinquième). Les deux types d’anthropologie seront relus avec nos yeux d’Africain respectivement en reprenant dans un contexte de la culture africaine les principaux lieux de genèse et d’entretien du sujet retenus chez X. Thévenot (chapitre quatrième), et en réinterprétant la notion de priorité éthique ou de précédence débattue par E. Levinas et P. Ricœur, grâce à la conception africaine de l’ancestralité qui exprime cette priorité d’autrui en éthique africaine (chapitre cinquième).

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Chapitre troisième

Élargissement de la question du sujet comme solution à la

paucité

306

du cadre théorique de l’étude du sujet africain.

Recours à Xavier Thévenot

Notre recours à X. Thévenot se justifie du fait de la place qu’il accorde à la connaissance de l’être humain par la raison philosophique et des sciences humaines, là même où il recherche une définition éthico-théologique de l’homme. Selon lui, « l’homme entre sans cesse en dialogue avec le projet créateur de Dieu » ; projet qu’il cherche à poursuivre à travers les réalisations et les productions humaines (matérielles, culturelles, morales, spirituelles), projet qu’il faut toujours « discerner au cœur des ambiguïtés »307. Ainsi, « comme théologien, il [Thévenot] donne l’éclairage de la foi sur

la démarche de tout homme »308, en sachant que

[la] foi chrétienne ne vient pas dévoiler et éclairer d’une lumière totale le sens dernier de tout événement. Elle n’élimine pas de la vie du chrétien le sentiment que certains événements de la vie restent inexplicables, insensés. J’en veux pour signe, dit-il, la dernière parole de Jésus avant sa mort selon les évangiles de Matthieu et de Marc : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La vie terrestre du Christ… se termine par une interrogation apparemment sans réponse… La foi permet par contre de ne pas se laisser fasciner par ces sentiments de stupidité et d’absurdité, par les « trous noirs ». Elle permet de trouver encore et toujours des ressources nouvelles pour le combat en faveur du sens de la vie309.

Cela se répercute sur sa méthodologie. Il invite à « prendre au sérieux chacun des mystères de la foi »310, et à « chercher dans l’Écriture, par-delà certains repères très

306 Nous utilisons ce terme en inversant partiellement le sens lui donné par Ernest Renan : « [une

civilisation n'est réellement forte que quand elle a une base étendue. L'antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres ; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité, sous la multitude des barbares. Elle ne portait pas sur assez d'hommes ; elle a disparu, non faute d'intensité, mais faute d'extension. Il devient tout à fait urgent, ce me semble, d'élargir le tourbillon de l'humanité : autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se traînerait encore sur terre ». E. RENAN, L’avenir de la science, pensée de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1890 - Ici, édition de 1995, présentée par Annie Petit, Paris, GF-Flammarion, p. 218.

307

X. THÉVENOT, Une éthique au risque de l’Évangile. Entretiens avec Yves Gentil-Baichis, 4è éd., Paris, Desclée de Brouwer / Cerf, 1996, p. 101.

308 X. THÉVENOT, Ibid., préface d’Yves Gentil-Baichis, p. 8.

309 X. THÉVENOT, Souffrance, bonheur, éthique, Mulhouse, Salvator, 1990, p. 29-30. 310 X. THÉVENOT, Souffrance, bonheur, éthique, p. 111.

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fermes qu’elle fournit, ce qu’on pourrait appeler un état d’esprit conforme à celui de l’Esprit Saint. C’est-à-dire, une façon de réfléchir qui consiste à « fouiller le réel » pour dégager des voies d’humanité au cœur de l’ambiguïté des choses »311.

Ainsi, « il n’oppose pas morale humaine et morale religieuse mais permet de percevoir comment elles se situent l’une par rapport à l’autre sans entrer en concurrence »312,

selon le témoignage de Yves de Gentil-Baichis. Cela explique son recours aux connaissances mises à jour en son temps, en philosophie (P. Ricœur, E. Levinas, E. Morin, etc.) et en science humaines (psychanalyse lacanienne, anthropologie, sociologie et autres).

Ce qui nous intéresse, ce sont les résultats de ses réflexions (qu’il nomme modestement des « repères »), entre autres, en éthique philosophique, où il considère la vie morale comme étant « toujours expérience d’une précédence, d’une irruption, d’un déplacement et d’un excès313 ; et en éthique théologique où il expose le principe

christologique du « sans confusion ni séparation ».

Ce sont là deux principes qui nous guideront dans notre réflexion philosophique sur l’ancestralité et celle théologique sur le Christ comme proto-ancêtre, tout en prenant la liberté de chercher des éclairages complémentaires dans l’Écriture, la Tradition, l’expérience, la culture africaine, puisque les questions liées au sens et aux nombreux choix de l’existence débordent de toutes parts chacune de ces sources.

Voyons maintenant comme X. Thévenot comprend l’avènement du sujet. Comment ce dernier naît et se constitue comme sujet et membre de la société avec ce que cela implique d’autonomie, de liberté, de responsabilité. Nous entrons donc ici dans une exploration de Thévenot qui mobilise les sciences humaines, en l’occurrence l’anthropologie, comme lieu de compréhension et de construction normative du sujet et comme source en éthique théologique. Nous utiliserons principalement les ouvrages suivants de notre auteur :

Morale fondamentale : publication posthume de notes de cours ; Une éthique au risque de l’Évangile : entretiens accordés à Yves Gentil-Baichis ; Souffrance, bonheur, éthique : des conférences tenues par l’auteur et publiées de son vivant ; Repères

311

X. THÉVENOT, Une éthique au risque de l’Évangile, p. 115.

312

X. THÉVENOT, Une éthique au risque de l’Évangile, avant-propos, p. 8.

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éthiques pour un monde nouveau. Ces textes de Thévenot suffisent pour nous offrir des

constantes dans sa conception du sujet et de l’humanité.