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Une éthique de responsabilité en quête de fondement : réflexion à partir d'un contexte africain de crise

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Une Éthique de responsabilité en quête de fondement

Réflexion à partir d’un contexte africain de crise

Thèse

Léonard Mweng-a-Man KAPIA

Doctorat en théologie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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Une Éthique de responsabilité en quête de fondement

Réflexion à partir d’un contexte africain de crise

Thèse

Léonard Mweng-a-Man KAPIA

Sous la direction de :

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Résumé de la thèse

Sur quoi fonder une éthique de responsabilité et quelle place accorder aux cultures et aux traditions dans un contexte nouveau caractérisé par la mondialisation? Pour répondre à cette question, posée à partir de l’Afrique, nous avons pris un long chemin de réflexion. À partir de l’évaluation faite par Fabien Eboussi de la crise multiforme actuelle qui frappe l’Afrique, où l’auteur cherche et désigne les coupables et les responsables que sont, selon lui, les cultures africaines, la colonisation européenne et le christianisme, nous nous sommes concentré sur le sujet humain comme tel. La responsabilité est d’abord, à nos yeux, une question de conscience morale. Les approches anthropologiques utilisées dans leurs théories éthiques par Xavier Thévenot, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas nous ont permis de bâtir une définition du sujet comme une « liberté précédée ». L’antécédence est à la fois un principe anthropologique et éthique dans la relation et dans l’existence. Nous avons appliqué ce principe de précédence à la notion africaine d’ancestralité conçue comme le temps éthique hiérarchisé et orienté. Pour échapper à l’étroitesse tribale ou ethnique dans laquelle se vit cette ancestralité africaine, nous l’avons étendue aux dimensions de l’humanité, comme le fondement d’une éthique de responsabilité universelle. On est ancêtre de l’humanité. Sous le néologisme d’ancestrogenèse, nous avons proposé une éthique fondée sur le recrutement de ces ancêtres ou bienfaiteurs de l’humanité. L’ancestrogenèse est donc la construction d’une communauté humaine où chaque membre soit responsable de ses actes devant sa communauté locale – naturelle ou historique – en lien avec toute la communauté humaine dont la facilité de la communication accélère la convergence. À la suite de Bénezet Bujo, et pour fonder cette communauté sur le roc et la faire survivre aux fluctuations de l’esprit humain, nous avons placé le Christ à la tête des ancêtres, comme proto-ancêtre. En lui, nous avons le Verbe créateur unique, le sauveur unique et le rassembleur unique de l’humanité de tous lieux et de tous temps. Voilà qui suscite une multitude de questions d’ordre pédagogique, biblique, christologique, ecclésiologique, éthique, anthropologique, politique et sociologique, questions relatives à la formation morale du sujet-ancêtre telle qu’ébauchée dans le cadre limité de cette recherche.

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Summary of the thesis

In which to base an ethic of the subjet and what place should be allowed to particular cultures and histories in a new context characterized by globalization?

To answer this question, asked from Africa, we had first to show the paucity of any anthropological approach and, therefore, of any ethical approach. If Fabien Eboussi was the starting point of our inquiry in the African context, Xavier Thévenot and Bénezet Bujo in theology, and Emmanuel Levinas in philosophy, who were both the proof of this paucity and our guides in looking for a new anthropolgical place on which to base an ethics of the subject that is universal. This new place is the « ancestrogenesis », that is to say ancestrality designed as a source of responsability vis-à-vis all past and future human generations. This place both anthropological and ethical is under contruction since the beginning of human time. Each one is invited to participate in responsability to the humanization of humanity through the struggles in favor of every human being within range.

We have applied this ancestrogenesis to theological ethics by placing Christ at the summit. As a human being, He is an ancestor among other ancestors, ascending and descending, but in a specific way. As creative Word of God, He is Pro-ancestor, in the sense that He is the inspiration and the one that delivers the ultimate meaning of history. So, what is the best position to adress the ethics of subjet, to make human beings responsible on universal issues that transcend religions, histories ans cultures, while making Christ the main Subject of history ? We offer a tangential position that frees an ethicist from excessive influence of his own morals ans allows him to fraternize with all humans. Provided he avoids making an ideology with pluralism and he fights superficiality that awaits syncretism to which such a peripheral position is exposed.

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Table des matières

Résumé de la thèse ... iii

Summary of the thesis... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... viii

Chapitre introductif ... 1

État des lieux et voies ... 1

1. Le contexte ... 1 2. D’où parlons-nous ? ... 2 3. La problématique ... 3 4. Question de recherche ... 7 5. Hypothèse ... 7 6. Objectifs ... 8

7. Méthodologie et Cadre théorique ... 9

8 Précisions terminologiques ... 14

Première partie ... 24

Survol d’un débat sur la situation actuelle de l’Africain... 24

Chapitre premier ... 24

Fabien Eboussi : un triple regard critique sur l’Afrique ... 24

1. La faiblesse et l’’usure de la culture et de la tradition africaines face aux défis de l’histoire ... 25

2 L’intellectuel africain : de l’aliénation complice à l’impuissance théorique et pratique .... 31

3. Procès du christianisme ... 40

4. Fabien Eboussi et l’avenir de l’Afrique... 57

5. Quelques lieux éthiques mis à jour à partir de la lecture de textes philosophiques d’Eboussi ... 62

6. Lieux éthiques à partir de la réflexion théologique d’Eboussi ... 65

Chapitre deuxième ... 70

Lectures controversées de Fabien Eboussi ... 70

1. Eboussi lu par des philosophes ... 71

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Deuxième partie... 101

Tentative de déghéttoïsation du sujet africain ... 101

Chapitre troisième ... 102

Élargissement de la question du sujet comme solution à la paucité du cadre théorique de l’étude du sujet africain. Recours à Xavier Thévenot ... 102

1. La genèse du sujet dans le cadre familial ... 104

2. La famille : lieu privilégié de la castration symbolique ... 110

3. L’interdit ou la première manifestation de la société ... 112

4. L’interdit et la norme ... 114

5. La norme, le langage et la parole ... 116

6. L’inconscient ou la partie immergée de l’iceberg social ... 119

Chapitre quatrième ... 123

Avènement du sujet en contexte culturel africain. Retour sur quelques thèmes anthropologiques utilisés par Xavier Thévenot ... 123

1. L’expérience africaine de la famille et ses implications sur le sujet ... 124

2. Place de l’interdit dans l’élaboration du sujet africain ... 145

3. Les normes sociales et le langage en Afrique... 147

4. L’inconscient dans la formation du sujet africain ... 151

5. Reprise et définition du sujet en contexte africain ... 158

Troisième partie ... 166

Approche éthique du sujet en contexte africain ... 166

Chapitre cinquième ... 168

Aspects philosophiques d’une éthique du sujet ... 168

1. L’antériorité du soi dans la relation éthique : Paul Ricœur ... 168

2. Priorité de l’autre dans la relation éthique : Emmanuel Levinas ... 188

3. Reprise. Notre option pour Levinas ... 197

4. Déploiement d’une éthique de la responsabilité : la vérité du sujet au confluent de la singularité, de l’intersubjectivité et de la société ... 205

5. La notion d’ancestralité comme socle d’une éthique de la responsabilité dans la culture africaine ... 215

Chapitre sixième ... 224

Éléments africains d’une éthique théologique du sujet ... 224

1. Fondement de l’éthique théologique et particularité du contexte africain ... 228

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3. L’ancestrogenèse ou l’avènement du Grand Sujet ... 240

4. Le chantier ... 262

Conclusion générale ... 270

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Remerciements

En ce moment où je boucle quatre années de recherche doctorale à l’université Laval de Québec, je voudrais m’acquitter d’un agréable devoir : celui de dire merci. Merci à tous ceux qui se sont retrouvés sur mon chemin d’étudiant depuis quelques années : monsieur le Cardinal Théodore-Adrien Saar, archevêque de Dakar, qui a recommandé mon voyage d’études en Belgique, à l’Institut international Lumen Vitae et à la Katholieke Universitat Leuven, les professeurs André Fossion, Benoît Malvaux et Ignace Ndongala qui ont recommandé mon séjour d’études au Canada.

