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1.1. L’inachèvement du sujet à sa naissance

Ce qui distingue clairement le petit de l’homme de celui de la bête, c’est son inachèvement patent. Cela apparaît dans son incapacité à poser des actes vitaux dès sa naissance, là où le petit animal apparaît mieux préparé : se déplacer, se protéger en cas de danger, se nourrir, etc.

Cet inachèvement marque la personne et fait d’elle essentiellement un être de manque, un être croissant, tendu et toujours en quête. Cette quête prend deux directions : la recherche

de soi le renvoie à son passé, au donné, à ce qu’il a reçu et qui constitue son noyau. La recherche pour soi l’invite à regarder vers le futur et à conquérir le monde pour enrichir

et meubler progressivement son noyau d’être. A mi-chemin entre l’être et le devenir, le nouveau-né humain est donc un sujet en tant que triple acharnement : acharnement à être, c’est-à-dire un être en recherche de positionnement quotidien face à l’altérité dont il n’est pas qu’un simple produit ; acharnement à vivre et à jouir de la vie ; acharnement à faire vivre et à survivre par toutes sortes de thérapeutiques et par la génération. Tout cet acharnement repose sur une infrastructure qui, elle, est reçue à la naissance comme potentialité, structure à la fois fondamentale et soustraite de l’acharnement, qui limite l’humain par le bas, par son passé.

Ainsi donc, si le petit enfant fraîchement né n’est pas encore véritablement un sujet, il n’est pas non plus un vide. Il est cadre, potentialité, foyer naissant du désir. En tant que structurellement et existentiellement inachevé, il est fragile et dépendant. Même ontologiquement.

C’est à ce stade des premières confrontations avec l’altérité qu’on reconnaît déjà « les invariants qui se retrouvent en tout individu, quels que soient ses conditionnements historico-culturels, invariants dont il faut respecter l’existence sous peine de déstructurer

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totalement ou partiellement l’être humain »314. Xavier Thévenot nous cite quelques-uns

de ces invariants : « les pulsions primaires, la prématuration de l’infans et ses conséquences, le complexe de castration, le complexe d’Œdipe, la nécessité de l’interdit de l’inceste »315. Un certain nombre de valeurs morales prennent leurs racines à ce niveau,

dans ce foyer compact, avant même que le petit être humain prenne la parole ou joue un rôle quelconque dans la société. Nous y reviendrons dans la troisième partie de notre travail, mais dans une autre optique, dans le débat sur l’ipséité.

Ce noyau primitif constitue une référence enfouie dans le sujet. Toute sa vie devra être le résultat d’un effort contradictoire : quitter ce noyau croissant et le maintenir comme site de son identité. Toute sa vie sera vécue dans cette tension avec plus ou moins de réussite. Tension entre la perte de son identité par dilution dans l’altérité ou la peur d’être soi, et le repli sur soi, la régression face à son incapacité à affronter les difficultés de la rencontre avec l’autre. C’est une manière de déni de l’inachèvement fondamental. Xavier Thévenot nous explique « cette loi psychologique : quand une personnalité subit une grosse épreuve (deuil, chômage, échec apostolique ou professionnel grave solitude…) elle a souvent une tendance spontanée à régresser, malgré elle, à un stade de son histoire où elle éprouvait davantage de satisfactions »316. Le combat du sujet consiste à « renoncer à

coïncider avec son origine »317 malgré et envers tout, et dans tous les domaines de la vie.

C’est une loi de la croissance que de ne pas marcher à reculons, de ne pas prendre pour fin son commencement ou ses débuts, de ne pas prendre pour futur son passé.

Eviter de coïncider avec son origine et avec son présent, c’est aussi reconnaître une non- coïncidence entre le sujet et lui-même, entre lui et son corps, l’impossibilité d’avoir une maîtrise totale de soi, de son corps, au point de dire : « ‘je suis mon corps’ […] il faut toujours prendre acte, ajoute Thévenot, que le corps est en situation d’échapper partiellement à la maîtrise du ‘je’ ou de la volonté du sujet »318.

314 X. THEVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau, 2è Edit., Mulhouse, Salvator, 1982, p. 126-

127.

315

X. THEVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau, note 24, p. 126.

316 X. THEVENOT, Ibid., p. 43-44. 317 X. THEVENOT, Ibid., p. 50.

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L’inachèvement du sujet est pour lui une richesse, un potentiel immense, une ouverture à l’infini du désir. Sa reconnaissance évite la prétention d’apporter au sujet la totalité de la réponse à son appel à l’être et à la vie. Tous les extrémismes résumés par l’expression « ne… que » sont falsificateurs : « il n’y a que mon travail ou ma famille ou mes études ou ma religion ou mon Dieu ou mes origines ou mes projets d’avenir…qui comptent ». On esquive ainsi la complexité du monde en optant pour une linéarité et une unidimensionnalité qui ne peuvent que clore et appauvrir le sujet en tant que vocation et fruit du don.

