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L’inconscient peut être défini comme un dépôt de la société qui détermine et oriente le comportement de l’individu à son insu. La partie de l’ « autre » enfouie ou refoulée dans le sujet et que celui-ci peut faire remonter à la conscience s’appelle préconscient ou subconscient, selon le cas437.

Puisqu’il y est question de la société, l’inconscient est ce qui génère les comportements collectifs. Il est fait de sous-entendus, de non-dits, de présupposés, etc. Il est à la fois le discours de l’autre porté par le sujet et la nourriture principale de ce dernier comme membre de la société.

Le sujet se retrouve ainsi face à un dédoublement de la société : la partie émergée de celle-ci avec ses interdits et ses normes, et la partie immergée dont il perçoit plus ou moins des échos évanescents, dont l’existence n’est prouvée que par l’impossibilité pour l’individu de maîtriser et rationaliser son comportement et son discours concret ; car une bonne partie de son propre discours et de son comportement lui est indisponible.

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Reporté dans le contexte africain, la notion d’inconscient renvoie à plus d’une réalité.

4.1. L’inconscient comme lieu de désubjectivation

Nous pourrions d’abord l’appliquer à la définition du sujet. Défini par un autre, le sujet devient objet. Il est sujet lorsqu’il se définit lui-même. Or, en Afrique, c’est la communauté qui dit au sujet ce qu’il est et qui contrôle sa subjectivité. S’il n’y a pas totalement d’« invention du sujet par l’autre », d’invention du sujet par son groupe social, au moins la personne sait qu’elle n’est sujet que dans la mesure et le cadre lui assignés par son clan ou sa tribu, dans lesquels elle évolue et prend des initiatives.

Or la référence à la culture à travers la tradition conduit le sujet devant un vide explicatif. Ainsi, aussi bien les raisons de son être que de son agir lui échappent en partie, enfouies qu’elles sont dans l’immensité du sens submergé dans le silence du passé, dont il ne peut que se remarquer reproduire.

De ce magma naissent les mythes vitaux de la société, qui nourrissent l’individu, et dans lesquels il plonge en accordant sa confiance au passé et en embarquant sur le bateau commun de la vie de son groupe social.

4.2. L’inconscient comme lieu d’altérité multiple

Une des convictions les plus ancrées dans la société africain, c’est le principe du tiers

inclus qui, selon Fabien Eboussi, « stipule qu’il n’y a relation de deux êtres que si un tiers

invisible s’interpose sous les espèces d’un référentiel matériel, homme ou chose, qui les représente »438, lequel principe est vécu plus largement que comme défini ici ; on peut

être sujet en dehors de soi, sujet dans un autre. Ainsi, on peut utiliser l’autre, prendre sa place pour agir sur le monde ou sur la société. C’est l’idée qu’on se fait par exemple du sorcier, qui peut utiliser le « visage » d’un autre pour agir sur un tiers.

Cette conception ne limite pas l’action ou l’influence extérieure exercée sur le sujet aux seuls êtres humains, morts ou vivants. Il y est question de tout ce qui, hors du sujet,

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participe à la vie et à la vérité de ce dernier, et que nous appelons « altérité multiple », dont les dimensions cachées s’enracinent dans l’inconscient.

En fait, en dehors de cet aspect mystique ou mythique, ce n’est pas insensé de dire que tous les jours des humains se servent d’autres sujets en usant d’autres formes de sorcellerie, telles les connaissances techniques, le pouvoir politique ou autres formes d’influence, pour agir positivement ou négativement sur d’autres. Le principe africain, c’est qu’on peut être soi chez un autre, ou on peut élire domicile chez un autre, métaphoriquement ou réellement.

L’autre, qui dépossède le sujet d’une partie de sa subjectivité en s’installant chez lui, c’est la société, dans ses deux aspects susmentionnés - comme conscience collective et comme inconscient. Ici se joue le drame de la liberté, du dialogue entre, d’une part, le sujet et la société avec ses interdits et ses normes, et, d’autre part, entre le sujet et lui-même dans l’interprétation de son propre comportement et sa réaction vis-à-vis de lui-même.

Le sujet, par l’inconscient qui l’habite, apparaît comme un ensemble d’« agrégats de soi », un système en quête d’une impossible intégration complète de soi, un système aux allures de provisoire, où l’inconscient, le subconscient, le conscient, le subjectif, l’objectif, etc. sont toujours des lieux conatifs d’un sujet morcelé et soumis au manque. Le sujet africain, lui, a intégré de nombreux manques, de nombreux « silences », de nombreuses dépendances depuis l’enfance et la structure familiale. À aucun moment il ne se considère comme totalement constitué. Sa personnalité est faite de ses nombreuses appartenances et solidarités qui sont des rappels significatifs et des preuves de sa non possession de soi, d’étrangeté vis-à-vis de lui-même. Il a donc normalisé le caractère d’« agrégats de soi » qui est le sien, dépassé un certain nombre de crises pouvant émaner du manque de contrôle de soi. À force de vivre dans le vertige de l’incompréhension du monde en lui et autour de lui, il a fini par accepter de se perdre partiellement comme sujet et croire qu’on vit et on agit en lui ou par lui sans toujours passer par sa volonté ni sa conscience, et qu’il ne lui appartient pas de changer le monde ou d’essayer de comprendre les tenants et aboutissants de tout son comportement et ceux des autres.

