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Lieux éthiques à partir de la réflexion théologique d’Eboussi

Chaque individu est unique pour Dieu ; la relation métaphysique et ontologique entre les deux est indicible et unique. De cette façon, on peut dire que chaque personne a son Dieu. Ces propos valent à plus forte raison sur le plan de l’éthique de la liberté et de la responsabilité, où toute massification est immorale. Chacun est libre et responsable de soi devant Dieu, laquelle responsabilité rejaillit dans ses relations avec d’autres libertés, humaines.

6.1. La Révélation et l’éthique.

La Révélation ne va pas sans susciter des problèmes éthiques : nuit de la raison puisque dépassement de la nature et « intrusion » de l’éternité dans l’histoire, elle enlève à l’éthique son sérieux, son pouvoir de jugement et de finalisation, à moins que, comme le propose Eboussi, le fossé soit comblé par l’ « immanence souveraine de Dieu »176, du

Dieu africain dont immanence et transcendance s’imbriquent sans se contredire.

La vérité contenue dans la révélation est une vérité sur l’homme plus que sur Dieu. Son universalité n’est qu’humanisation universalisante. En d’autres termes, la révélation (de l’homme) est progressive, de même que l’universalisation de l’éthique qui est la réaction de la conscience humaine face à cette vérité de l’homme.

6.2. L’activité missionnaire et l’éthique

Véhicule de la Révélation dans l’histoire, l’activité missionnaire a faussé son statut de médiateur pour se faire juge et destructrice de consciences humaines au nom de Dieu dont elle prétend connaître la volonté, le dessein sur l’homme et les outils pour y arriver. Elle a transporté les fétiches européens en Afrique en faisant de l’annonce de l’Evangile une croisade des bons fétiches contre les mauvais, alors que tout fétiche est un lieu d’immoralité ; et de l’imposer est doublement immoral.

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Dans ce cas, aucune religion, et donc aucune éthique religieuse ou théologique, n’échappe à la particularité. Chacune est inspirée par Dieu dans son immanence, tout en étant incapable de sauver, puisque le salut est un don du Dieu transcendant et insondable dans son être et dans ses desseins. Ainsi, l’Absolu divin ne peut fonder ni l’éthique ni la théologie, sauf apophatique, c’est-à-dire un discours qui tente de traverser le silence du Dieu transcendant et qui revient bredouille dans une formulation négative qui flotte et avoue son incapacité à atteindre son objet. Les dogmes ne définissent donc rien de Dieu et leur obéir ne constitue pas un acte sauveur ni éthique. Une question se pose ici : à prendre au sérieux la conception africaine où, en Dieu, la transcendance épouse l’immanence, pourquoi l’éthique, qui relève de l’immanence, ne participerait-elle pas au salut ? Nous y reviendrons.

6.3. La Parole de Dieu et l’éthique.

Puisque Dieu est silence absolu pour les Africains, il n’y pas de Parole de Dieu absolue, ou de parole de Dieu tout court. C’est sur le fond du silence de Dieu que naît la parole d’homme, dont la plus fondatrice est celle des ancêtres177. Ecouter la Parole de Dieu

équivaudrait à écouter celle de l’homme, audible, et celle de Dieu, silencieuse. Le discours éthique est à bâtir autour de cette écoute, tout en respectant le silence fondateur de Dieu. Nous dirons au chapitre sixième que Christ incarne les trois dimensions : la parole de l’homme, la parole des ancêtres et le silence de Dieu qui dit la même chose que la Parole de Dieu.

6.4. L’Église et l’éthique.

Selon Eboussi, il y a clôture du christianisme en « ethnie chrétienne ». Ceci est un acte immoral, puisque le sectarisme est une confiscation et mise en bouteille du Dieu créateur et sauveur de l’humanité. L’éthique chrétienne y est portée dans la linéarité d’un temps progressif appelé « histoire du salut », avec la Parousie comme apogée de l’humain et consommation de l’histoire ; elle se bâtit dans le temps de l’attente du Seigneur, alors que

177 C’est pour combler cette lacune que B. Bujo, comme le verrons au chapitre sixième, propose pour le

Christ le titre d’ « Ancêtre » pour lier à l’éternité de Dieu le temps humain, le silence de Dieu devenant Parole pour l’être humain.

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le temps de l’éthique africaine est circulaire à l’infini où le bien et le mal sont à redéfinir au fur des cycles, des occurrences et des événements, s’apprêtant mieux à la notion de « réserve eschatologique », à une eschatologie qui ne se situe ni au bout du temps linéaire progressif de l’attente chrétienne, ni à la fin des cycles sans fin de la culture africaine. Par conséquent, si l’éthique poursuit le bonheur et que la foi présente ce bonheur comme un don eschatologique sous le nom de « vie éternelle », l’éthique chrétienne, comme nulle autre, n’a aucune priorité pour atteindre ce bonheur. Sa force d’universalisation de l’humain mérite pourtant de lui accorder une place de choix dans une humanité convergente.