Mes remerciements aux personnels académique et administratif et au Fonds de soutien à la réussite de la faculté de Théologie de l’université Laval, qui m’ont permis de réaliser ce projet. Particulièrement à mes directeur et co-directeur de thèse, les professeurs Guy Jobin et Bernard Keating, et au professeur Gilles Routhier, doyen de notre faculté.

Mes remerciements aux frères et amis qui ont partagé mes soucis d’étudiant pendant toutes ces sessions scolaires. Je pense de façon spéciale à Mgr Jean-Pierre Blais, évêque de Baie-Comeau, à Job Mwanakitata et à Jean de Dieu Itshieki.

Merci à tous les amis qui m’ont soutenu de près ou de loin. Je nomme Jules Kafuti, Gisèle Couton, Jean-Michel Bosmans, Macaire Gitango, Macaire Ntwa, Zéphyrin Mukiengi, Faustin Musambi, famille Hick, Mme Madeleine Diaw, Boniface Iketshi, Marie-Bernard Bubadidi, Honoré Mitelezi,

Merci à ma grande famille, aux vivants et aux morts : les Kapia, Mamie Pétronille Lopy, les Kindeke, les Nsampanga, les Ibo, les Musende, les Dikuta, les Kasende, les Mandutshi, les Mbungu, les Mubwoti, les Mubambi, les Kirika, les Kanakana, les Mihutu, les Awiwi, les Malanda, les Nima, les Munguku, les Kasongo, les Kivulu.

Très nombreux sont ceux et celles dont la bienveillance, la sollicitude et la solidarité m’ont aidé de bien des façons. Que tous veuillent trouver ici ma profonde et respectueuse gratitude

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Chapitre introductif

État des lieux et voies

1. Le contexte

Nous entrons ici dans une recherche sur ce qu’il convient de nommer « la question africaine », qui peut se libeller comme suit : qu’est-ce que la « crise » de l’homme africain d’aujourd’hui ? D’où vient-elle et qui en en est responsable ? Comment la résoudre ? Comment former le sujet moral pour y parvenir ?

Le cadre général est celui de problématiques liées à l’identité de l’Africain, à son insertion jugée « manquée » dans l’histoire depuis sa rencontre avec l’Européen, et à ses perspectives d’avenir dans une civilisation moderne globalisante où les cultures technologiquement fortes déstabilisent ou même déstructurent celles techniquement faibles.

Cette crise africaine apparaît tantôt comme une perte de confiance en soi, tantôt comme une incapacité à prendre l’initiative, tantôt comme une rupture douloureuse d’avec son passé culturel et une perte de points de référence, tantôt comme le souvenir omniprésent de l’histoire de défaites et d’humiliations subies dont il se sait coupable ou complice, tantôt comme une inadaptation ou une désorientation dans la civilisation technologique actuelle et une impossibilité de projection de soi dans l’avenir à cause d’un sentiment de vacuité, tantôt comme un complexe d’infériorité ou celui du mal aimé. Dans cette situation, le défaitisme d’une part, et la révolte et la volonté d’en sortir d’autre part, maintiennent l’Africain dans une tension morbide, entre l’extraversion ou la dilution due à une résignation face à la dure réalité historique, et l’introversion et le repli sur soi, conséquence d’une révolte contre cette même histoire.

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2

C’est une vaste question qui occupe des Africains et des africanistes depuis les années 1960, et qui a fait organiser des colloques et des conférences particulièrement en philosophie et en théologie à travers le continent noir1.

2. D’où parlons-nous ?

Nous entrons dans ce débat à partir des critiques de Fabien Eboussi adressées aux Africains, philosophes, théologiens, scientifiques, acteurs sociaux, politiques.

Si la crise dont il est question est née ou a été révélée et aggravée à partir de la rencontre de l’Africain avec de l’Européen, nous pensons que c’est au lieu de cette rencontre, à l’intersection des histoires de l’un et de l’autre et à partir d’elle, que nous devrions nous situer pour avoir une vue simultanée sur l’un et sur l’autre, dans ce sens que la rencontre de l’Africain et de l’Européen permet de connaître en même temps l’un et l’autre dans leurs histoires et leurs cultures respectives. Nous qualifions notre position de « tangentielle » ou « périphérique ». Si l’inconvénient de cette posture est de ne pas avoir une vue suffisante sur la totalité et les racines – parfois même sur les rationalités sous-jacentes – des positions d’auteurs en débat, son avantage est de nous offrir simultanément les éléments – culturels, religieux ou autres - en rencontre en état d’interaction et de friction, en lien direct avec la crise qui nous occupe.

En outre, notre position à la tangente se justifie du fait que la solution à une crise africaine aussi profonde et multidimensionnelle peut être de l’ordre d’une mutation. Le chercheur qui y participe ne doit a priori se sentir incarcéré ni par une méthode ni par des contenus. En temps de crise, la recherche elle-même se recherche aussi bien dans son objet, dans son sujet, que dans ses méthodes. La crise nécessite qu’on sorte des évidences des chemins balisés, pour reconfigurer et restructurer autrement les éléments de la méthode comme ceux des contenus, le seul fil conducteur étant la cohérence et la rationalité de l’argumentation et leur capacité à faire comprendre la solution proposée et à mobiliser l’agir en faveur de cette solution. Ainsi, notre position à la périphérie de la théologie et de la philosophie nous offre la liberté de tester et d’apporter dans le débat

1

Nous citons par exemple les nombreuses semaines philosophiques et théologiques organisées chaque année par les facultés catholiques de Kinshasa depuis quarante ans maintenant, les colloques de Bouaké, etc.

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3

sur la crise de l’Africain nos convictions philosophiques et théologiques, sans devoir les fonder systématiquement chez les auteurs qui nous ont inspiré, mais en prenant comme points de départ les intersections des questions en débat et les termes dans lesquels elles sont débattues.

Le but de notre recherche n’est pas la simple satisfaction intellectuelle. Elle nous engage dans notre peau d’Africain, dans une situation réelle qui nous pose question dans notre chair : autour de quels concepts pourrait tourner la formation à la responsabilité du sujet africain, comme solution à la crise multiforme qui le frappe aujourd’hui, afin qu’il retrouve son autonomie, son initiative dans l’histoire et dans sa culture, en phase avec le monde actuel en voie de globalisation culturelle et civilisationnelle ?

3. La problématique

La question que nous cherchons à élucider et à résoudre dans cette recherche est celle posée par la crise que traverse l’Africain aujourd’hui, crise qui apparaît comme un des effets de la sa désubjectivisation. Nous abordons cette problématique à partir du diagnostic effectué par Fabien Eboussi2 pour qui l’Africain traverse une crise identitaire,

à la fois culturelle, organisationnelle, historique, morale, spirituelle et de la personnalité. Pour notre auteur, la culture africaine a des tares internes que sont la mauvaise conception du monde qui ne lui permet pas la « construction [de] l’énigme de l’individualité et de la mort »3, le système tribal ou ethnique qui limite la relation et

donc l’ouverture d’esprit dans des murs communautaires étroits, dans une recherche d’identité répétitive, la relation fusionnelle avec la nature qui empêche la distance objective nécessaire à la maîtrise de la science et de la technologie, lacune qui fait sa faiblesse et sa colonisabilité4.

2 Cet ancien jésuite camerounais est une image parfaite d’une position tangentielle que nous adoptons

dans notre démarche. Toute sa réflexion a lieu loin des centres orthodoxes de la pensée philosophique et théologique, ce qui fait de lui un penseur atypique et très critique, loin de tout système2

. Sa préoccupation, qui est aussi la nôtre, est de savoir pourquoi l’Africain a subi des défaites et des humiliations dans l’histoire.

3 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence

africaine, 1977, p.9.