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L’inconscient, c’est ce qui peut fournir une explication à un comportement individuel inexplicable, ce sont les causes profondes et inatteignables de ce qui arrive. C’est le sens du proverbe mbun d’Idiofa au Congo qui enseigne que « si quelqu’un meurt au marché, la cause est à chercher au village ». Le marché, c’est tout ce qui se passe dans la clarté du jour, et le village, les lieux secrets où la communauté prend ses racines.

Le sujet africain sait donc que le monde fonctionne en bonne partie sans lui, sans sa création, et que cette dernière à elle seule ne pourrait faire être et vivre le monde. Il n’a pas le pouvoir absolu ni significatif sur l’histoire. Ce n’est donc pas le sujet qui est organisateur du monde, mais la société des vivants et des morts. Ces derniers pourraient d’ailleurs être ce qui, en dehors de toute conscience humaine, oriente les comportements des sujets humains, en leur qualité de mémoire souterraine du clan, de la tribu. Ils assument donc le rôle de l’inconscient comme trans-individuel ou indisponibilité du sujet à lui-même, et comme collectif, indisponibilité radicale et souveraineté de la société africaine, du clan africain vis-à-vis du sujet.

Le fait de se savoir et de se sentir conduit par un autre que soi logé en soi peut être un moteur d’humilité dans l’approche de soi et du monde, mais aussi une cause de démobilisation capable d’accorder une place trop grande à l’irrationnel au détriment de la raison qui permet à l’être humain de progresser dans la maîtrise de sa vie. Ainsi, selon Pierre Erny, « la fréquence du recours aux notions de chance et de malchance est aussi un indice de la dépendance qu’éprouve la personnalité à l’égard de forces irrationnelles qu’elle ne peut dominer »439. Pourtant, sans les profondeurs de l’inconscient, la personne

humaine serait plate, réductible au « là », à ce qu’elle est au moment où elle est considérée. C’est cette partie immergée de l’humanité qui lui confère une richesse infinie, sa dignité et son caractère d’infini.

Ainsi l’Africain remplit ce « vide » qui le meut par des représentations diverses qui nourrissent son imaginaire, lesquelles sont parfois incompatibles avec la raison. Selon la loi de la psychologie, « une réalité qui nous est extérieure agit sur nous moins en fonction de ce qu’elle est objectivement qu’en fonction de la manière dont nous la percevons, de

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l’image que nous nous faisons d’elle. Cette image dépend autant de ce que cette chose est que de ce que nous sommes »440. Si cette image est fausse ou farfelue, l’action sur nous

de cette réalité et notre propre réaction ne peuvent qu’être mal interprétées. On peut se croire dans un monde réel, alors qu’on est dans une bulle construite par son imagination. L’Africain n’est sans doute pas dans un tel contexte pathologique, mais il a un long chemin à parcourir pour faire la part du soi et de l’autre, du réel et de l’imaginaire ou de l’onirique, du rationnel et de l’irrationnel, du constatif et du performatif, tout dépendant de l’idée qu’on se fait du monde et de comment on se situe par rapport à lui.

L’inconscient, vu d’Afrique, fait donc de l’individu une personne, c’est-à-dire lui attribue un rôle et une profondeur. À ce titre, le sujet est projet de son groupe, ouverture à ce groupe, « auto-coercition dans l’auto-continuité ». Il est mal placé pour comprendre l’ensemble de son comportement, dont le groupe est le seul lecteur et interprète attitré. Seul le groupe peut donc rétablir l’histoire de chaque individu et, en cas de rupture, trouver le nœud et le lieu de la coupure par des mécanismes appropriés comme la divination, afin de guérir la personne victime de ladite rupture, par une catharsis du membre détaché et de la communauté. Mais l’inconscient est aussi un lieu de valorisation du sujet.

4.3. L’inconscient comme source jaillissante et valorisante pour le sujet

L’inconscient nous renvoie donc dans une zone sombre, mais fondatrice du clan et organisatrice de la vie et du comportement de chaque membre pour le bien du groupe. C’est lorsque le comportement du membre dévie et met en danger la vie du groupe que celui-ci recourt à l’auscultation de ses profondeurs ; cela n’est pas une activité habituelle ni quotidienne. Elle est occasionnelle et stratégique.

On voit donc que l’inconscient est le lieu où se joue l’identité du groupe à travers chacun de ses membres. Chaque aspect de la vie s’enracine dans cette zone obscure : la langue, les alliances sociales, les activités politiques et économiques, la figure-même du clan (sa monstration), etc.

