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Pour sortir du bourbier africain, Eboussi propose une nouvelle définition et une nouvelle fonction de la culture et de la tradition, comme socle d’une activité intellectuelle, politique, théologique et pastorale fructueuse en Afrique, qui réponde à l’exigence d’« être par et pour soi-même, par l’articulation de l’avoir et du faire, selon un ordre qui exclut la violence et l’arbitraire »162. Cette autonomie doit embrasser également

le christianisme vécu en Afrique.

4.1. Une bonne définition de la culture

Chaque tribu a sa culture participant de la culture de l’ethnie, en la précisant, dit Eboussi. La culture est l’actualisation concrète des vertus, des propriétés, des caractères et des valeurs performés de l’ethnie, c’est l’actualisation de son héritage ou de son hérédité spirituelle et physique […] La culture est la transmission d’une structure mentale qui explique, c’est-à-dire déploie des formes concrètes qu’elle contient déjà : c’est elle-même qui se répète sous les figures variées des mœurs, des institutions, des arts163.

Cette définition opératoire fait de la culture quelque chose de dynamique où l’ancien et le nouveau s’imbriquent de façon complexe. Se focaliser sur une seule de ces deux dimensions est une abstraction pétrifiante. Seule l’ouverture de la culture restitue celle-ci à l’histoire qui est son lieu d’éclosion et de perpétuation et qui en fait une habitation réelle des hommes concrets, dans ce qu’ils sont et dans ce qu’ils ont d’humain.

Partant de cette définition, c’est donc de l’intérieur qu’on peut totalement saisir une culture par participation affective et par « con-viction », et que la personne peut se définir d’abord par rapport à elle-même et non à l’autre, et qu’elle peut juger les définitions qui lui sont imposées par l’autre. C’est ainsi que l’Africain pourra échapper à l’aliénation,

162 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, préface, p. 7. 163 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, p. 47.

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tout en vérifiant que cette référence à la culture est une vraie exigence de la modernité et non la fuite du présent ou un piège.

4.2. Une nouvelle conception de la tradition africaine

La tradition en tant que processus de médiation et instance d’actualisation de la culture doit devenir une « mémoire vigilante », un effort pour comprendre les éléments négatifs internes de cette tradition qui sont à la base des défaites de l’Afrique dans l’histoire,

le souvenir de la passion de la tradition, de la tradition sous le régime de sa défaite et de son humiliation […], non seulement parce qu’elle a été en fait violée, mais aussi parce qu’elle a, en permanence, des possibilités qui l’y exposent, qui, pour ainsi dire, appellent l’attentat. Si elle a consenti à son asservissement, elle le peut encore, car il n’y a « aliénation » que là où, à côté de la contrainte, il y a séduction, acceptation, collaboration objective à sa propre réduction. Des expériences-limites ont révélé à cette tradition ses contradictions, ses germes de mort, sa finitude. Cette révélation doit devenir partie intégrante de la conscience de soi, de celle de son « historicité » […] Mais sa fonction ne s’épuise pas dans cette généralité […] L’expérience-limite met au jour les forces de la déshumanisation auxquelles la tradition a donné lieu et les attitudes qui les ont accompagnées ou accueillies, et les élève au statut de paradigmes négatifs, montrant ce qu’à tout prix on doit désormais éviter, ce dont on doit empêcher la répétition164.

La tradition doit être conçue ensuite « comme modèle d’identification critique ». Elle est le lieu où l’on est chez soi, comme personne et comme groupe social, appartenant à l’histoire à partir d’un espace du monde avec lequel on communie et l’on communique comme sujet individuel ou collectif. Pas forcément comme des valeurs ou des coutumes à reproduire, mais comme source d’inspiration ou, mieux, lieu d’identification de soi. « Ici l’attention porte sur la position dans l’être, sur l’affirmation de soi, le oui originel […] La tradition n’est pas un corpus clos, un livre révélé. Elle est ouverte [...] Si la tradition est système d’identification, on comprendra qu’elle peut se transposer entièrement dans la modernité, en gardant les écarts différentiels des éléments qui le constituent. »165.

164 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, p. 152-153. 165 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu, p. 156-158.

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Enfin, la tradition doit être vécue comme un « modèle utopique ». Elle contient de l’historique, mais aussi du construit, de l’imaginaire, de l’optatif et de l’onirique coulés sous la forme de réalité. Le passé ennobli est projeté dans le futur comme un avenir possible, à bâtir. L’imaginaire devient une force de créativité, un lieu de désir et d’ambition, un but qui stimule des projets. « La tradition devient prospective si, après avoir critiqué le présent, elle présente le projet d’un monde autre, où règnent les relations humaines autres, où la propriété, le travail, le pouvoir, la culture se vivraient autrement, d’une façon non désintégrée et désintégrante […] Et le retour au fondamental, quand il réussit à éviter l’archaïque et à se donner les moyens de son ambition, est proprement révolutionnaire »166, écrit Eboussi. Cette remise en question concerne aussi le

christianisme en terre africaine.

4.3. Un Christianisme africain

L’auteur présente « [le] christianisme comme maladie et comme guérison »167. La

maladie se situe d’abord dans la conception de son contenu, du fait que l’Église considère le christianisme comme la religion absolue au lieu d’une religion de l’Absolu, comme savoir et comme pouvoir absolus, qu’elle considère les Ecritures comme tombées du ciel, et qu’elle détache Jésus de la culture et de l’histoire. La conséquence en est que le christianisme s’est retrouvé prétendument et prétentieusement une religion universelle, alors que cette universalité est à faire, comme le prouve l’élan actuel de l’humanité et la multiplicité des religions et croyances qui se partagent le monde.