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4

A cela s’ajoute la conception africaine d’une tradition idéalisée et conçue comme un lieu de retour et de répétition ; elle considère l’optimum de l’humanité comme se situant dans le passé ancestral, ce qui dispose moins l’Africain à affronter les exigences d’un futur à inventer qu’à se réfugier dans les mythes produits dans la culture. « [Son] ontologie voudrait se situer en amont de l’opposition maître-esclave et du conflit. Elle tente de revenir au paradis perdu »5.

Eboussi propose que la tradition garde son dynamisme en tant que lieu où se concentrent l’utopie critique et mobilisatrice6, ainsi que la fonction référentielle et

identificatrice, pourvu que le passé ainsi idéalisé soit projeté dans le futur comme un but à viser et comme une destinée. Que, par la connaissance scientifique et ses appropriations technologiques, grâce à une autonomie intellectuelle et économique, l’Africain retrouve son initiative face à une postcolonisation politique et religieuse (chrétienne) de l’Européen.

Cette problématique est vaste et englobante. Notre contribution consiste dans une proposition de solution au déficit de subjectivité responsable dénoncé par Eboussi, lequel déficit est à l’origine de la crise. Le premier travail est à faire sur l’homme africain lui-même : le déstructurer et le restructurer en vue de faire éclore un sujet moral renouvelé, ouvert au monde moderne mais enraciné dans un socle ancestral dont il soit responsable, un sujet qui construise son avenir en prenant en compte aussi bien la destinée qui lui est proposée par l’histoire (la colonisation, le christianisme, la modernité) que celle qu’il se découvre dans sa culture revisitée.

Notre contribution tournera autour de trois axes : le sujet anthropologique en général, à la lumière de l’analyse qu’en fait Xavier Thévenot dans son approche morale ; le sujet moral, principalement dans la conception de l’altérité d’Emmanuel Levinas ; le sujet moral africain dans une perspective théologique, dans une approche inaugurée par Bénézet Bujo que nous extrapolerons pour la généraliser au-delà de l’homme africain.

5 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, p. 7. 6 Cf. F. EBOUSSI BOULAGA, Ibid., p. 152-153.

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5

Ainsi donc, nous chercherons d’abord la solution à la crise de l’Africain non pas en vase clos, mais dans les mécanismes profonds qui siègent dans la constitution de tout être humain, dans une théorie anthropologique de la genèse et de l’entretien de l’être humain en général. Ce décentrement permet d’échapper au confinement et à l’étroitesse ethnique que déplore F. Eboussi. Dans cette réflexion, nous l’avons dit, nous nous inspirerons principalement de la réflexion de Xavier Thévenot7 qui nous montre que le

sujet humain est fondamentalement un être de manque dont l’avènement est parsemé de crises (de la personnalité ou du positionnement comme sujet dans la société, d’adaptation face à des apports déstructurants de l’histoire, etc.). Cela signifie que la crise n’est pas un attribut propre à l’Africain et qu’il faut travailler à la modification du contexte et des conditions d’existence pour que la crise trouve un dénouement heureux quoique toujours transitoire. Ancrée dans le sujet, faisant partie de lui et donc incontournable, elle n’est cependant pas un destin. C’est là la responsabilité du sujet anthropologique, dans sa dimension de sujet moral, de travailler à l’allégement de la crise pour améliorer les conditions de vie et du vivre ensemble.

Ensuite, notre conviction est que la crise de l’Africain est essentiellement morale et qu’une formation du sujet moral africain améliorera sa relation avec autrui dans sa communauté actuelle située entre l’ethnie et la société multiculturelle moderne. Ainsi, nous recourrons à une théorie de la relation éthique qui permet de saisir le rapport de l’Africain avec autrui dans sa culture telle que connue depuis sa rencontre problématique avec l’Européen. Cette démarche, nous le ferons à partir d’Emmanuel Levinas qui accorde une place prépondérante à autrui dans cette relation éthique, à l’instar de la culture africaine ; à la différence que notre philosophe ne limite pas autrui au membre de l’ethnie du sujet comme c’est le cas dans les cultures africaines. Une telle ouverture est intéressante dans la formation du sujet moral africain aujourd’hui.

7 Notre recours à X. Thévenot ne s’explique pas seulement par notre volonté d’insérer le sujet africain en

crise dans un cadre anthropologique plus compréhensif. Cet auteur nous intéresse aussi dans le passage qu’il opère de l’anthropologie à l’éthique. Il pense que la nature humaine n’est pas un destin et que l’éthique doit prendre en compte l’évolution du savoir sur l’homme et les pratiques nouvelles. Il prend distance d’avec tout moralisme (Morale fondamentale, p. 116-123) et se place à la périphérie, là où clignote et bourgeonne la réalité de l’humain aujourd’hui, là où se posent des questions d’actualité.

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Enfin, notre troisième et dernière piste de solution à la crise de l’Africain est théologique. Après avoir vérifié la nécessité et la légitimité d’un recours aux données de la foi dans un débat éthique sur un terrain séculier8, il nous faudra démontrer que le

discours spécifique de la foi est un lieu favorable pour la genèse d’une nouvelle subjectivité et d’une nouvelle orthopraxie africaine. Le concept d’ancestralité qui exprime la précédence d’autrui dans le temps et dans la relation, l’antécédence du projet d’être de l’humanité par rapport à celui du sujet moral individuel, nous fournira des outils pour une structuration philosophique et théologique d’une éthique de la responsabilité qui lie, d’une part, la spécificité chrétienne du salut en Christ et la responsabilité de ce dernier en amont de toute autre responsabilité humaine, et, d’autre part, l’effort moral «séculier» des êtres humains en voie d’humanisation progressive. De ce point de vue, la crise du sujet africain, la crise de tout sujet, est à la fois prise au sérieux par l’humanité et par le Christ sauveur, mais en même temps relativisée au regard de la réserve eschatologique qui met en perspective et situe convenablement l’agir moral. C’est Bénezet Bujo qui nous fournira l’essentiel sur la théorie christologique du proto-ancêtre, le Christ comme Ancêtre des ancêtres. Nous chercherons comment généraliser et proposer cette christologie proto-ancestrale de Bujo sous le nom d’ancestrogenèse pour englober et responsabiliser les sujets humains face à la crise morale qui les frappe.

Il s’agira donc de réfléchir sur la possibilité et les conditions de réception de l’éthique chrétienne dans la culture africaine, et d’extrapoler et universaliser la notion anthropologico-culturelle africaine d’ancestralité pour en faire un socle d’une éthique de la responsabilité, en y injectant la particularité chrétienne du Christ proto-ancêtre dans l’horizon de la rationalité éthique.

8

Nous traiterons de la spécificité et du fondement de l’éthique théologique avec Xavier Thévenot et Oliver O’Donovan. Thévenot fonde l’éthique théologique sur les mystères chrétiens tout en défendant une théologie de la sécularité [Cf. Morale fondamentale, p. 137-138 ; aussi, Gaudium et Spes, paragraphes 36 et 4 ; Romains 2, 9-11 et 14-16). O’Donovan fonde l’éthique théologique sur la résurrection du Christ, conformément aux vues de son mouvement, Radical Orthodoxy, qui se méfie de la place trop grande accordée à la raison à travers les sciences humaines dans le domaine théologique. Ainsi, le mystère de la résurrection constitue pour ses membres une coupure, une nouveauté radicale qui échappe au diktat de la raison scientifique qui veut tout envahir et tout expliquer et évacuer le mystère. La résurrection est, pour ce mouvement, ce qui restitue à la théologie sa liberté face aux sciences humaines.

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7

Dans la formation du sujet moral chrétien, les questions relatives à l’autonomie, à l’hétéronomie et à la théonomie9 sont d’abord inscrites dans la personne et la mission du

Christ avant d’être celles de tout autre sujet moral. Nous sommes loin de toute morale prométhéenne qui viserait le salut au bout des seuls efforts d’autolibération de l’être humain. Dieu en Christ devance l’être humain, l’accompagne et le soutient. L’agir moral en Christ, comme le Christ ou au nom du Christ, devient un acte de résurrection, un acte de renouvellement de la créature (Cf. 2 Co 5, 17) en pro-responsabilité, c’est-à-dire à la place et à la suite du Christ, proto-responsable.