6.5. La vérité dans une réflexion éthique sur l’Afrique

Eboussi pose aussi la question éthique de la faiblesse de la vérité et de l’incompréhensible victoire du mal sur le bien, de la force sur le droit ou la justice, application faite au contexte africain violé par l’occident. Le plus immoral, c’est la justification morale de la victoire du fort et la disqualification institutionnalisée de l’échec. La domination est ici l’acte d’une altérité mutilante imposée dans un monologue du plus fort. Plus subtile encore le fait de déclarer la pauvreté matérielle et l’indigence technique de l’Africain comme étant une faiblesse morale, faisant de l’acte « civilisateur » un acte moralisateur, une mission éthique doublée de celle du salut. La question éthique fondamentale est de savoir si le nouveau Dieu a rendu l’Africain plus humain, plus heureux, plus vertueux, et donc plus capable de salut.

Le modèle christique prôné par Eboussi est une déclaration de la particularité de toute éthique, même celle fondée sur la révélation que Jésus relativise sciemment, faisant de l’homme la mesure de toute chose après Dieu, la mesure de la Loi (Cf. Mc 2, 27). Le salut se joue dans le face-à-face entre Dieu sauveur et l’homme, et l’éthique est l’expression de cette rencontre unique pendant la vie humaine, pour en faire bénéficier la communauté. La vérité, c’est la qualité de cette rencontre si elle a lieu sous la gouvernance de l’Esprit qui conduit toute chose vers sa fin (Cf. Jn 16, 13), c’est-à-dire selon le dessein de Dieu ou sa fin dernière.

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Cette réflexion d’Eboussi sur la crise de l’Africain va dans plusieurs sens. Nous avons voulu la reprendre ici largement comme une toile de fond d’où nous isolerons notre problématique touchant la responsabilité morale de l’Africain frappé par cette crise. Sa critique de la culture et de la tradition africaine nous intéressera dans notre recours de la notion d’ancestralité sur laquelle nous comptons fonder une éthique de responsabilité en Afrique, et sa critique du Christianisme et de la civilisation dominatrice occidentale nous sera utile dans l’attribution à Jésus du titre christologique de proto-ancêtre, pour faire de lui le fondement d’une éthique théologique en contexte africain.

Conclusion

La réflexion d’Eboussi sur la situation actuelle de l’Africain tourne autour de la recherche de l’identité, de l’authenticité et de l’autonomie du sujet africain. Nous avons suivi l’auteur dans les méandres de sa pensée philosophique, principalement dans la Crise du

Muntu, où ces questions ont été abordées dans leur grande complexité. L’auteur y renvoie

dos à dos l’Africain et l’Occidental, le premier pour la faiblesse de sa culture due entre autres au manque d’universalité de son anthropologie et à l’insuffisance de sa maîtrise technologique, et le deuxième pour sa soif de domination qui se traduit par la destruction et l’asservissement des peuples entrés en contact avec lui.

Voilà pourquoi, tout en admettant l’incontournabilité de sa culture et de sa tradition, Eboussi invite l’Africain à une grande vigilance dans le recours à la tradition et à la culture, en théorie et en pratique. S’il lui est impossible de parler et d’agir en dehors de la culture et de la tradition africaine, en revanche il doit s’assurer que les mêmes causes de sa « colonisabilité » ne se reproduisent et n’engendrent les mêmes effets. En outre, ce recours au passé risque d’être un refuge pour ceux qui n’ont pas la force d’inventer le présent et le futur dans le monde actuel où tout s’arrache dans la compétitivité et la créativité.

Et, en même temps, la même vigilance est exigée de l’Africain vis-à-vis de l’Occidental ; les méthodes d’asservissement utilisées dans le passé sont encore à l’œuvre aujourd’hui, autrement structurées et avec des dénominations modernes : communauté internationale, développement, etc.

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L’Africain ne peut sortir de cette situation aporétique que « par l’articulation de l’avoir et du faire selon un ordre qui exclut toute violence et tout arbitraire »178. Quelles

métamorphoses doit-il subir et assumer et quels choix doit-il opérer dans ses relations avec l’occidental pour que parler, être, agir et sentir puissent satisfaire son vœu d’autonomie et de vérité ?

