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Représentations, symboliques et rôles de la toponymie apitipi8inn

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 4. Résultats et discussion

4.3. Représentations, symboliques et rôles de la toponymie apitipi8inn

Comme déjà évoqué, dans la littérature, les toponymes sont habituellement envisagés à la fois en tant que marqueurs spatiaux et en tant que symboles (Helleland, 2002). Dépassant l’aspect fonctionnaliste de la

première catégorie, le symbolisme accordé aux noms de lieux se veut une compréhension de leur importance pour les individus qui expérimentent une relation avec le territoire et puis l’expriment dans un cadre de référence linguistique. Envisager le territoire nommé en tant que symbole est une réflexion sur la nature même de la relation établie entre un groupe et un territoire. Les toponymes sont plus que des marqueurs, ils sont porteurs de l’esprit du lieu et surtout, permettent d’exprimer et de partager cette relation. La présente recherche aura permis de saisir partiellement l’ampleur de cette teneur symbolique accordée par les Apitipi8innik à leurs toponymes. Nous identifierons tout d’abord des toponymes apitipi8innik en la qualité de géosymboles, pour ensuite envisager le recours au patrimoine dans toponymie apitipi8inni, encore grâce aux mots des participants.

Contraction de « terre » – géo – et de « symbole », le géosymbole est une notion dont le tout dépasse la somme de ses composantes. Des entités géographiques correspondant à la définition d’un géosymbole ont été identifiés lors de la période terrain de cette recherche. Une mention des plus récurrentes revient à 8e8epi8atci, que les bases de données gouvernementales appellent le Mont Plamondon :

On le voit de très loin, partout où est-ce que tu vas, tu vas le voir. Mont Plamondon, 8e8epi8atci. (Entretien #03, 2018)

Parce que quand tu te mets à flan d’un côté, il y a quelqu’un autrefois qui disait quand on [n’] est pas loin de là, on a la sensation que le mont tremble. C’est ça qu’il donnait comme définition. Parce qu’il y a un côté qui est comme à-pic là. Mon gars il va souvent là-bas lui. (Entretien #04, 2018)

Dans le premier extrait, on souligne sa proéminence dans le paysage environnant et dans le deuxième, sa distinction grâce au versant escarpé (« un côté qui est comme à-pic »). Le nom de cette forme de relief est indéniablement associé à une nécessité de nommer un point de repère ; elle se distingue clairement du paysage l’entourant, la rendant distincte. La première fonction du nom de lieux, celle de repère, est confirmée, 8e8epi8atci est un marqueur spatial. Toutefois, des histoires accompagnent le nom 8e8epi8atci, comme beaucoup de noms anicinapek. On la dit « montagne tremblante » puisque si haute, qu’on perdrait l’équilibre à son sommet. On se rappelle des histoires de chasse où la prise a dû être transportée de son sommet à son pied… En étant intelligible par une majorité, en étant accompagné d’histoires et de souvenirs, le nom « 8e8epi8atci » devient l’identifiant d’un lieu d’importance, un géosymbole pour les Apitipi8innik : un géosymbole « communautaire ». Du moins, il s’agit ici d’une interprétation basée sur la définition que donne Bonnemaison (1981 : 256) du concept. Les Apitipi8innik se projettent dans leur territoire, grâce aux histoires

associées à certains lieux, que des noms rendent intelligibles. L’histoire du nom d’un rapide, ici racontée pour la troisième fois au chercheur, donc quelque peu écourtée, permet de saisir la mesure dans laquelle le géosymbole est associé au nom de lieu :

C’est la rivière 8a8akosic. Le rapide s’appelle Watc8a Pa8itik, le nom d’un petit garçon. Il était avec ses parents, il descendait la rivière, pour aller au lac Abitibi. Ses parents, un moment donné, ils ont dit à leur petit garçon, qui s’appelait Watc8a, si jamais il arrive de quoi, on chavire au rapide, tu te pogneras après le sac. Il y avait un sac avec de la fourrure parce qu’ils s’en allaient vendre la fourrure. Comme de fait, il est arrivé un malheur, ils ont chaviré au rapide. Pis Watc8a s’est agrippé après le sac des fourrures. Ça fait que c’est avec ce sac-là qu’il s’est sauvé. Sauvé de la noyade. C’est à partir de ce moment-là que le rapide s’appelle Watc8a Pa8itik, à cause du petit garçon. (Entretien #04, 2018)