Dans cette perspective, la question de la médiation et de la responsabilité humaine, enracinée dans l’ancestralité du Christ et dans le projet de l’amour créateur de Dieu, devient une instance critique de la culture et de l’histoire, lieux où naît et se forme le sujet moral.

De là notre question de recherche.

4. Question de recherche

Comment la tension entre la fidélité à la tradition et le dépassement des particularités ethniques pourrait-elle être le lieu privilégié de l’avènement du sujet moral africain aujourd’hui ? Quel(s) concept(s) théologique(s) pourrai(en)t servir de socle(s) à cette réflexion éthique ?

5. Hypothèse

La notion d’ancestralité, revisitée dans le sens d’une connexion du projet d’être et de vie du sujet individuel au projet de l’humanité tout entière, pourrait permettre l’advenue du sujet moral. Ce dernier y trouvera des exigences d’une responsabilité individuelle, c’est-à-dire l’obligation d’agir pour enrichir et perpétuer les acquis moraux de l’humanité, de même que la nécessité d’agir en coresponsabilité avec sa communauté et avec l’ensemble de l’humanité en faveur des générations futures.

9 Le mot « hétéronomie » consiste ici à fonder la loi morale sur un autre que le sujet en question ;

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8

Ainsi seront jugulées les faiblesses de la culture et de la tradition africaine mises en lumière par Fabien Eboussi, tout en articulant la complémentarité entre la responsabilité individuelle du sujet africain et sa double appartenance à sa communauté et à l’humanité tout entière.

Usant de la rationalité philosophique, comme nous le montrerons dans la notion de

précédence d’autrui dans l’éthique levinassien au chapitre cinquième, notre hypothèse

est théologique puisque, au chapitre sixième, nous donnerons un fondement christologique à la notion d’ancestralité qui exprime cette précédence.

6. Objectifs

Notre recherche se fera en quatre actes principaux :

1) Évaluer la portée et la pertinence des thèses d’Eboussi sur la question à l’étude. Cette étape nous permettra de connaître les différents aspects de la crise de l’Africain, sa complexité et son étendue. Elle nous permettra aussi de connaître sa conception de la culture, de la tradition, de la foi chrétienne telle que prêchée par les missionnaires occidentaux et de ses répercussions sur la vie, de l’histoire politique et économique de l’Afrique depuis la colonisation, du rôle souvent ambigu de l’intellectuel et du politique africain aujourd’hui. À partir de cette critique d’Eboussi, nous pourrons proposer un apport éthique qui espère échapper aux erreurs relevées par lui : les faiblesses de la culture, le recours intempestif à la tradition, la domination politique dans le séculier comme dans l’Église, l’irresponsabilité des intellectuels qui reproduisent ou relayent ces lacunes.

2) Montrer en quoi l’anthropologie sous-jacente à la théologie morale de Thévenot peut ouvrir le débat. L’étude de la genèse et de l’entretien du sujet jettera une lumière sur l’être humain, et sur les mécanismes qui en font un être social. L’Africain en est un. C’est ici que nous puiserons les notions de manque, de précédence et de dépendance du sujet, que nous appliquerons à l’ancestralité.

3) Explorer le débat entre Levinas et Ricœur sur l’éthique de la responsabilité, dans la relation du sujet à l’autre. Les notions de précédence, de manque et de dépendance sont

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9

aussi à la base de la relation éthique. Puisque, à notre avis, la crise de l’Africain est fondamentalement une crise morale, nous étudierons ici la structure de la relation éthique et les lieux de production de cette crise, soit dans un repli sur soi soit dans l’oubli de l’autre ou dans une mauvaise connexion à l’autre. En prolongeant cette réflexion sur la précédence éthique d’autrui, nous retrouverons notre notion d’ancestrogenèse que nous exploiterons au chapitre sixième.

4) Démontrer que la notion d’ancestralité peut devenir un concept théologique porteur de fruits dans le débat concernant la relation du sujet à autrui, à l’intérieur de sa communauté culturelle et dans un monde de plus en plus multiculturel. Si les trois premiers objectifs sont poursuivis grâce à l’analyse de contenus de textes d’auteurs mobilisés, ce quatrième objectif obéira à une méthodologie différente. Ici, nous élaborerons le concept théologique d’ancestrogenèse qui sera notre principal apport au débat en cours. Dans la foi, nous nommerons cette précédence, l’Ancêtre des ancêtres, le Proto-ancêtre : le Christ.

7. Méthodologie et Cadre théorique

7.1. Cadre théorique. Notre recherche se déroulant en éthique théologique, rappelons

ici les quatre principales sources ou lieux auxquels recourent les théologiens moralistes.

L’Écriture est la première source10, la norme des normes (norma normans). Elle doit

être lue en Église et dans l’Esprit11, ce qui s’appelle « l’analogie de la foi » (Cf. Rm 12,

6). Pour être pertinent, ce recours à l’Écriture devra alors éviter de tomber dans des pièges possibles que nous décrit Thévenot : « conforter les positions idéologiques ambiantes en faisant passer pour assertion biblique ferme ce qui n’est que sa position personnelle ou celle d’un groupe de pression. La multiplicité parfois contradictoire des versets bibliques prête facilement à ce jeu malsain »12; ou encore la dissociation des

deux thèmes qui relient l’éthique et la spiritualité13, à savoir ceux de « l’imitation du

Christ », donc le recours à l’Écriture, et de « la vie dans l’Esprit » ou l’espace pour la

10 Cette hiérarchisation est esquissée dans le Décalogue (Ex 20, 1-17) : Dieu en premier. 11 Cf. X. Compter sur Dieu, Paris, Cerf, 1992, p.56. Cf. aussi

12 X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, Paris, Cerf, 1992, p. 55. 13 X. THÉEVENOT, Ibid., p. 57.

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nouveauté et l’inédit dans l’histoire et dans les expériences individuelles et collectives. Pour y arriver, comme le propose Thévenot, le moraliste est invité à « réinterroger le tri qu’il opère dans les textes bibliques. […] La recherche avec les chrétiens d’autres confessions s’avère ici très profitable. Mais aussi le dialogue avec ceux qui ne se réfèrent qu’à une éthique rationnelle, tant ils aident à percevoir le texte biblique dans son altérité, voire dans son étrangeté »14.

Notre recherche étant une participation à un débat public sur la crise de l’Africain aujourd’hui, nous exploiterons la source biblique principalement en ce qui concerne les attributs christologiques en lien avec l’ancestralité (Cf. Lc 18, 38), l’Alliance (préfiguration en Gn 20-40), la tradition, la généalogie (Cf. Ex 3, 6 ; 2 Ch 30, 6, puis Mt 1, 1-17), la responsabilité (Héb 8, 10 ; Mt 23, 37 ; Lc 11, 47 ; Lc 13, 34), la médiation (préfiguration en Gn 20-40 ; puis en Mc 11, 24 ; Jn 15, 5). Ces attributs révéleront la précédence d’autrui, celle du Christ, celle de Dieu, qui montre que « le sujet […] n’est jamais un créateur de sens ex nihilo, mais un inventeur qui commence sa tâche créatrice par une humble écoute des herméneutiques de l’histoire et du cosmos qui préexistent »15, y compris les herméneutiques bibliques.