Dans l’aspect théologique de sa pensée, Eboussi soumet le christianisme, en tant que, pour l’Africain, une réalité historique occidentale, à la même critique que la colonisation et invite l’Africain à adopter la même prudence, la même créativité, pour redevenir lui- même et ne pas continuer à se faire confisquer son initiative face à l’histoire. Il lui rappelle que la vérité n’est ni exotique179 ni possession autonome180 ni même

syncrétique181, mais une catégorie eschatologique qui, dans le temps, prend corps dans et

par une « reconquête ontologique », une affirmation de soi dans l’histoire.

Quel écho cette réflexion de Fabien Eboussi a-t-elle en milieu africain et africaniste ? Nous allons lire quelques critiques de notre auteur et, avec eux, ou plutôt pour ou contre eux, prendre position. Ce sera au chapitre deuxième

178 F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence

africaine, 1977, p. 7.

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C’est là toute la critique du christianisme considéré par l’occidental comme sa religion à imposer parmi les éléments de la civilisation ; c’est ainsi que les autres cultures conçoivent aussi le christianisme : une religion d’ailleurs.

180 Ici, référence à la critique d’Eboussi adressée à la culture et à la tradition africaines. 181 Pensons ici à la critique d’Eboussi faite aux sectes religieuses d’obédience chrétienne.

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Chapitre deuxième

Lectures controversées de Fabien Eboussi

Des travaux sur Eboussi ne pullulent pas dans nos bibliothèques. L’une des raisons, selon Ambroise Kom, c’est le portrait intellectuel de cet auteur : « un intellectuel exigeant »182

dont la vigilance est portée à un tel niveau éthique que tous ceux des intellectuels qui réfléchissent ou s’installent dans le compromis ou la compromission ne trouvent en lui qu’un homme marginal qu’il convient d’ignorer. Une autre raison, ce sont ses prises de position face aux problèmes de la société et de la gouvernance africaine qui rendent méfiants les tenants des pouvoirs, prêts à décommander ou à interdire sa lecture183. Nous

ajoutons comme troisième raison, ses réflexions et appels lancés contre la domination à la fois politique et religieuse de l’Occident relayée par les vested interests, les intérêts établis africains. Vu la puissance du lobby aussi bien du colonisateur que des Églises chrétiennes en Afrique, on comprend qu’un blocus ait été décrété en silence contre lui184.

Mais, comme le pense, entre autres, Ambroise Kom185, la principale raison de la non

lecture massive d’Eboussi est sans nul doute son écriture sophistiquée qui bloque le lecteur ou lui demande énormément d’effort, tant pour démêler les structures grammaticales et stylistiques que pour distinguer sa pensée et celle d’autrui, ce qu’il adopte et ce qu’il rejette.

182 C’est le titre choisi par Ambroise Kom pour sa préface au livre collectif qu’il a dirigé sur Fabien

Eboussi. A. KOM (dir.), Fabien Eboussi Boulaga la philosophie du Muntu, Paris, Karthala, 2009, p. 7.

183 Les critiques affluent en direction des dirigeants politiques africains, notamment dans ses ouvrages sur

Les conférences nationales en Afrique, Une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993, La démocratie de transit au Cameroun, Paris, L'Harmattan, 1997, Le génocide rwandais - Les interrogations des intellectuels africains, (Sous dir.), Yaoundé, Éditions CLE, 2006.

184 Pensons ici à la réaction des évêques africains réunis pour le Synode à Rome en octobre 1974,

condamnant l’appel lancé par Eboussi qui demandait aux missionnaires occidentaux de retourner chez eux, ce qu’il a appelé « dé-mission ». Cf. F. EBOUSSI BOULAGA, A contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1992, p. 40 ss. La réaction des épiscopats africains fut une véritable mobilisation contre lui et en faveur de ces missionnaires remis en cause par cet auteur : « [les] Evêques d’Afrique et de Madagascar dénoncent comme contraire à l’Evangile et à l’enseignement authentique de l’Église, tout geste, parole ou écrit susceptible d’entraver la coopération entre les anciennes et les jeunes Églises. Cette prise de position devrait rallumer l’élan missionnaire des âmes généreuses qui croient qu’il est encore possible aujourd’hui de servir l’Église chez soi et hors de chez soi », dans Documentation catholique, 1664 (17.11.1974).

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Nous allons, dans un premier point, rassembler les critiques formulées à sa conception de la rationalité philosophique et sociale africaine, et dans un deuxième point, nous atteler à l’aspect théologique de cette critique. Nous prendrons le temps d’exprimer notre propre opinion à travers nos réactions à ces critiques, dans approche que, dans notre chapitre introductif, nous avons nommée « méthode de critique indirecte ».