Le nom de lieu se voit porteur, par extension, de la valeur de l’histoire et de la relation au lieu. Ces conditions ne sont toutefois pas suffisantes pour assurer une intelligibilité totale. Pour une majorité de participants, la langue d’un toponyme est associée à sa valeur, à la fois pour son indentification (marqueur spatial) et pour son association à des événements vécus ou à une histoire (symbole). Cette participante explique l’association entre la langue et l’intelligibilité de la toponymie, donc des valeurs et histoires associées :

[J]’ai toujours entendu parler des noms de lieux en anicinape depuis que je suis jeune. Pis, depuis que je parle avec d’autres personnes qui côtoient les mêmes lieux, mais qui ne sont pas d’origine anicinape. Eum, j’aime mieux… Des fois, moi, je me demande c’est où, c’est quel endroit, pis on dirait l’attachement que j’ai au niveau de la phonétique, je suis moins portée à tendre l’oreille s’il me parle d’un nom de lieu mettons comme la rivière Tanshell. Pour moi, ça [ne] veux rien dire. Si on me dit la rivière 8itiko Sipi, là je sais que c’est sur le territoire à mon grand-père. Pis, j’ai entendu ça depuis que je suis toute petite. C’est comme entrer dans mon… dans ma tête là, dans mon cœur. J’y rattache des lieux… Des souvenirs. Mais des noms en français, ça ne me dit rien. (Entretien #05, 2018)

Prérequis supposé à la considération d’un géosymbole, la langue anicinape s’avère ici un élément impératif du symbolisme d’un lieu : il y avait une fierté pour les participants à décrire la place de leur langue, mais aussi le caractère descriptif de leur toponymie. Nous pouvons déjà en comprendre que les noms de lieux sont indubitablement associés à la langue et aux activités traditionnelles en territoire et que par ricochet, la fierté d’une culture entière est reflétée dans un toponyme. Les Apitipi8innik, sont, pour l’humble observateur qui écrit

ces lignes, des êtres fiers d’un corpus linguistique qui raconte leur territoire, leurs trajets et leur histoire. C’est en ce sens que l’on peut associer leur toponymie à un symbole, et par-delà, à un patrimoine, concept développé à la section suivante.

Lors du séjour en territoire apitipi8inni, des situations ont été constatées où les toponymes identifient des géosymboles dont le symbolisme ne rayonne pas uniformément chez les individus de la communauté. Ces géosymboles sont, à ce que l’on a pu observer, des symboles pour des familles ou pour d’autres groupes restreints, où le degré de symbolisme est différent pour ces individus que pour l’ensemble de la communauté. Des affirmations et histoires fournies par des participants permettent d’étayer cette constatation. Les exemples les plus émotionnellement révélateurs sont ceux associés à l’enfance des participants. Ainsi :

Mackotenakapi, c’est là que je suis venu au monde. (Entretien #10, 2018)

Sans donner l’étymologie du nom, ces quelques mots d’un participant résument la profonde relation établie entre le participant et ce lieu, dont le générique pourrait être identifié en français comme « lieu-dit ». Cette « relation privilégiée et particulière » au territoire (Suzy Basile, 2017 : 3) est reconnue par plusieurs auteurs et institutions (Atran et Medin, 2008; Daes, 2001; IFAD, 2008, etc.) et peut être associable au « géosymbole » de Bonnemaison (1981). Mackotenakapi est ici le plus haut lieu d’appartenance pour le participant, de même que le portage adjacent et éponyme, qui a vu marcher plusieurs de ses proches. Dorion et Richard (2019 : 73) affirment qu’un « lieu-dit sans nom n’existe pas ni ne peut exister […] C’est une sorte de signet culturel qui fait le pont entre le réel physique et le souvenir de quelque chose ». Mackotenakapi colle sans conteste à cette définition. On pourrait aussi qualifier ce lieu de « géosymbole familial ». Cette dernière conception est une constatation d’une réalité présente chez les Apitipi8innik ; le territoire a été et est toujours fréquenté de façon inégale et non-exclusive par ces principaux intéressés. Conséquemment, les attachements symboliques – et linguistiques – se voient fort différenciés dans l’espace, bien que certains de ces lieux soient intelligibles à l’ensemble de la communauté, notamment les entités géographiques plus grandes. Un autre extrait permet de constater la relation entre le lieu, les souvenirs et leur symbolisme personnel et familial pour les participants :

– Kak8asik8anitc Asini Matcite8eia. La roche pesante. Y’as des roches là-dedans qui sont ben pesantes. Y’ont des couleurs spéciales. Bon !