La Tradition est la deuxième source du théologien moraliste. Elle se présente comme

un lieu d’ancestralité, de mémoire, de lecture de l’Écriture, un lieu de l’action de l’Esprit. Elle est, comme le dit encore Thévenot, « d’un point de vue philosophique, un fondement dans le fait qu’il est essentiel à la réflexion éthique […] de ne pas négliger la dimension historique et la mémoire qu’elle requiert. […] Mais théologiquement, ce recours se fonde sur la présence active de l’Esprit, dans le corps mystique du Christ. La vie morale étant action sous la mouvance de l’Esprit, elle ne peut que rechercher une cohésion avec ce corps, non seulement dans le présent, mais aussi dans le passé »16. Le

recours à la Tradition doit aussi affronter des pièges, entre autres le refuge facile dans le passé institutionnel ou intellectuel pour ne pas se confronter à la nouveauté, la volonté de faire perdurer le passé au présent, même dans ses aspects obsolètes ou vouloir faire

14 X. THÉVENOT, Ibid., p. 55. 15 X. THÉVENOT, Ibid., p. 25. 16 X. THÉVENOT, Ibid., p. 59.

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de la Tradition une norma normans en lieu et place d’une norma normata17, l’oubli de la

multiplicité et de la pluralité de cette Tradition que X. Thévenot appelle « foisonnement de la mémoire de l’Église »18, l’opposition de la Tradition avec la mystique ou l’action

libre de l’Esprit, ce qui donne naissance au légalisme ou, à l’inverse, au spiritisme libertaire19. La Tradition est donc une école, un arbre où foisonnent des exemples de vie

ou de pensée, où le chercheur va cueillir ce qui peut mieux comprendre et faire comprendre les questions qui se posent aujourd’hui, afin de mieux les résoudre ou de mieux vivre. Elle est « une instance de légitimité et ‘désigne la prétention à la vérité […] offerte à l’argumentation dans l’espace public de discussion’. Aussi celui qui la reçoit lui accorde, dans un premier mouvement d’accueil précritique, une présomption de vérité »20.

En ce qui concerne l’Afrique, la Tradition chrétienne elle-même fait partie du problème. Représentée par le Christianisme missionnaire accompagnateur de la colonisation, elle est suspecte aux yeux de tout colonisé et elle doit justifier la confiance qu’elle lui réclame. Nous la lirons à travers la critique d’Eboussi, car, si l’Esprit aide à faire mémoire et à ’ecclésialiser’21, ce même Esprit est aussi une force de contestation de ce

qui dans la tradition défigure, contrarie ou contrecarre son action dans les personnes et dans le monde. Comme nous le rappelle encore X. Thévenot, « le vrai dynamisme interne de la liberté n’est pas la fidélité à la loi [ici à l’autorité de la Tradition22], mais

l’Esprit en personne sans lequel la loi est impuissante (Rm 8, 2 s.) »23. En outre, la

Tradition n‘est pas close, elle vit et se poursuit dans les traditions ecclésiales du monde avec leurs divers visages anciens et nouveaux.

17 Cf. X. THÉVENOT, p. 60. 18 X. THÉVENOT, p. 61. 19 Cf. X. THÉVENOT, p. 62.

20 M.-J. THIEL & X. THÉVENOT, Pratiquer l’analyse éthique, Paris, Cerf, 1999, p. 333. 21 Cf. X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, p. 60.

22 Notons que les théologiens eux-mêmes font partie de cette Tradition dans la mesure où ils participent à

ce que, à la suite d’autres théologiens, X. Thévenot appelle le « magistère des théologiens ». Compter sur

Dieu, p. 86. « [La] parole magistérielle, rappelle encore Thévenot, ne doit jamais constituer une réalité

derrière laquelle la conscience morale peut se retrancher pour éviter de trancher dans les inévitables conflits de valeurs auxquels confronte l’action morale » Ibid., p. 94-95.

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12

La troisième source de l’éthique théologique, c’est la raison philosophique et celle des sciences humaines qui permettent « une réflexion sur la personne humaine et sur ce

que nous en dit, entre autres, la phénoménologie […et] qui cherchent à explorer les diverses dimensions de notre existence toujours située dans une histoire, une culture, une génération, un peuple »24. Des questions humaines ne font jamais l’économie de

l’outil humain qu’est la raison. Un éclairage de cette dernière épargne de l’obscurantisme, de l’anachronisme et de la confusion. Dans le cas d’espèce, la solution d’une crise par le biais d’une éthique de la responsabilité est d’abord une affaire humaine, dans le cadre de l’autonomie de la raison. Ainsi, les philosophes E. Levinas et P. Ricœur nous offrent des réflexions anthropologiques sur l’identité du sujet, et des réflexions éthiques sur la relation sujet-autrui, socle d’une relation à autrui qui soit responsable. Tandis que X. Thévenot, à la suite de J. Lacan, nous aide à réfléchir sur l’avènement du sujet.

Notre recours à eux nous permettra de fonder la précédence d’autrui en philosophie sous le nom d’ancestralité, avant de l’appliquer en théologie comme tâche éthique de formation d’une communauté humaine responsable, sous le nom d’ancestrogenèse. Nous utiliserons donc la philosophie au service de la théologie selon l’ancien usage :

philosophia ancilla theologiae. Ce recours à la philosophie morale est une des

conséquences « d’une absence de prescriptions morales précises au sein de l’Évangile et de la place essentielle de la conscience et de la liberté dans l’Esprit »25.

L’expérience est la quatrième source de l’éthique théologique. L’expérience est une

source première. C’est elle qui est au front de l’agir humain, tandis que « les normes de la vie morale constituent toujours une réflexion seconde »26 sur elle. Elle instruit la

conscience et la rend capable de jugement tant dans les domaines séculiers que ceux de la foi, sous l’éclairage et la mouvance de l’Esprit (Cf. Rm 8, 14 s, Ga 4, 6, 1Cor 2, 12-16).

24 A. THOMASSET, Interpréter et agir. Jalons pour une éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2011, p. 23. 25 A. THOMASSET, Ibid., p. 23.

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13

Nous expérimentons la crise du sujet africain dans notre chair. Les insuffisances de la culture et de la tradition, l’impérialisme néocoloniale en politique, en économie et dans l’Église, l’extraversion des esprits africains alléchés par le matérialisme techno-centré de l’Occident, bref, toute la violence telle que diagnostiquée par Eboussi fait partie de notre lot quotidien et de notre univers épistémologique et ontologique. Cette recherche puise donc au plus profond de nos préoccupations.

Nous partageons ce socle existentiel et réflexif commun avec Eboussi27, Kagame28,

Mulago29, Bujo30 et tant d’autres auteurs africains et africanistes31.

7.2. Méthodologie

Notre approche des textes s’ajustera à la nature de ces derniers. Les chapitres pairs, à savoir le chapitre premier consacré à l’évaluation faite par F. Eboussi de la situation de l’Africain aujourd’hui, le chapitre troisième où nous reprenons des aspects de l’anthropologie lacanienne utilisés par X. Thévenot, et le chapitre cinquième qui traite du double débat qui a opposé P. Ricœur et E. Levinas sur l’ipséité et sur l’altérité, ce sont des chapitres d’exposition. Au lieu d’y faire des synthèses critiques d’auteurs lus, ce qui réduirait leur connaissance par le lecteur à nos capacités de synthèse, nous avons préféré exposer largement leurs textes avec de longues citations. Nous avons ainsi réduit notre rôle à l’interprétation et au commentaire, selon la structure ou les exigences des textes.

Les chapitres pairs sont censés être des reprises critiques. Au chapitre deuxième, nous avons recouru à une particularité méthodologique que nous appelons « critique

27

Cf. F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977 ; Christianisme sans fétiche. Révélation et domination, Paris, Présence africaine, 1981 ; A

contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991 ; Figures de résistance, Yaoundé, Clé,

1999.

28

A. KAGAME, La philosophie bantu-rwandaise de l’Être, Bruxelles, 1956 ; La philosophie Bantu

comparée, Paris, 1976.

29

V. MULAGO, Un visage africain du christianisme : l’union vitale bantu face à l’unité vitale ecclésiale, Paris, 1965 ; La religion traditionnelle des Bantu et leur vision du monde, Kinshasa, PUZ, 1973.

