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L’inconscient ou la partie immergée de l’iceberg social

La personne qui pense, parle, agit, sent, veut, décide, bref, qui apparaît, prend racine profonde dans deux socles qui la meuvent sans qu’elle s’en rende compte : le subconscient et l’inconscient. Ce sont des matières en fusion au-dedans d’elle, dont le bouillonnement peut conduire le sujet dans tel ou tel autre sens dans sa vie, sans qu’il en ait conscience. La majeure partie de la vie humaine se déroule en dehors de la conscience du sujet, sous forme d’habitudes, d’accoutumances, etc., ce qui fait que le sujet est incapable de rendre compte de la totalité de sa vie à cause de l’impossibilité d’en maîtriser la direction par des décisions présentes qui seraient claires et limpides dans son esprit.

Les deux socles immergés sont celui de l’individu ou subconscient, et celui de la société ou inconscient. D’une part, l’individu a accumulé des expériences bonnes ou mauvaises

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qui influencent sa conduite hic et nunc, en dehors de sa conscience. Ce dépôt constitue son préconscient si l’individu peut facilement le mobiliser, le faire revenir à la conscience pour expliquer ses actes présents. Mais il arrive que le dépôt soit si profond, impossible à mobiliser par l’individu lui-même. C’est le subconscient, auquel l’individu n’accèdera jamais par lui-même ni de lui-même. Seule une aide extérieure pourrait réussir à rétablir le lien entre la cause enfouie à ce niveau et le comportement de l’individu pour en tenter une explication.

D’autre part, la société elle aussi, en tant qu’entité, a son dépôt d’où elle tire sans s’en rendre compte la majeure partie des comportements collectifs, tous les sous-entendus, les non-dits, les présupposés, ce qui, en amont, nourrit pour ainsi dire une certaine âme de la société. C’est l’inconscient. Si le sujet se nourrit de la société pour sa constitution et sa croissance, c’est qu’il se nourrit principalement de l’inconscient. Il pense et agit plus comme membre d’une société donnée, que comme sujet. Et s’il est déjà difficile pour lui de se saisir comme sujet face à son subconscient qui le rend étranger à lui-même, il lui est d’autant plus difficile de se définir comme sujet et de faire la part de ce qui vient de lui et de ce qui vient de la société, sa pourvoyeuse principale en humanité, alors que la société elle-même est agie par un dépôt enfoui trop loin pour qu’elle le maîtrise et, par-là, se maîtrise.

Ce bref parcours de thèmes anthropologiques utilisés par X. Thévenot permet de saisir la profondeur d’où le sujet tire sa source et ses matériaux d’autoconstruction. Cela nous montre aussi la difficulté à définir le sujet qui, tout en étant un être concret, une réalité consistante, est une notion relative, une abstraction qui fige l’être humain à un moment donné, celui de l’observation. Car sans être rien, le sujet est la concentration au présent,

hic et nunc, de son passé et peut-être aussi, incohativement, de son futur. Mais il est aussi

et surtout sa société dans son présent, dans son passé et dans ses projets d’avenir. Le sujet n’est pas une autopoïèse humaine ; il n’existe vraiment que sur la trajectoire qui relie l’ontique et l’ontologique, le singulier et le particulier, le particulier et l’universel, l’individuel et le social. Il ne s’évanouit pas dans l’obscurité opaque de son subconscient et de l’inconscient de sa société, mais il n’est pas non plus enveloppé dans une structure claire et rationnelle aux contours nets. Il n’est pas la faiblesse et l’impuissance totale d’un

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être fondé sur le néant ou sur l’abîme vertigineux frisant le néant et donc rendant oiseux tout discours sur le sujet, ou futile tout projet du sujet ou sur le sujet. Mais il n’est pas non plus cette force évidente et sûre qui sait qui elle est, ce qu’elle est, d’où elle vient, où elle va et pour quoi elle y va.

