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Disons avec Pierre Erny que « la tradition africaine nous plonge dans un univers de significations, où rien n’est dû au hasard, où tout est l’expression d’une volonté humaine ou liée aux invisibles. Tout est signe, avertissement, présage. Le comportement d’un

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animal, les paroles d’un petit enfant, la foudre qui tombe, une étoile filante, tout peut être interprété et tout porte à conséquence »429.

Parfois, faute de formuler les normes de façon précise, « la société finit par recourir à ces mesures plus ou moins imaginaires qui contribuent fortement à ancrer dans l’esprit des petits des fantasmes de peur […] Les propos ainsi véhiculés finissent par ne plus être pris au sérieux, tout en provoquant néanmoins une sorte de terreur à la fois viscérale et diffuse »430. Voilà qui entraîne l’enfant dans une peur diffuse de l’existence qui le marque

toute sa vie, sans pouvoir parfois démêler l’imaginaire du réel, avec un grand besoin de sécurité et de compensation431.

La norme est, comme le dit Xavier Thévenot, une boussole structurante432 pour l’individu

et son groupe, un point de repère. Cette boussole n’est pas statique ni de valeur intemporelle ; sa pertinence est évolutive et liée à l’époque et au contexte qu’elle régit, sous peine d’être obsolète ou anachronique. Si elle veut être contraignante, sécurisante et rassurante, elle se doit d’être claire et dynamique, en plus de montrer son caractère nécessaire pour ne pas être superfétatoire.

La norme est une balise exprimée de façon concrète. Or, en Afrique, cette expression passe moins par l’écrit que par l’oralité. Les interdits familiaux, claniques et tribaux se transmettent de génération en génération sous forme de mémoire collective et d’héritage, avec les limites intrinsèques de ce genre de tradition.

C’est la raison pour laquelle le langage et la parole sont stratégiques dans la construction du sujet africain433, dans l’acquisition du pouvoir persuasif à travers la bénédiction ou du pouvoir dissuasif à travers la malédiction, et dans l’organisation hiérarchique des sociétés.

429 P. ERNY, Ecoliers d’hier en Afrique centrale, 121. 430 Ibid., p. 136

431 Ibid., p. 155.

432 Cf. X. THEVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau, p. 13.

433 Ainsi, en guise d’exemple, comme le dit F. Ezembé, dans certains contextes « parler peu est la marque

d’une bonne éducation et le signe de la noblesse. Les jeunes (garçons et filles) apprendront très tôt à maîtriser l’expression de leurs émotions ou de leur souffrance, à contenir les forces qui sont en eux » F. EZEMBE, ibid., p. 50. L’auteur y commente Geneviève Calame Griaule.

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Proférer une parole suit des règles conformes à l’organisation de la société et à sa vision du monde. A en croire Ferdinand Ezembé,

s’il y a une libre circulation de la parole entre personne de la même génération (exception faite des sociétés à castes de l’Afrique de l’Ouest), les règles de communication entre personne de sexe et d’âges différents sont très stricte. Selon Jacques-Philippe Tsala Tsala, ‘la prise de parole est elle- même régie par les droits et devoirs des uns par rapport aux autres. Parler signifie souvent conseiller, ordonner, commander. La parole est un privilège, un droit et un devoir éthique, ceux du mari sur la femme, du parent sur l’enfant, de l’aîné sur le cadet, du chef sur ses sujets. De même la parole de certaines catégories d’individus est-elle habituellement disqualifiée (enfants, jeunes, esclaves, étrangers)’434.

Ainsi hiérarchisée et normalisée, la parole non détournée se veut constructive ou ludique. Ritualisée, elle fait entrer dans le monde de l’invisible où elle fait croître ou décroître la force vitale. Puisque parler, c’est « agir par le verbe »435.

La parole est considérée comme un être. Sortie, elle peut être captée et orientée pour un bénéfice ou un maléfice. Elle contient ainsi la force vitale de la personne qui la profère. Elle est une dimension du sujet, qu’il faut cultiver patiemment si l’on veut que la vie prospère. « [L]’homme est lié à sa parole et est sa parole. Cette dernière étant considérée comme d’origine divine, celui qui manque à sa parole, selon Amadou Hampâte Bâ, tue sa personnalité civile, religieuse et occulte. Il se coupe de lui-même et de la société. Sa mort devient préférable à sa survie, tant pour lui-même que pour les siens. Mais parler est aussi un art, comparé à celui du tisserand, qui mélange les couleurs et les fils »436.