30 B. BUJO, « Nos ancêtres, ces saints inconnus », in Bulletin de Théologie Africaine, 1(1979), 165-178,

Faculté de théologie catholique de Kinshasa ; Foundations of African Ethics. Beyond the Universal Claims

of Western Morality, New York, A Herder and Herder Book, 2001.

31

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14

indirecte ». Elle consiste à soumettre des thèmes éthiques issus de la pensée d’Eboussi à la critique d’auteurs africains ou africanistes, puis à nous positionner face à ces critiques, soit en les avalisant soit en nous inscrivant en faux.

Le chapitre quatrième bénéficiera d’une approche comparative de deux conceptions anthropologiques du sujet, celle contenue dans les réflexions éthiques de Thévenot et la nôtre qualifiée d’« africaine », pour mieux faire ressortir la spécificité du terreau anthropologique et éthique qui nourrit le sujet africain. C’est donc un positionnement d’Africain face à des aspects de l’anthropologie de Jacques Lacan mobilisés par X. Thévenot.

Au chapitre sixième, notre proposition de solution à la crise du sujet africain, grâce à la notion d’ancestralité, ne sera pas une simple critique du chapitre cinquième, mais l’aboutissement de l’ensemble de l’édifice. Nous y recourrons à une méthode exploratoire qui nous conduira à notre théorie de l’ancestrogenèse. Cette exploration nous fera lire la Bible dans une visée mystico-sotériologique, où Jésus de Nazareth fait Christ et Seigneur (Cf. Ac 2, 36) est le proto-ancêtre présent dans chaque ancêtre humain qu’il sauve et qu’il établit coresponsable de l’humanité, en le plaçant sous la paternité de son Père qui fait de tout sujet humain un fils adoptif (Cf. Ga 3, 26 ; Jn 1, 12-13). Nous pourrions aussi qualifier cette herméneutique de symbolique, puisque toute la geste salvatrice du Christ, au milieu de ses sœurs et frères humains ainsi responsabilisés, est comme un texte énigmatique qu’il s’agit d’interpréter, de même que l’histoire humaine dans celle du monde. Christ seul en détient l’explication définitive. Voilà pourquoi il est à la fois le Grand Sujet par excellence, en sa qualité de Verbe créateur divin, de Sauveur et de protoresponsable de l’humanité, et le révélateur du sens plénier de toute existence morale et de toute vie spirituelle de tout temps. L’inconvénient de cette méthode exploratoire est de faire ressembler ce chapitre à un essai.

8 Précisions terminologiques

8.1. L’éthique. Notre recherche a lieu dans ce cadre précis. Plusieurs définitions sont

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15

au fur et à mesure de l’argumentation. Si, comme il l’écrit, « [le] voyage de l’être qu’est l’existence morale va […] se présenter souvent comme un combat en faveur du sens, contre l’absurde qui travaille le monde »32, cet auteur définit la morale à la suite

d’Éric Weil comme « ce à quoi le sujet s’oblige quand, regardant bien en face le mal, et se refusant au suicide et au nihilisme, il cherche avec autrui, et en agissant par et sur les institutions d’une société donnée, à trouver et à créer partiellement le sens de la vie. C’est pourquoi, ajoute-t-il, l’on peut dire que le combat de l’existence morale a une structure paradoxale : c’est un mémorial de l’absurde qui lutte contre l’absurde »33.

L’auteur définit alors l’éthique comme « la réflexion philosophique sur les conditions de possibilité d’une morale »34, et la morale comme « un ensemble organisé d’interdits, de

règles, de normes, de valeurs, de modèles … que telle société donnée croit devoir mettre en œuvre pour devenir plus humaine »35. Finalement X. Thévenot opte pour l’utilisation

indifférente de l’une pour l’autre.

Au bout d’une longue recherche sur les diverses approches de la réalité avec de nombreuses questions actuelles, cet auteur propose une définition descriptive de la morale ou de l’éthique : elle est « la « science » impérative […] de ce que l’homme doit faire en fonction de ce qu’il est ici et maintenant, dans le devenir de la dialectique de l’autre et du même, pour accéder, en société, à la réalisation de lui-même comme être raisonnable et connaître ainsi des périodes de paix et de joie »36.

Cette dernière définition de Thévenot rencontre la préoccupation de Paul Ricœur chez qui l’éthique est « la visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes »37.

Pour Éric Fuchs, la différence entre la morale et l’éthique ne tient qu’à une double fonction : celle de régulation, attribuée à la morale, qui répond à un ensemble de besoins

32

X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, p. 25.

33

X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, p. 24-25.

34

X. THÉVENOT, Morale fondamentale, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 16.

35 X. THÉVENOT, Ibid.

36 X. THÉVENOT, Morale fondamentale, p. 84. 37 P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, p. 202.

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16

sociaux, et celle, propre à l’éthique, de légitimation des règles et des normes, dans une réflexion qui les rend vraiment justes38.

Selon notre conception, l’éthique est d’abord liée à la raison, fondée sur « un acte de foi et d’espérance en la réalité humaine et cosmique dont on pense qu’elle montrera le bien-fondé de la décision d’aimer »39. Cela fonde l’importance de la place que nous

accordons à la réflexion anthropologique utilisée par X. Thévenot et au débat éthique sur la mêmeté et l’altérité entre E. Levinas et P. Ricœur.

Nous définissons l’éthique comme la discipline qui s’occupe des conditions et de la qualité de l’agir de l’être humain sur lui-même ou sur autrui, pris individuellement ou comme groupe social, de même que de son action sur la nature. Tantôt nous l’utilisons sans la distinguer de la morale, comme le fait Thévenot, tantôt, pour critiquer les normes, les lois, les façons d’agir de groupes sociaux – cultures, civilisations, confessions religieuses -, la distinction s’y impose.

L’épithète « théologique » qui accompagne l’éthique montre le lien intrinsèque entre le

sens recherché par la raison philosophique et la destinée humaine selon le projet du Dieu créateur-sauveur révélé par et en Jésus-Christ. Lui seul livre le sens ultime de l’existence morale et de l’entreprise humaine d’humanisation poursuivie dans la morale et dans l’éthique.

Si nous avons renvoyé la réflexion proprement théologique au dernier chapitre de notre recherche, c’est pour montrer que le théologique est pour nous le domaine du dernier recours dans cette recherche du sens. Dernier d’un point de vue épistémologique ou logique, mais premier selon son importance dans la destinée du sujet qui agit.

Dans ce sens, nous définissons l’éthique théologique comme le décryptage critique du sens de l’existence humaine et de tout l’ordre créé selon la révélation qu’en a faite le Christ -lui le dernier interprète de l’être humain et du monde-, et la recherche de fondement et de légitimité des lois morales instituées par les communautés culturelles et

38 E. FUCHS, Comment faire pour bien faire ? p. 19. 39 X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, p. 25.

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ecclésiales. Si l’éthique du sujet est, selon les termes de Michel Foucault, une « épreuve modificatrice de soi »40, l’éthique théologique du sujet se penche sur la réaction, la

réponse de l’être humain face à la triple altérité de Dieu, d’autrui et du monde, telle que révélée par le Christ. Le sujet recherche son identité à partir de lui-même, à partir d’autrui et à partir de Dieu pour mieux se comprendre et mieux agir dans le monde, agir en connaissance de cause, en connaissance des choses. Sa foi en Dieu fonde sa foi en l’homme et son action sur, avec et pour l’homme41, toutefois sans commune mesure

entre l’amour de Dieu et l’amour dans l’être humain ; car « Dieu est plus grand que notre cœur » (1Jn 3, 20).