– Roches pesantes ? Pourquoi ? Vous avez essayé de les lever dans le temps ?

– Parce que on allait chercher pis on cassait ça en petits morceaux pour faire des slingshots. Parce qu’il n’y avait pas de roches là autour du lac. Nous autres on prenait cette roche-là là, on cassait ça. Pis quand tu casse ça, ça donne des petits cubes, ça se casse en petits cubes... Pis

là la pierre est pesante, ça fesse fort. Quand mon père allait des fois en canot, il nous ramenait souvent des grosses comme ça. Parce que t’en trouvais pas mal sur le bord. Au lieu de nous ramener des cartouches, c’étaient nos cartouches à nous autres là.

– Ben oui. Tu pognais quoi avec ça, des nika ?

– Ben non ! C’étaient des oiseaux, quand on était jeunes on chassait les oiseaux, les écureuils, tout ça. On ne chassait pas avec les fusils dans ce temps-là. Tu commençais à devenir chasseur à partir de ce moment-là. Comment approcher les oiseaux pis tout ça. Ils nous faisaient manger des oiseaux. Manger des moineaux pis toutes sortes d’oiseaux. C’est là qu’on apprenait [comment chasser]. (Entretien #04, 2018)

D’autres exemples vont dans le même sens, associant des noms de lieux à leurs objets de désignation, mais aussi à des souvenirs familiaux ou personnels :

Les enfants glissaient souvent, j’ai glissé là quand j’étais jeune. Cocock8an. (Entretien #10, 2018)

Qu’ils soient investis d’une intelligibilité personnelle, familiale ou communautaire, les noms de lieux apitipi8innik sont, pour beaucoup d’entre eux, des géosymboles, s’accordant avec la définition de Bonnemaison, où l’entité prend « une dimension symbolique qui les conforte dans leur identité » (1981 : 256). Les lieux et leurs noms, lorsque reconnus en la qualité de symboles, lorsque considérés comme importants ou menacés par un changement, se rapprochent de la notion de patrimoine. Il a donc été possible de constater à l’été 2018 que la toponymie apitipi8inni est en voie de patrimonialisation.

Alors que la CTQ, dans sa Politique relative aux noms autochtones, « reconnaît l’importance de la toponymie autochtone comme partie intégrante de notre patrimoine toponymique commun » (CTQ, 2018b), qu’en est-il des Apitipi8innik et de la reconnaissance de leur toponymie ? Les institutions gouvernementales reconnaissent donc une valeur patrimoniale universelle pour la société québécoise aux noms autochtones, mais dans quelle mesure la toponymie apitipi8inni peut-elle être envisagée comme un patrimoine pour les principaux intéressés ? Les Apitipi8innik répondent à cette interrogation en affirmant, directement ou indirectement, leurs préoccupations touchant leur corpus linguistique et toponymique et leur pérennité. Rappelons que le patrimoine naît d’une prise de conscience, d’une valeur ressentie et accordée à un objet patrimonial et d’un sentiment que cet objet ou sa fonction est voué à changer, donc que sa pérennité est menacée (Di Méo, 2007 : 2; Veschambre, 2007a : 2). Chez les Apitpi8innik, le processus de patrimonialisation semble suivre cette définition, sans toutefois être labellisé ou mobilisé en tant qu’ensemble cohérent. Les

participants de cette étude identifient tout d’abord un danger à leurs noms de lieux, ou du moins une menace qui mettrait à mal la pérennité de cette entité immatérielle :

Notre patrimoine nous autres, [ce n’] est pas des édifices, c’est des lieux, c’est le territoire. Ça fait qu’on perd des places au profit de l’argent, les coupes forestières, des affaires hydroélectriques pour d’autres nations. Pis on perd des places qui étaient significatives aux yeux des Anicinapek qui vivaient sur ce territoire-là […] Je pense qu’avec tout, tout, tout, l’ensemble de tout ça, je pense qu’on est en train de voir la perte des identifications des lieux par les Anicinapek. Si on ne fait pas de quoi, on ne les connaitra plus. (Entretien #05, 2018)