La maladie du christianisme s’exprime ensuite dans la mission, fondée sur cette mauvaise conception du christianisme comme un courant politique, une armée de Dieu à la conquête de concurrents ou d’infidèles à spolier ou simplement à « éliminer ». Si l’on parle en termes du nombre des baptisés, on peut dire que la mission est une réussite. Mais en termes de conversion, de foi et de fraternité humaine en Christ, on ne saurait parler d’une Afrique christianisée ; pas plus de l’Europe, quoique pourvoyeuse et colonne vertébrale de la mission chrétienne.

166

F. EBOUSSI, La crise du Muntu, p. 158-159.

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Comme guérison, l’Église, selon Eboussi, devrait prendre au sérieux l’Incarnation du Fils. L’historicité de Jésus exige d’une part que la mission parte de quelque part et se déploie dans le temps, et d’autre part, qu’une fois le message tombé sur une terre, y meure pour produire des fruits selon la qualité de cette terre. Ainsi, la mission implique un triple dépouillement : celui du message qui doit adopter la teneur imposée par le milieu d’accueil, celui de la terre elle-même qui doit s’adapter et s’efforcer de faire germer et produire une semaine « étrangère » en la faisant sienne propre , enfin celui du vecteur de ce message qui, une fois le grain jeté en terre, doit s’effacer et laisser la terre s’en occuper nuit et jour.

C’est ce dépouillement qu’Eboussi conseille aux Africains ; qu’ils prennent leur part de mort en forme de changements apportés par le message chrétien. « C’est notre dénuement qui nous libère »168, dit-il. Mais en même temps qu’ils mettent en place un projet qui

tienne compte de leur humanité dans sa particularité, lequel projet produira ses propres structures, ses rites, ses mythes, etc. capables de rendre compte de cette humanité et de lui faire produire de quoi offrir à la catholicité de l’Église.

En partant de la situation actuelle des christianismes africains, dont la pluralité est due autant à la diversité des christianismes missionnaires européens, dans leurs nombreuses dénominations et leurs différentes pratiques, qu’à la variété de l’accueil leur réservé par l’Africain, entre autres sous forme de sectes169 , Eboussi pense que, vérité et honnêteté

obligeant, il faut un projet africain170 capable d’inventer de l’intérieur ses propres

structures et de doter l’Église locale de son propre visage. Il s’agit pour les Africains de s’assurer que ce qu’on reçoit vaut mieux que ce qu’on abandonne171, et que cet apport

peut réorganiser et réunifier la personne et la communauté. En dehors de ce projet radical, la catholicité des Églises africaines n’est qu’épidermique et le message du Christ, enfoui et déformé, moins par les fétiches des Africains que par les fétiches des missionnaires eux-mêmes contenus dans leur culture et leur histoire, ce message évangélique n’aura pas

168

Ibid., p. 217.

169

Cf. F. EBOUSSI, Christianisme sans fétiche, p. 66-75.

170 Cf. F. EBOUSSI, A contretemps, p. 69

171 Selon la célèbre question de Cheikh Hamidou Kane : « [p]eut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce

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de prise sur les Africains. Aussi bien les Occidentaux que les Africains, ceux-là plus que ceux-ci, seront responsables de cet échec. Seul un christianisme fondé sur la réserve eschatologique peut libérer de la dictature des cultures en les remettant toutes et chacune à leur place, c’est-à-dire à égale distance de la fin et portées par les mêmes préoccupations salvatrices du Dieu et Père de Jésus-Christ. Seul la réserve eschatologique peut critiquer l’ensemble de l’histoire et donner perspective à l’ensemble de l’humanité.

Le christianisme à la mode africaine ne partira pas à la recherche de « l’essence du christianisme ». Ayant rencontré celui-ci comme grandeur sociale et historique, l’Africain posera les règles de son bon usage, le système de relations qu’il permet d’établir avec le reste. Il se demandera comment le christianisme rend possible l’expression de la condition humaine dans la conjoncture existentiale, de manière à tenir en échec les forces égoïstes et l’arbitraire ; quel champ de transformation possible de l’existence il ouvre, qui permet d’organiser la vie autrement que selon la vieille rengaine du ressentiment, de la peur, et la violence dominatrice, et d’embarquer radicalement tous les hommes […] La « théologie » qu’on fera de ces démarches ne sera nullement absolue. Elle sera une performance finie, bien en-deçà de la compétence infinie commune à tous les chrétiens, d’hier, d’aujourd’hui et de demain, car elle mettra en jeu une connaissance de ce monde-ci et de ces hommes, des relatons humaines, qui sont indépendantes des « données de la révélation », qui donnent à celle-ci un contexte dans lequel elle a à devenir intelligible, vivable.

Pour transformer ces exigences en programmes, il nous faut revenir à notre point de départ, remonter des abîmes de silence, faire parler celui-ci, c’est-à- dire l’essentiel tu, étouffé par le vacarme de la propagande et du divertissement collectif. Il nous faut accepter de mourir pour renaître ailleurs et plus loin172.

Ce projet originaire concerne tous les domaines du savoir : la philosophie, la théologie, les sciences sociales, etc. Il nécessite vigilance et fidélité de la part des Africains dans leur crise actuelle. Il suppose des personnes libres et courageuses pour le porter. De telles personnes, selon Eboussi, l’Afrique semble ne pas en disposer parmi ses intellectuels, ses politiques, ses théologiens, incapables qu’ils sont de penser par eux-mêmes et pour eux-

mêmes.

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5. Quelques lieux éthiques mis à jour à partir de la lecture de textes