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Quelques lieux éthiques mis à jour à partir de la lecture de textes philosophiques

Fabien Eboussi Boulaga n’a pas écrit de traité d’éthique africaine. Pourtant cette préoccupation n’est pas absente dans ses écrits. Des questions d’éthique se posent sur les acteurs en jeu, ceux de l’Afrique traditionnelle (représentée par la culture et la tradition) et de l’Afrique actuelle (l’élite intellectuelle et politique, les responsables religieux, les masses populaires), de même que les acteurs historiques coloniaux et postcoloniaux (l’Occident, l’Église).

Les lieux et thèmes éthiques repris ci-après constituent une matrice d’où nous tirerons notre point d’intérêt, à savoir une éthique de responsabilité dans un contexte traditionnel africain revisité, principalement celui de l’ancestralité.

5.1. La culture et la tradition sont des lieux éthiques incontournables.

La culture et les traditions africaines font naître les devoirs de vigilance, de recours à elles, de sublimation, de mise en perspective, d’universalisation, d’optimisation, de finalisation. Peut-on appartenir à deux cultures différentes, deux traditions religieuses différentes ? Si la religion est toujours un élément de la culture, peut-on se convertir sans trahir son devoir de solidarité comme membre de la culture abandonnée ? En d’autres termes, peut-on se convertir à une religion sans sacrifier la culture à laquelle appartenait l’ancienne religion ?

Comment combattre les lieux d’immoralité internes à la culture africaine qui favorisent les injustices et inégalités structurelles, la sous-affirmation ou même la brimade des individus par la coutume, la réduction de la responsabilité à une altérité liée au lien du sang ou à l’ethnie, etc. ?

5.2. L’authenticité africaine

Faut-il sacrifier à la tradition pour être authentique ? Peut-on être authentique dans son être et son agir sans prendre en compte les données historiques et actuelles ? Pour Eboussi, l’authentique est originaire, dans ce sens qu’il appartient à l’intention

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primordiale qui préside à la naissance de la vie et de l’homme173. Est originaire non pas

simplement ce qui remonte à l’origine en tant que passé, mais ce qui est une valeur pouvant continuer cette intention originelle de faire émerger l’être, la vie, l’homme, la société. Ainsi, l’authenticité est une concordance, une réponse, à la fois une qualité et un agir conforme à l’élan humain. C’est donc une question d’éthique que d’être ce qu’on doit être, conformément à l’élan vital impulsé depuis les origines. Sur ce point, l’Africain d’aujourd’hui est un sujet, un être problématique.

5.3. L’autonomie et l’altérité

Eboussi souligne le statut éthique de la pensée à la suite des Lumières, tel que formalisé par Emmanuel Kant : penser par soi et penser en accord avec soi sont un acte et une preuve de majorité. En plus, Eboussi veut penser aussi pour autrui, donc ouvrir sa pensée au bénéfice de l’altérité, bien qu’il ne semble pas suivre Kant pour penser en se mettant à la place d’autrui comme instance de critique du penser par soi174. En bref, pour Eboussi, à

la suite de Kant, une pensée hétéronome175 est immorale, puisqu’elle ne respecte pas le

sujet pensant comme sujet raisonnable. Alors, quel sens donner à la liberté ?

La liberté de l’Africain apparaît paradoxale, comme une affirmation vide d’un sujet sans attributs, et comme salaire du silence qu’il s’efforce de garder en fermant religieusement les yeux sur sa situation. Il est libre lorsqu’il accepte de demeurer lié par autrui. La question éthique ne concerne pas seulement ceux qui lient, mais aussi ceux qui acceptent d’être liés pour se garantir une paix d’esclaves, préférant la paix à la vérité.

173

Cf. F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, p. 52.

174

Pour les maximes kantiennes de la pensée sans préjugés, de la pensée élargie et de la pensée conséquente, lire E. KANT, Critique de la faculté de juger, II, paragraphe 40, trad. Philonenko, Vrin, p. 128.

175

Rappelons que pour E. Kant l’hétéronomie est la « source de tous les principes illégitimes de la moralité ». E. KANT, Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, 1959, p. 171.

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5.4. L’ontologie comme fondation de l’éthique africaine

Enfin, notre lecture d’Eboussi met en relief le lien entre l’éthique et l’ontologie. Celle-ci est le lieu d’action de celle-là qui a pour rôle de corriger les lacunes du comportement, supprimer les faux-êtres, à commencer par les faux dieux, en posant les meilleures questions éthiques et en écartant les fausses. L’éthique se présente ainsi comme une critique de l’histoire, de la qualité des choix individuels et collectifs, et comme une attribution des responsabilités relatives aux actions choisies.

5.5. L’intellectuel africain pense et agit dans l’immoralité.

La critique d’Eboussi adressée à l’intellectuel africain pose des questions de complicité dans l’aliénation et l’immoralité : ce dernier fausse les mesures de sa recherche. De la sorte, il préfère éviter sciemment les exigences d’une analyse rigoureuse de la réalité africaine, afin de tirer profit d’une recherche fourre-tout et passe-temps qui lui permet de pêcher en eau trouble et de partager le butin de la déchéance africaine avec ceux qui financent cette recherche.

Sa quête de l‘identité plafonne dans son affirmation égoïste ou l’attestation pour soi de son identité, au détriment et en se distanciant de l’identité de la masse populaire contestée.

Un autre aspect éthique de l’activité de l’intellectuel africain, c’est l’oubli volontaire et truquée de l’historicité et, donc, des souffrances des Africains et des causes historiques qui les ont produites ; il concentre l’attention sur la culture dont il fait une promotion lucrative, sans aucun lien avec l’agir, sans effort d’analyse, de déstructuration et de restructuration capable de générer l’action transformatrice dont l’Africain aujourd’hui a besoin. En réalité, il ne représente que lui-même, tout au plus sa tribu ou son ethnie, même vivant dans un cadre extra-tribal qu’est l’Etat.

Enfin, le fait de faire de l’occidental un monstre moral réconforte notre intellectuel dans son illusion de représentant incontournable de la masse et, rendant impossible un vrai dialogue éthique entre les deux cultures en présence, il pérennise ses avantages égoïstes. Il agit donc à la fois comme un virus et comme un microbe pathogène, flouant aussi bien

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l’Africain que l’occidental et se nourrissant de tous les deux. Donc, il obstrue toute possibilité de démarche éthique concertée entre ces deux derniers.