C’est un tel sujet, à la fois construction idéelle – et idéale - et réalité, et donc fragile, complexe, fait de lui-même et des autres, du même et de l’altérité, de solitude et d’ouverture, c’est un tel sujet qui traverse le temps et s’insère dans la société, à la fois comme don et comme accueil, deux faces d’une même réalité. Comme donateur, don et bénéficiaire. Il devra à la fois se centrer sur lui-même et se décentrer, accepter de devenir souvent sujet-objet pour permettre la relation, pour lâcher prise et laisser l’initiative à l’autre, comme condition de partage et d’accueil de l’autre, lequel accueil est constitutif du sujet depuis sa phase primitive d’élaboration et de gestation. Ainsi donc, l’avènement du sujet est également un processus d’objectivation, où le sujet se laisse nourrir, juger, observer, corriger, et aussi soigner et prendre en charge. Autant de limites qui, paradoxalement et mystérieusement, le rendent possible et font sa grandeur. Car ces limites réservent une place de choix à l’altérité qui tire la personne d’elle-même et de ses limites pour la faire grandir et lui montrer la richesse infinie des possibilités que lui offrent la société, le temps et l’espace.

Il est plausible d’en tirer des conséquences sur le plan éthique, si l’on sait que la conscience, la volonté et la société sont parmi les termes-clés de l’éthique et de la morale. Qu’est-ce un sujet en éthique et comment la société est-elle pour lui un lieu constitutif ? Ce sera notre préoccupation dans la troisième partie de ce travail (chapitres cinquième et sixième). Mais il nous faut avant tout, au chapitre quatrième, interpréter ces notions d’anthropologie à partir de notre expérience culturelle africaine, pour voir comment elles s’appliquent ou non dans le contexte africain où se situe notre champ de recherche.

Conclusion

Nous venons d’aborder des notions de base relatives à la genèse et au maintien du sujet à la suite de Xavier Thévenot. Dans les trois pôles qui le définissent, à savoir le sujet, la famille et la société, nous avons essayé de faire ressortir la complexité structurelle de

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l’être humain dans sa formation comme individu et comme membre de la société. Les catégories anthropologiques utilisées par X. Thévenot constituent une référence universelle. Toutefois, elles nécessitent une réception africaine pour être utiles à notre recherche. Aussi, au chapitre suivant, allons-nous recourir à quelques auteurs africains et africanistes pour nous accompagner dans ce travail de recapture des thèmes abordés dans ce chapitre.

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Chapitre quatrième

Avènement du sujet en contexte culturel africain. Retour sur

quelques thèmes anthropologiques utilisés par Xavier

Thévenot

Nous allons reprendre quelques aspects de la genèse et de l’entretien du sujet étudiés par X. Thévenot et tenter de les situer dans le contexte des cultures africaines. Il s’agira de notre lecture africaine des thèmes de la famille, de la société, de l’interdit, de la norme, du langage, de l’identité, qui sont autant de lieux de construction du sujet.

Pour ce faire, nous recourrons à des auteurs africains et ou africanistes ayant traité en tout ou en partie l’un ou l’autre de ces thèmes. Parmi eux, Pierre Erny346s’est intéressé à l’action pédagogique sur le terrain en Afrique centrale. Ferdinand Ézembé347a fait une

étude comparative de l’enfant africain dans le contexte de l’Afrique et dans le contexte transculturel de la France pour chercher à expliquer les agissements des jeunes des banlieues françaises d’origine africaine. Alexis Kagamé348a mené l’une des premières études sur les mentalités et les usages des Bantu et des Rwandais et leur implication sur l’éthique. Vincent Mulago349a exploité les domaines de la famille, de la tradition et de

l’ancestralité dans un projet d’africanisation du christianisme. Thérèse Locoh350s’est

intéressée à la famille africaine pour une exploitation démographique et économique. Nous aurons une reprise au point 5 où nous essayerons de définir le sujet au bout de ce parcours orienté par les thèmes anthropologiques retenus.

Ce chapitre trouve sa pertinence dans le fait qu’il expose l’expérience africaine du sujet, des expériences d’auteurs et d’acteurs sur le terrain comme source d’éthique théologique.

346 P. RENY, Écoliers d’hier en Afrique centrale. Matériaux pour une psychologie, Paris / Montréal,

L’Harmattan, 1999 ; L’enfant dans la pensée traditionnelle de l’Afrique noire, Paris, L’Harnattan, 1990.

347 F. ÉZEMBÉ, L’enfant africain et ses univers, Paris, Karthala, 2009. 348 A. KAGAMÉ, La philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles, 1955.

349 V. MULAGO, La religion traditionnelle des Bantu et leur vision du monde, Kinshasa, PUZ, 1973. 350 T. LOCOH, Familles africaines, population et qualité de vie, Paris, Les Dossiers du CEPED, 31, 1995.

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