Comme nous l’avons dit plus haut, notre préoccupation est avant tout théologique. Toutefois, dans un débat éthique engagé dans l’espace public où se recherche la responsabilité de la crise du sujet africain, le théologien, comme le remarque Thévenot, « doit, à la limite, parler comme si Dieu n’était pas donné. Situation très paradoxale qui va rejaillir sur la façon dont le théologien va tenter d’effectuer le travail d’élaboration des normes qu’on lui demande »42. Ici, à la suite de René Simon, nous sommes dans une

« éthique comme démarche ou comme procès d’humanisation »43, mais en ayant à

l’arrière-plan les mystères de l’amour de Dieu, où les aspects ontologiques et éthiques sont intimement liés dans le même acte créateur : par sa Parole, Dieu met l’ordre dans le chaos primitif et dans le chaos d’aujourd’hui. Créer, c’est à la fois faire être et instaurer une loi structurante, la loi du Père, qui sera explicitée dans l’Alliance (Ex 19), comme le dit X. Thévenot44. Cette loi du Père sera portée et incarnée par la personne du Christ et

dans sa loi, celle de l’amour. Sur le plan éthique, la théologie de la Création (Gn 1) et celle de l’Alliance sont donc liées, dans ce sens qu’elles portent la même loi, le même souci d’ordre interne au projet divin : l’ordre dans la nature, la loi enfouie dans le cœur humain, la loi explicite inscrite sur les douze tables, la loi du Christ, sont des instruments de l’amour et du salut de Dieu auxquels l’être humain est invité à répondre.

40 Cité par A. DECKEYSER, L’éthique du sujet, p. 198. 41

Nous nous rappelons cette belle question d’Adolphe Gesché : « Croyons-nous assez en nous-mêmes, pour croire en nous comme Dieu croit en nous » ? A. GESCHÉ, Dieu pour penser L’Homme, p. 111.

42 X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 50. 43 R. SIMON, Éthique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 11. 44 X. THÉVENOT, Compter sur Dieu, p. 29.

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18

Comme nous sommes dans une éthique de responsabilité, il convient que nous précisions également cette notion.

8.2. La responsabilité en éthique

Sur le plan philosophique, quelques auteurs nous intéressent particulièrement. Chez

Emmanuel Levinas, la responsabilité consiste dans la réponse impérative du sujet à la sollicitation du visage d’autrui45 ; d’une part parce que ce visage lui apparaît dans sa

fragilité devant laquelle le refus de répondre serait de l’immoralité, d’autre part parce que ce visage est le chemin de l’infini d’où le sujet lui-même tire sa subjectivité. Cette réponse à donner précède la liberté et, donc, le choix du sujet. C’est ce qu’il appelle l’assignation du sujet à la responsabilité, pour la simple raison que les choix qui constituent le sujet précèdent ce dernier et appartiennent à un projet qui lui est antérieur. Cette antériorité est incarnée par autrui, par les autres46. Ce qui suppose ou entraîne une

passivité47 du sujet comme condition de la relation à autrui et, paradoxalement, de sa

liberté et de sa responsabilité. C’est ce que René Simon appelle « [le] paradoxe d’une responsabilité dont je ne suis pas responsable »48 chez Levinas, par opposition à une

responsabilité conçue comme « une libre prise en charge d’une décision, d’une action [… qui] donne donc lieu à un jugement d’imputabilité »49.

Pour Hans Jonas, la responsabilité est le fait de répondre de ses actes. Quoique considérée au présent et dans une situation spatiale, temporelle et sociale donnée, cette réponse engage le sujet humain bien au-delà de sa génération. Il doit se placer dans le futur et imaginer le monde qu’il aura laissé aux générations futures50 et, ainsi, répondre

de ses actes en conscience devant ces générations éloignées, particulièrement compte tenu des menaces que font peser la technologie et la civilisation de consommation effrénée sur l’humanité et sur le monde fragile et fragilisé, un monde dont la science et la technologie dévoilent des ressources passablement limitées.

45 Cf. E. LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 62. 46 Cf. E. LEVINAS, Autrement qu’être, p. 146.

47

Cf. E. LEVINAS, Autrement qu’être, p. 61.

48

R.SIMON, Éthique de responsabilité, Paris, Cerf, 1993, titre p. 127.

49 R. SIMON, Éthique de responsabilité, p. 127-128.

50 Cf. H. JONAS, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, traduit de

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19

René Simon semble d’accord avec Levinas51 et Jonas. Son pas d’écart concerne la

question de « savoir si le respect qui est dû [à la nature défendue par Hans Jonas] tient à ce qu’elle est en elle-même ou si ce respect et l’obligation morale qui en découle ne tiennent pas essentiellement à leur lien intime avec l’humanité de l’homme, seul être respectable inconditionnellement »52. Ce à quoi R. Simon répond que « [la]

responsabilité à l’égard de la nature et à l’égard de l’avenir trouve […] son fondement dans le respect de l’humanité de l’homme »53.

La responsabilité peut aussi être la prise en charge d’autrui. Répondre pour autrui, c’est agir pour celui qui ne le peut pas, soit parce qu’il est incapable ou pour d’autres raisons. À côté de l’aspect juridique, elle est une exigence morale. C’est la preuve d’une solidarité et d’une complémentarité liée à la finitude humaine.

Dans tous ces cas, la responsabilité suppose un regard sur l’autre, un regard qui affecte le sujet, et une imputabilité, une comptabilité de ses actes face à sa conscience morale, qui discrimine le bien et le mal. C’est ainsi que nous la comprenons dans notre recherche. L’éthique ancestrogénitique que nous proposons est justement une éthique de responsabilité ; elle consiste dans la formation d’une communauté humaine où chaque sujet se sent ancêtre et responsable synchronique et diachronique de l’ensemble de l’humanité, avec une touche africaine qui incorpore la nature et les possessions matérielles dans la constitution ontologique de l’être humain.

Dans le champ théologique, placée dans une structure sociale, une culture, une foi

religieuse, la responsabilité a une dimension sociale ou même mystique. On agit conformément aux acquis et à la tradition culturelle ou religieuse en remettant une bonne part de sa conscience et de sa volonté à la confiance qu’on accorde à cette institution ou à la foi. Ainsi un chrétien qui va à la Croisade ou un musulman qui fait la guerre sainte affirment ne pas agir seuls ni à leur seul nom. Ils sont responsables de leurs actes dans une conscience partagée, habitée, éclairée et mue par leur foi.

51

La responsabilité liée à « la transcendance qui s’annonce énigmatiquement dans le visage d’autrui ». R. SIMON, Éthique de responsabilité, p. 185. Et « gratuité de la précédance de cette altérité constituante qui destine le sujet au service de l’autre homme ». R. SIMON, Ibid., p. 210.

52 R. SIMON, Ibid., p. 183. 53 R. SIMON, Ibid., p. 184.

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20

L’inscription des actes du sujet dans la tradition ecclésiale, la conformité de ses actes à la personne centrale et à la Parole de Jésus, la fragilité intrinsèque de l’être humain en tant qu’être créé, tout cela situe la conscience morale et met en perspective la liberté et l’autonomie, rendant par le fait même la responsabilité du sujet une réalité « située », preuve qu.il ne peut y avoir de sujet absolu. Des choix de base sont faits en amont par Dieu, par les parents, par la société ; le sujet les accepte et les intègre dans un agir positif et les fait siens, engageant ainsi sa responsabilité en aval.

Ici, fonder l’éthique de la responsabilité sur l’Alliance-Création comme chez R. Simon ou la fonder sur la Résurrection comme le fait O. O’Donovan, ce sont deux démarches complémentaires, puisque le Christ récapitule et recrée l’être humain et le monde, en étant à la fois le premier-né de toute créature et le premier-né d’entre les morts (Cf. Col 1, 15-20), au point de jonction ou d’achèvement de la Création, de l’Alliance54et du

jugement eschatologique.