Évoquant aussi une menace à la pérennité de leur savoir toponymique, menace plus directe, d’autres participants tiennent des propos sur la défense de ce savoir, qui semble caractériser à la fois un savoir collectif (au peuple anicinape), par la langue d’usage, que communautaire (aux Apitipi8innik), par la proximité d’entités territoriales spécifiques. Qu’il s’agisse d’un réflexe générationnel associé à des événements qu’ils ont vécus ou encore d’une considération purement pragmatique, il en demeure que certaines affirment :

C’est important [de sauvegarder les connaissances toponymiques pour] nos enfants. Ils vont changer les noms aussi pour les mettre en français. (Entretien #06, 2018)

Il n’y a pas que pour les générations à venir qu’il serait important de protéger ce savoir. Lorsqu’on demande aux participants si cette toponymie leur est réservée, beaucoup répondent que le caractère descriptif et l’antériorité des noms apitipi8innik en font des objets de désignation pour l’entièreté des occupants d’un territoire. Ainsi, « l’universalité » de la toponymie apitipi8inni est parfois envisagée par des répondants :

Je pense que c’est quelque chose qui faut transmettre à d’autres générations futures pis au peuple, au peuple québécois aussi. (Entretien #11, 2018)

La volonté de défense, de protection et de poursuite qui accompagne ce sentiment de menace est elle aussi présente dans les propos de plusieurs participants. On a décrit au chercheur le processus par lequel les participants se sont sensibilisés à l’importance du savoir toponymique :

Ben, je sais que [ce n’] est pas tout le monde qui pense comme moi [rire]. Qu’ils ont d’autres ambitions, d’autres priorités, qu’ils ont plein d’autres choses-là, mais moi socialement, au niveau anicinape, je suis comme dans un réveil pour dire… J’ai 45 ans pis je me dis, j’ai une petite fille,

pis j’aimerais ça qu’elle ait cette connaissance-là, parce que c’est une richesse pour nous autres. C’est une richesse, pis j’aimerais ça qu’elle soit plus sur les territoires. (Entretien #05, 2018)

Cette prise de conscience de la valeur que les Apitipi8innik accordent à leur héritage toponymique, accompagnée d’une volonté de faire perdurer ce savoir, comprend certaines considérations d’ordre pratique ou technique. En effet, la plupart des Apitipi8innik ayant participé réclament ou encore seraient d’accord avec la mise sur pied d’outils qui permettraient la transmission aux générations suivantes, bien que ceux-ci ne soient pas traditionnellement anicinapek :

J’aimerais avoir une carte où ça serait écrit ‘ici ça s’appelle, tel lac, telle rivière, telle petite…’, tu sais, tout… J’aimerais ça. Pis même, pour tout le monde, ça serait le fun aussi, parce que, oui, c’est, oui je vais là, mais il y a d’autre monde [qui y vont]. C’est pas juste pour moi c’est pour les [autres], le futur. Les jeunes, peu importe qui, il y en a qui sont intéressés à la forêt pis le bois encore. (Entretien #09, 2018)

La toponymie apitipi8inni, dans le cadre de cette recherche, est confirmée comme porteuse d’un potentiel patrimonial car le groupe-locuteur y reconnaît un héritage à transmettre, mais aussi car nous avons associé des aspects de cette toponymie à la définition de patrimoine et de patrimonialisation. Le premier de ces aspects est qu’il y a une association entre la toponymie et la notion d’héritage, de legs (Brozović, 2008; Helleland, 2012). Le deuxième est que la pérennité de cette toponymie est perçue comme menacée. Enfin, un troisième aspect serait la volonté exprimée de perpétuer la toponymie et son usage et de s’en servir en tant qu’outil d’une affirmation culturelle par, notamment, la dénomination d’entités, qui dans certains cas serait originale. La toponymie apitipi8inni est donc, au regard de ces constatations, en processus de patrimonialisation, puisque les protagonistes de sa vitalité œuvrent à la faire reconnaître.

Les toponymes apitpi8innik sont donc symboles en plus d’être marqueurs spatiaux. L’analyse des propos des Apitipi8innik, parmi lesquels quelques enregistrements ici cités, auront démontré qu’un objet du territoire et son nom font preuve, dans certains cas, d’une intelligibilité symbolique, où la valeur est comprise et partagée. De plus, les Apitipi8innik démontrent une conscience aiguë à l’égard de leur savoir toponymique, considérant les menaces à sa pérennité et déclarant leur volonté de préserver cet héritage, confirmant le recours à la notion patrimoniale dans leurs efforts de pérennisation et dans leur affirmation culturelle en territoire.