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Bref, le sujet africain n’est pas un absolu autour duquel tout devrait tourner. Du fait qu’il ne s’est pas engendré lui-même, il est inséré dans une histoire et dans une société qui, elle-même, n’a la maîtrise ni de son passé ni de son avenir ni de son projet, encore moins de sa destinée. Il est sujet, mais un sujet qui se laisse conduire par les autres et qui n’a pas le dernier mot sur sa vie et celle des autres membres de son groupe. Ses droits comme personne sont limités par la réalité même d’une subjectivité objectivée par l’expérience de la vie et de son insertion dans son groupe social qu’est le clan ou la tribu.

C’est pourquoi le changement, qui est d’abord une affaire de personne avant d’être celle de sa communauté, est très lent en Afrique. Ce qui a fait dire à Thérèse Locoh : « [en] Afrique, tout change et rien ne bouge »441. Ce changement exige en bonne partie « l’adoption de modèles anciens de subsister moyennant réinterprétation »442, pourvu

qu’il ne soit pas imposé par une culture ou des politiques extérieurs utilisant leurs propres prismes et moules443. Disons que les changements superficiels (religieux, sociaux)

s’opèrent moins lentement que ceux, profonds, liés à la « personnalité » de base, même en situation transculturelle comme l’illustrent bien les échecs des politiques d’intégration d’étrangers en Occident444.

Mais en même temps, l’enracinement de la vie et de l’action du sujet dans une zone incontrôlable oblige la société de lui reconnaître une dignité et une profondeur qui la dépassent. Les limitations de ses actes par le groupe social sont paradoxalement contrebalancées par l’infinie capacité d’action reconnue au sujet, puisqu’à tout moment, l’inconscient peut le faire agir de façon inattendue ou inconnue de sa société et, ainsi, produire la nouveauté. On comprend pourquoi même la personne la plus détestée, le sorcier, n’est pas irrémédiablement catégorisée ou excommuniée.

441 T. LOCOH, cité par F. EZEMBE, ibid., p. 345. 442 P. ERNY, Ecoliers d’hier en Afrique centrale, p. 244.

443 Pierre Erny nous en fournit un exemple : « l’adoption d’une nouvelle ligne de conduite culturelle ou

religieuse s’opère dans la plupart des cas selon les schèmes de pensée et de conduite qui relèvent en fait de l’ancienne culture. Le culte des ancêtres, par exemple, est moins une religion qu’une manière d’être au monde, qui peut prendre selon les circonstances une teinte chrétienne ou musulmane, mais sous ce manteau rester fidèle à lui-même » P. ERNY, ibid., p. 178

444 Cf. F. EZEMBE, L’enfant africain et ses univers. Toute la deuxième partie est consacrée aux enfants

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Nous pensons que Pierre Erny a raison en faisant comprendre que nulle vie humaine, nulle culture ne transpire la rationalité. Une part d’obscurité demeure dans l’être humain et autour de lui, où qu’il soit. Cette part non maîtrisable ne fait pas le déshonneur de l’être humain, sauf à vouloir en faire un absolu, un automate ou un objet. Au contraire, que les racines humaines soient trop profondes pour la raison manipulatrice et réductrice, c’est une immense richesse pour l’humanité qui relance toujours à nouveaux frais la recherche sur le sens et la réalité de l’être humain. Erny écrit ainsi :

Bien des observateurs se sont étonnés de ce qu’ils appellent un manque de logique. On se scandalise qu’un homme ayant fait des études universitaires en Europe éprouve encore le besoin de consulter le devin […], qu’un chrétien ne puisse s’affranchir de pratiques dites superstitieuses et n’arrive pas à se dégager des pressions d’un clan dont l’esprit est demeuré païen. C’est là considérer les problèmes humains d’une manière bien légère. Que peuvent valoir une instruction, une scolarité ou un catéchuménat de quelques mois ou années, où ne sont que rarement abordées les questions de fond, face à toute une éducation, à tout un façonnement de la personnalité, à toute une imprégnation continue par le milieu et à une lente structuration des schèmes de conduite ? La vie coutumière a sa logique et sa cohérence, même si, comme en tout système culturel, les contradictions n’en sont pas absentes. On peut en rejeter sans grand risque et sans grand dommage certains éléments accessoires et superficiels, mais on ne peut opérer le saut définitif sans mettre profondément en danger sa personnalité et sans se plonger dans un désarroi souvent intolérable445.

Chaque culture a ses dieux, ses fétiches, ses rêves, sa façon de meubler son imaginaire, son rapport à l’inconscient, son explication du monde. Une plus grande maîtrise de la science et de la technologie à elle seule ne peut être synonyme d’une quelconque supériorité dans la conception du monde, de l’homme et de son destin.

Ce qui compte en Afrique, c’est l’expérience humaine diverse et multimillénaire qui a généré la confiance et la conviction d’une cohérence interne dans la conservation (naissance et l’entretien) de la vie. Pierre Erny utilise pour cela « la notion de situation vitale pour désigner ces moments où la personne sent que tout son être est en jeu. Pour le Bantou il s’agit essentiellement de rester branché sur la source de vie et de force qui, de

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la plénitude divine, irradie à travers la chaîne continue des ancêtres jusqu’aux hommes vivant à l’intérieur de cette communauté de sang et de vie qu’est le lignage »446.