En inscrivant la médiation du Christ dans le cadre général de l’ancestralité, et ce à la suite de Bénezet Bujo, nous lions ainsi toute responsabilité humaine55, toute liberté,

toute autonomie, à celle du Christ : premier-né, proto-ancêtre, source et du salut et de l’agir vrai qui va dans le sens de ce salut. Ainsi, dans notre recherche, la responsabilité du sujet est au bout du compte la façon dont ce dernier participe à l’œuvre médiatrice du Christ coextensive à la totalité de la créature, à partir de la situation personnelle et contextuelle du sujet. La responsabilité du Christ précède celle du sujet et la fonde, et le sujet, conscient de la précédence du projet de Dieu sur lui, y acquiesce dans un agir libre et obéissant. Notre recherche veut donc montrer que l’éthique chrétienne du sujet est fondée sur la foi, sur le supra-éthique qui n’est autre que l’amour de Dieu qui donne gratuitement la vie au sujet et qui l’associe à ce projet en faisant de lui un ancêtre : un

54

Cf. R. SIMON, Éthique de responsabilité, p. 243.

55

En cela nous sommes encore proche de R. Simon quand il écrit : « la responsabilité du croyant s’inscrit dans le sillage de la responsabilité christique, le Christ étant considéré en son statut d’Image du Dieu invisible, premier-né de toute créature et premier-né d’entre les morts : l’Alliance nouvelle dans la Croix-Résurrection s’inscrit elle-même dans la Création-Alliance des origines comme son accomplissement historique et comme la récapitulation de toutes les pâques antérieures qui, dans l’espérance eschatologique, ouvrent sur l’avenir et de l’homme et de Dieu ». R. SIMON, Éthique de responsabilité, p. 247. Ceci signifie qu’au point de départ de l’acte humain il y a l’accueil du projet de Dieu, une passivité qui constitue la subjectivité et la rend capable d’agir moral.

(29)

21

procréateur, un pro-médiateur, un pro-responsable. Cet amour, cette présence de Dieu n’est pas extérieure à l’être humain. C’est pourquoi le supra-éthique est intérieur à l’être humain, en tant que capacité divine, souffle divin rendant l’être humain, plus précisément l’agir éthique, capable de Dieu, toujours par le Christ et dans l’Esprit. La particule « supra », utilisée au sens de « méta », renvoie à l’absence apparente, à l’effacement humble de Dieu pour laisser place à la liberté humaine, tout en la soutenant et en l’inspirant.

Mais comment naît ce sujet ?

8.3. La genèse et l’entretien du sujet

La responsabilité dont il vient d’être question est portée par un sujet, c’est-à-dire par un être de volonté qui décide ou accepte librement, dans un contexte donné, d’agir ou de subir en faveur d’autrui ou du monde. Ce sujet est formé à deux niveaux :

le sujet anthropologique, d’une part, tel que nous le comprenons chez Xavier Thévenot

à la suite de Jacques Lacan, est l’être humain qui naît et grandit dans une famille, un groupe social, une culture, etc. qui lui apprennent à être un membre de cette culture ou de cette société où il acquiert une position et un rôle à jouer. Ce point a retenu notre attention, puisque la conception africaine et la place de la famille et de la société, produits de la culture, diffèrent en partie du contexte occidental où se situe notre auteur de référence, à savoir X. Thévenot. En outre, le holisme qui caractérise la culture africaine ne permet qu’une distinction de raison entre une genèse anthropologique et une genèse morale. Par exemple, un rite d’initiation est un acte de formation humaine complète, c’est-à-dire à la fois un acte de genèse et d’entretien anthropologique, moral et spirituel.

Nous utilisons le terme d’anthropologie dans le sens d’une théorie de l’être humain, considéré comme individu ou comme groupe social. Que ce soit dans la théorie lacanienne dont s’inspire Xavier Thévenot (anthropologie psychanalytique), dans le cadre philosophique où en débattent Emmanuel Levinas et Paul Ricœur (anthropologie philosophique), ou dans le contexte de la culture africaine (anthropologie culturelle), la

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22

définition de base est la même. Une anthropologie est normative si elle présuppose un être humain idéal auquel elle accorde « une identité normative », « un projet défini de société idéale »56. Or, le propre de l’idéal est de mobiliser par des normes des moyens

qui permettent au sujet ou l’obligent d’y tendre.

Le sujet moral, d’autre part, c’est l’être humain formé au souci d’autrui. C’est ce qui

fait l’objet du débat sur la mêmeté et l’altérité entre E. Levinas et P. Ricœur. Il s’agit de chercher l’origine de la relation éthique : d’où vient ce souci d’autrui, comment il naît et comment il est entretenu.

Dans notre recherche, la place du sujet et d’autrui dans la relation éthique est dominée, en contexte africain, par la référence à la parenté. Aussi pensons-nous que la notion d’ancestralité qui coiffe cette parenté doit être non seulement approfondie, mais aussi actualisée et étendue pour jouer un rôle dans la genèse de la conscience morale dans le monde actuel où l’appartenance « naturelle » assise sur le lien du sang et à la proximité géographique bat de l’aile. Ce contexte africain porte dans notre recherche l’appellation de « culture africaine ». De quoi s’agit-il ?

8.4. La culture africaine

Dans les années 1960, 1970 et la première moitié des années 1980, il y a eu de longs débats sur le déterminant « africain ». Fallait-il l’utiliser au singulier ou au pluriel ? Parler ou ne pas parler de la philosophie africaine, de la théologie africaine, de la culture africaine, de la mentalité africaine, de la femme africaine, etc.? Les semaines philosophiques et théologiques organisées par les facultés catholiques de Kinshasa ont été l’épicentre de ce débat qui est à présent dépassé. Aujourd’hui, pour parler de différences ethniques on utilise le pluriel : les cultures africaines, les conceptions africaines du monde, les initiations africaines à la vie adulte, etc. Mais lorsqu’on veut parler de ce qui se retrouve sans différence de fond dans toutes ces ethnies, on utilise le singulier. C’est cet emploi que nous privilégions dans notre recherche. Nous fondons

56 Cf. G. HOTTOIS, Entre symboles et technosciences. Un itinéraire philosophique, Éds Champ vallon,

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notre choix sur notre propre expérience acquise en vivant dans plusieurs aires géographiques et culturelles d’Afrique.

En outre, nous ne trouvons pas utile de préciser qu’il s’agit de l’Afrique sub-saharienne. En effet, en matière culturelle, ni les Européens installés en Afrique australe ni les Arabes installés au Maghreb ne se disent ni ne se reconnaissent africains. Point n’est donc besoin d’enfoncer une porte ouverte ou chercher à tous prix des lieux de débat. Quant à la culture elle-même, elle embrasse l’ensemble de toute la vie de l’Africain. Le spirituel, l’art, la technique, la technologie, l’éducation, les idiosyncrasies, l’organisation sociale, la vision du monde, etc. Bref, en système holiste, rien n’est en dehors de la culture. Nous sommes donc loin d’une définition philosophique qui opposerait la culture à la nature et ferait la distinction entre l’acquis et l’inné. Loin également des définitions anthropologiques que nous trouvons dans Le Petit Robert : « L’ensemble des aspects intellectuels propres à une civilisation, une nation » et « L’ensemble des formes acquises de comportement ». Nous retiendrons le fait que les

Africains partagent un territoire commun sur lequel ils transmettent aussi bien ce qui est inné que ce qui est socialement appris depuis les temps immémoriaux. La traversée du temps et de l’espace dans l’histoire a généré des sous-cultures, mais cela ne change pas l’être africain en général qui se sent chez lui sur tout le continent noir.

Ces précisions terminologiques nous paraissent suffisantes pour la compréhension de l’itinéraire que nous avons pris et des matières que nous avons abordées. Notre première tâche a été d’exposer la crise multiforme que traversent l’Afrique et l’Africain. Nous en avons trouvé une approche assez complète chez Fabien Eboussi. Non seulement cet auteur aborde cette crise dans la quasi-totalité des domaines de la vie de l’Africain aujourd’hui, mais il en recherche une compréhension profonde et propose des voies de sortie dans chacun des domaines. Ce qui intéresse notre recherche, ce sont ses réflexions philosophiques sur la culture et la tradition africaine, sa critique théologique du christianisme et ses propos sur la responsabilité des intellectuels africains, en particulier des philosophes et des théologiens.

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