Dans le contexte actuel, cette mémoire est mise à l’épreuve, puisque l’infans (l’enfant) africain doit à la fois maîtriser les conventions de base qui permettent la communication inter ou intra-africaine (clanique, tribale) et s’approprier les outils langagiers des échanges des connaissances dans l’inter-nation. Le problème est de savoir comment le sujet africain peut, avec compétence, faire jouer au langage et à la parole leurs rôles : être présent au monde, communiquer dans deux mondes qui se compénètrent, recevoir et tenir deux registres normatifs et les transmettre comme héritage unifié à ses descendants.

434 F. EZEMBE, L’enfant africain et ses univers, p. 49-50. 435 Ibid., p. 50.

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En effet, le langage africain est concret et, sur le plan de la réalité, vise le monde tel qu’offert par les sens. Donc, dans un langage concret, il a une approche empirique du monde. Alors que le langage des sciences et techniques occidentales est abstractif.

La tension entre l’absence et la présence, puisque le langage permet de parler de quelque chose en son absence, est simplement opératoire dans le discours de la rationalité scientifique, alors que l’absence n’empêche pas la réalité d’être présente dans la conception africaine. En effet, on peut agir sur un absent, sur le passé ou le futur par une parole au présent, ce qui signifie que l’absence n’est pas le manque de présence.

Le symbole lui-même ne joue pas le même rôle en Afrique et dans le monde occidental : ici, il est arbitraire et purement conventionnel, tandis que là, il est conçu et construit comme une réalité agissante. Faire entrer l’enfant dans l’ordre symbolique pour en faire un sujet, c’est, en Afrique, lui apprendre, en l’y initiant concrètement, comment on élabore une parole, quels sont les types de paroles pleines ou vides qui transmettent les interdits ou qui structurent la réalité, comment défaire ou refaire une parole, vider ou ré- étoffer une parole. Bref, comment le langage, la parole et la norme sont au service de l’interdit, point de référence de la vie et de l’activité humaine, comment ils unissent et unifient les réalités de la communauté.

Comme l’interdit, la parole précède l’enfant, ce qui fait que celle du sujet est toujours ultérieure, seconde et secondaire par rapport à celle du monde, du clan et de la famille. En d’autres termes, le sujet devra vérifier la pertinence de sa parole et de son langage en les soumettant au jugement de l’altérité. En outre, son inventivité elle aussi a lieu dans le cadre du monde et du clan qu’il ne fera que connaître. Inventer, c’est découvrir ce qui existe, c’est-à-dire le redécouvrir à nouveaux frais. Ainsi, sa parole n’épuisera jamais le sens de la parole dite par l’immensité de l’espace du monde et du temps qui sépare le sujet du fondateur du clan, premier à avoir proféré la parole après - et au nom de - Dieu. C’est pourquoi le sujet devra apprendre à manier la parole et les gestes du langage dans le sens de la structuration des facteurs géniteurs de la croissance de soi et de la communauté, et de la déstructuration de toute parole mortifère ou délétère.

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Si la société est l’origine et la propriétaire de la parole, l’interdit exprimé par cette parole est synonyme de la résistance du monde à la volonté du sujet, la primauté de l’altérité représentée par la culture et la nature sur la raison libre et donc sur le sujet. Le sujet humain n’est donc pas le centre autour duquel graviterait et se construirait l’histoire. Il remplit son rôle en étant artisan d’une histoire qui a commencé sans lui, et la fidélité à cette histoire fait sa joie et son honneur. Sur le tas, il apprend à jouer son rôle et sa partition, puisqu’il est à l’école de la vie.

Malgré l’implantation de l’école occidentale en Afrique, jusque-là fréquentée par une minorité, l’Africain puise encore ses références dans le magma culturel de sa tribu et de son clan. Il s’agit là du rôle de la société comme réservoir de significations conscientes mobilisables et de références inconscientes qui déterminent la conduite de ses membres. C’est ce réservoir que nous allons tenter d’examiner dans le point qui suit.