Nous verrons plus loin combien une régression peut être le fait de la personne elle-même dont la faiblesse interne accentue la fragilité à la rencontre de l’altérité ; mais elle peut être due aussi au cadre social permanent dans lequel elle vit. Car, comme nous le rappelle Thévenot, « on sait à quel point une personne est un mystère […] Entrer en relation avec un tel être exige que l’on casse les attitudes conquérantes, et que l’on se mette avec humilité et respect à l’écoute de sa parole »319. Ce, pour ne pas la froisser et l’introduire

dans un processus psychologique dégradant.

Mais l’inachèvement qui est à l’origine du manque, peut créer des mobiles qui poussent la personne vers la recherche du mieux et le développement ou, à l’inverse, l’orienter vers une solution facile : retourner là où elle peut vivre sans effort, c’est-à-dire dans le sein de sa mère ou s’identifier à elle.

1.2. L’inachèvement du sujet et l’identification fusionnelle

L’inachèvement du sujet fait du nouveau-né un être fragile qui ressent foncièrement l’insécurité de sa situation. L’enfant s’attache alors aux premiers signes qui le rassurent et fusionne avec sa mère avec laquelle il s’identifie. Thévenot nous rappelle quelques éléments de cette anthropologie lacanienne.

L’enfant vit dans « un monde sans différence de temps ni d’espace »320. Se croyant au

centre du monde, il croit occuper tout l’espace. Sa mère n’est qu’un prolongement de lui-

319 X. THEVENOT, Une éthique au risque de l’Evangile, 4è édit., Desclée de Brouwer/Cerf, 1996, p. 77. 320 X. THEVENOT, Morale fondamentale, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 42.

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même, et le temps est organisé autour de lui. Le temps est centripète et les événements sont concentriques. C’est lui, l’enfant, qui l’unifie.

Il vit dans « un monde sans faille »321 qui est un monde de l’illusion du non-échec.

Comme il reçoit ce qu’il demande, car il lui suffit de pleurer pour que sa mère lui donne la tétée, il pense que le monde est parfait, sans vide, sans « mort » au sens large du terme. Il se constitue ainsi une image positive du monde, dans la naïveté la plus totale.

Il vit dans « un monde sans médiation »322, comme conséquence de sa fusion avec sa

mère. Nul besoin, nulle place d’intermédiaire entre sa mère et lui, ou entre lui et lui, étant donné qu’il est dans sa mère et que sa mère est en lui.

Il vit dans « un monde d’illusion de toute-puissance »323, puisque sa mère lui obéit au

doigt et à l’œil. Et il sait comment la faire courir. En même temps, il partage sa toute- puissance avec sa mère, puisqu’elle trouve toujours ce dont il a besoin : la nourriture, l’attention, la tendresse.

Il vit dans un monde imaginaire, « l’univers clos du désir piégé par sa propre projection »324.Commentant Jacques Lacan, Thévenot dit que

l’imaginaire connote l’image idéalisée de soi que l’on repère hors de soi à travers de multiples illusions. Ainsi, on perçoit l’ambivalence de l’imaginaire : couverture quand il risque de me faire oublier le manque constitutif de ma vie, quand il peut me conduire à faire l’économie de l’altérité. Ouverture quand il fonctionne comme une réassurance interne devant le morcellement, comme une sorte d’utopie, comme un élément prometteur qui critique les limites du présent325.

Tout compte fait, l’identification fusionnelle se passe à un stade (le stade du miroir : 6 à 18 mois) où la personne se prépare un terrain où elle pourrait venir se réfugier en cas d’aspérité. C’est le lit moelleux qu’indiquera la régression chaque fois qu’il y aura une dure épreuve ou une inadaptation du sujet. Elle constituera l’un des piliers de la

321 X. THEVENOT, Ibid., p. 43. 322 X. THEVENOT, Ibid., p. 43. 323 X. THEVENOT, Ibid., p. 43. 324 X. THEVENOT, Ibid., p. 44. 325 X. THEVENOT, Ibid., p. 45.

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dépravation morale. À ce stade, le petit enfant se construit dans l’ambiguïté, laquelle rend dynamique la position du moi entre l’image et la réalité de soi, et entre l’objet-pour-soi et l’objet en-soi auquel il faut résister dans son positionnement dans l’espace et dans la société. « Deux tentations guettent la vie morale : l’indifférence et l’indifférenciation »326,

c’est-à-dire tout ce qui relève de la disjonction exclusive (ou bien… ou bien…) et de la fusion (tout est pareil).

Mais la famille n’est pas seulement un lieu d’indentification fusionnelle de l’enfant avec sa mère ; elle est aussi le lieu de sa première rencontre avec l’autre. C’est l’objet du point suivant.

