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L’interdit ou la première manifestation de la société

L’enfant se constitue peu à peu en découvrant et en se découvrant. Il découvre le monde en lui et autour de lui, il constitue une mémoire, il crée une histoire. Deux facteurs sont importants : le facteur subjectif, c’est-à-dire comment l’enfant perçoit, interprète, intègre ce qu’il voit et ressent ; le facteur objectif, c’est-à-dire le monde qui s’offre à lui et qui s’impose comme ayant sa consistance, sa propre signification et sa propre finalité ; le monde en tant qu’il résiste partiellement à l’interprétation et au désir de l’enfant.

C’est ici que se situe l’interdit. Il est fait de ce dont l’enfant devra se priver, et ce pendant toute sa vie. Ce sera le lieu par excellence d’entraînement et d’épreuve de sa liberté et de sa volonté. L’interdit lui trace les limites dans lesquelles il devra évoluer et s’épanouir en tant que membre de la société, et en dehors desquelles il deviendrait un hors-la-loi et se détruirait en foulant au pied les conventions de la société. En revanche, l’intégration des interdits par l’individu permet à la société de se consolider et de mieux nourrir et protéger l’individu. Xavier Thévenot le dit mieux :

[il] existe un cercle vital entre l’interdit et la raison libre. L’interdit permet le surgissement de l’être raisonnable, capable de se repérer dans le monde, d’agir, de décider, en un mot d’exercer sa liberté pour devenir plus homme, plus humain. Mais réciproquement, l’exercice volontaire entretenu de la raison dans le monde assure le maintien de l’interdit fondateur qui permet le surgissement du sujet […]. Cependant, tout homme devant l’expérience du mal, de l’absurde, de la mort qui s’approche peut faire le choix de la déraison aux dépens de la raison. Tout homme peut préférer la voie de la régression, du chaos, de l’inexistence à la voie d’une vie sensée et donc différenciée. C’est pourquoi la liberté est le cœur de la vie morale et son fondement »333.

Avec l’interdit, nous sommes bien au cœur de l’altérité. Connaissant, à partir de l’interdit, ce qui lui est permis, la personne peut se constituer positivement comme individu en se nourrissant du permis, et en traçant de son côté des limites à l’altérité pour se centrer sur soi et bâtir son intimité. Plus l’enfant grandira, plus il objectivera le monde, la société et ses parents, et mieux il s’y taillera une place dans un équilibre dynamique toujours à questionner et à refaire, entre les diverses composantes de la société. Cet équilibre dynamique est le lieu d’inscription de sa vulnérabilité et de sa contingence. Ainsi, dans la

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structuration progressive de la personne, la connaissance du monde et la connaissance de soi vont de pair. Elles sont corrélatives et se stimulent mutuellement.

L’interdit est donc l’inscription dans l’être humain d’un manque fondamental, comme constitutif de son existence. C’est la caducité fondamentale de toute volonté de puissance, et l’impossibilité de coïncider avec soi-même et de se constituer en monade. Paradoxalement, cette limitation de la personne est la condition même de son épanouissement et de sa liberté.

L’interdit est donc ce qui échappe au sujet, le manque, l’indicible. Il est une loi qui s’impose à lui, dans laquelle il entre par la confiance. Bon gré mal gré, il s’engage à renoncer à avoir une prise totale sur lui-même et à être au centre du monde. Il fait confiance au père qui brandit cet interdit. Car, « [l]’interdit, qui pose un manque dans le sujet, est porté par la loi du père. La loi du père, c’est d’abord la loi du papa : l’entre-dit, l’interdit, tout ce qui se dit entre le père et la mère et qui fait comprendre à l’enfant qu’il n’est pas le tout de sa mère. L’enfant va comprendre que sa mère a d’autres centres d’intérêt que lui. Parce que la mère désire le père et que le père désire la mère »334.

L’interdit met la solitude au cœur de la personne, un retour sur soi après la déception de ne pas pouvoir être le monde ou posséder le monde. L’interdit l’ouvre au mystère : le sien propre et celui de l’altérité.

Nous dirons plus loin l’importance pour l’éthique de protéger ce manque au cœur de l’être, manque qui se situe entre deux extrêmes : le repli dans la solitude et la dilution dans l’aliénation. L’interdit introduit un phénomène d’osmose, où il y a à perdre et à gagner. Lui obéir équivaut à prendre un risque salutaire, pourvu que l’obéissance se transforme en intégration et en intériorisation des valeurs en jeu ou des enjeux.

L’interdit est d’abord un souci d’ordre dans la relation entre la nature et la culture et à l’intérieur de la culture. Que ce soit l’interdit de l‘inceste ou celui du meurtre, il s’y agit d’éviter toute confusion qui pourrait emporter l’individu ou la société. L’interdit concerne aussi bien la nature que la culture et place le sujet devant des choix déjà faits et que la société l’enjoint de refaire. Ainsi la personne entre dans la société et dans l’histoire en

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ratifiant le déjà-là, l’antécédent. Grâce à l’interdit s’opère ainsi une reconnaissance mutuelle entre le sujet et la société.

Comment l’enfant entre-t-il en contact avec l’interdit ? C’est par la norme et le langage. Il y a donc un lien étroit entre les trois.