1.3. La famille ou la topographie de la prime altérité du sujet

La double filiation de l’être humain lui attribue déjà une identité duelle. Le petit humain trouvera dans ce double terreau sa source de vie et de croissance. Avec le temps, il devient difficile pour lui de se situer par rapport à son père et à sa mère tout en demeurant lui-même. Il n’aura pas avec chacun d’eux le même rapport d’auto-construction et d’auto-sécurisation, dans ce sens qu’il voudra tirer pour lui le meilleur parti de cette structure ternaire différenciée qu’est la famille, alors qu’une relation, celle du père et de la mère, l’a précédé. Là se livre son premier combat face à l’altérité. L’enfant doit apprendre progressivement à gérer l’espace et le temps, à distinguer les limites de son corps, c’est-à-dire à dé-fusionner d’avec sa mère qui, au départ, n’est perçue que comme un prolongement de lui-même. Le succès ou l’insuccès de ce combat en miniature est déterminant pour sa construction personnelle comme sujet et comme futur membre d’une société. Comme on dirait en termes biologiques, l’ontogénèse récapitule la phylogénèse. La construction de l’enfant reflète la construction de la famille et celle de la société. Xavier Thévenot recourt à des données freudiennes pour décrire les premiers pas psychologiques de l’enfant. Il met en relief les pulsions qui le secouent, la norme et les interdits de la société que les parents sont chargés de lui communiquer et de lui inculquer, la castration symbolique comme filtre ou moule par lequel l’enfant devra passer pour que, au sortir de la famille, il soit aguerri dans les épreuves et les relations de la vie - dont la

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plupart sont liées à la sexualité -, l’importance-clé du langage et de la parole pour la communication, où l’enfant apprend le dicible et l’indicible, ainsi que différents niveaux de symbolisation de la vie. Nous allons successivement et succinctement développer ces données.

1.4. L’enfant et la gestion de l’espace-temps dans la triade familiale

Pour Xavier Thévenot, « [l]e couple est le lieu où doivent s’articuler les trois fonctions de la sexualité »327 : la fonction relationnelle, la fonction de plaisir, la fonction de fécondité.

C’est la distance créée entre lui et ses parents et la qualité de leur relation qui offriront à l’enfant l’espace et le temps qu’il aura à intérioriser et à gérer. C’est donc ici que l’enfant apprendra l’impossibilité de coïncider avec son origine ou de vivre le temps et l’histoire à rebours. Il n’y a plus de passage, il n’y a plus de voie pour réintégrer le sein de sa mère une fois qu’il en est sorti. Même si, on le verra avec le complexe d’Œdipe, ce retour incestueux sera envisagé quand l’enfant sera buté aux pulsions sexuelles, au pouvoir du père ainsi qu’à l’éparpillement et l’insécurité provoqués par l’altérité. Cette impossibilité du retour dans la sécurité du sein maternel sera sans doute le point de départ et le rappel de la finitude humaine : l’enfant apprendra à partir de sa propre famille qu’il n’est nulle part en sécurité et qu’il ne peut disposer à sa guise du temps et de l’espace, et de ce dont ils sont les conditions, dans la construction de lui-même comme sujet et comme volonté de puissance.

Observons maintenant de plus près comment se réalise, dans la structure familiale, la première rencontre entre la nature, la culture et la morale.

1.5. Le syndrome familial : la nature et la culture

En ligne de mire, nous avons l’enfant plongé dans cette structure sociale en miniature, cette cellule de base qu’est la famille. Le principe qui guide l’enfant est celui du plaisir. En lui foisonnent les pulsions diverses concentriques, puisque toutes l’orientent vers l’agréable dont le centre est la bouche. Leur partialité fait du sujet un être manquant, un

327 Cf. X. THEVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau, 2è édit., Mulhouse, Salvator, 1982, p.

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être de désir dont l’objet est toujours partiel. Baignant dans la sexualité et l’agressivité qui rappellent l’origine de l’enfant, ces pulsions qui le branlent sont amorales. Comme le dit Xavier Thévenot à la suite de Freud, « le devenir des pulsions ne saurait être laissé à la seule spontanéité. Il doit être soumis à une régulation par les interdits et par les préceptes éthiques. En effet, le « mélange » pulsionnel de sexualité et d’agressivité qui constitue l’appareil psychique humain n’est nullement, à ses débuts, dirigé spontanément vers le bien. Le seul principe auquel l’action du psychisme est initialement liée, est la quête du plaisir qui ignore les catégories du bien et du mal. L’unique « souci » du psychisme est, pourrait-on dire, de réduire sa tension en satisfaisant les plaisirs sexuels et agressifs »328.

C’est ici que l’intervention des parents trouve sa légitimité, dans leur rôle de représentants de la société. C’est ici aussi le début d’expériences infantiles peu agréables enfouies par l’enfant acculé à la soumission, désagréments qui tisseront son psychisme et structureront progressivement des mécanismes de résistance ou de défense. Dans le développement ultérieur de la personne, cette réaction pourra « prendre deux formes radicalement opposées : ou bien le sujet a peur du « grouillement » de ses désirs enfouis, auquel cas il exige que les interdits sociaux soient plus rigoureux ; ou bien, au contraire, il se sent brimé face à un manque d’expression de ses pulsions, auquel cas il souhaite une société plus libérale qui pourrait aller jusqu’à interdire d’interdire »329.

De toutes les façons, les pulsions sont ce qui se passe dans la personne sans son autorisation et qui s’approprie le monde pour son plaisir, sans que ce plaisir soit nécessairement constructif pour elle ni pour le monde ambiant vers lequel elles sont portées avec agressivité. C’est donc en famille qu’en commence la canalisation, grâce à la castration symbolique, aux interdits et à la parole.