• Aucun résultat trouvé

Reconnaissance patrimoniale, patrimonialisation et perspectives patrimoniales

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.4.2. Reconnaissance patrimoniale, patrimonialisation et perspectives patrimoniales

Nous avons déjà mentionné que le patrimoine est une valeur accordée, une désignation attribuée à des éléments parmi un ensemble. La toponymie autochtone n’échapperait pas à cet état de fait, on lui accorde en effet un statut patrimonial. Le processus par lequel on accorde une valeur patrimoniale est dit un processus de patrimonialisation. Héritier (2013 : 4) dit des processus de patrimonialisation en matière de biens culturels matériels qu’ils « incorporent des biens […] en effectuant une opération complexe associant, souvent de manière combinée et non exclusive, l’oubli (de la part des sociétés humaines) et l’abandon (de la part des propriétaires ou des usagers), la destruction (par la guerre, le temps), la sélection (par des institutions), la

75 “Is a direct reference to the Indigenous peoples who have inhabited these lands and travelled these waters since time immemorial […] or whether it reinforces neocolonial relations of sociospatial dispossession by further normalizing the authority of the state in the ‘colonial present’”. Traduction libre.

76 “Offers a significant point of contrast between the traditional practices of Indigenous place naming and the recent designation of these waters”. Traduction libre.

revendication (par certains groupes), la reconnaissance de tout ou partie d’une société ». De plus, il est usuellement consensus dans la littérature que la patrimonialisation n’est pas « naturelle », elle est issue d’une prise de conscience, d’une volonté de poursuite et de sentiments d’atteinte à la pérennité de l’objet patrimonial. Le patrimoine « contient la possibilité d’un avenir qui accroît son caractère d’enjeu stratégique » (Di Méo, 2007 : 2), alors que le processus de patrimonialisation « est fréquemment associé à des formes de mobilisation voire de conflictualité » (Veschambre, 2007a : 2) . L’intérêt de soulever la patrimonialisation des toponymes autochtones réside dans le moment de l’attribution de cette valeur, en d’autres mots, à partir de quel moment la toponymie autochtone devient-elle un patrimoine ? Ce sont les efforts persistants visant la connaissance et la reconnaissance des cultures autochtones, y compris des toponymes autochtones, qui auraient résulté en la reconnaissance de la valeur patrimoniale des noms de lieux. Au Canada, le Comité permanent canadien des noms géographiques77 commandita un colloque sur la toponymie autochtone en 1986 et y adopta une série de résolutions, un geste qui représentait « une pierre d’assise dans la reconnaissance de la toponymie autochtone en tant que partie intégrante et importante du patrimoine culturel du Canada » (Kerfoot, 1999 : 274).78 Parallèlement, au Québec, les enquêtes de type « inventaire » commanditées par la CTQ entre 1968 et 1995 conclurent en plus d’une cinquantaine d’inventaires et plusieurs publications conséquentes (Bonnelly, 1996). La recherche en matière toponymique demeure un sujet d’actualité dans les communautés autochtones, notamment au Québec, comme le témoignent, entre autres, les travaux de Tipi (2018) sur le Nitassinan de Mashteuiatsh ou du Grand Conseil des Cris avec leur plateforme web Geoportal for Eeyou Istchee (Entretien #A-1 avec John Bishop, 2017).

Plusieurs institutions gouvernementales et linguistiques dans le monde reconnaissent d’emblée les toponymes comme un patrimoine – heritage – et le présentent ainsi, sans se pencher sur l’herméneutique de la chose, s’ajoutant aux multiples études et enquêtes toponymiques touchant de près ou de loin la valeur patrimoniale de l’objet toponymique. La patrimonialisation des toponymes autochtones aurait amené à leur reconnaissance particulière en tant que telle par des institutions nationales et internationales, dont les multiples résolutions adoptées par le Groupe d'experts des Nations unies pour les noms géographiques depuis les années 1960 (Ressources naturelles Canada, 2017b).

En dressant ce portrait global, nous prétendons avoir démontré dans quelle mesure et à partir de quel moment les toponymes autochtones pourraient se voir attribuer la valeur de patrimoine culturel immatériel. Conséquemment à cette démonstration, la question de l’utilité de l’exercice se pose : comment le patrimoine

77 Deviendra la Commission de toponymie du Canada en 2000 (CTC, 2001).

78 “A significant milestone in the recognition of Aboriginal toponymy as an important and integral part of Canada's cultural heritage”. Traduction libre.

toponymique autochtone se transpose-t-il aujourd’hui dans le quotidien canadien, et québécois, et comment les communautés autochtones envisagent-elles leurs noms de lieux ? Leur rôle est complexe. Les toponymes agissent à la fois comme marqueurs spatiaux, symboles, mais en la qualité d’indicateurs : « en situation de contact des cultures et des langues, la toponymie révèle souvent l’état de vitalité ethnolinguistique des groupes en présence autant qu’elle reflète la nature de leurs rapports sur l’échiquier social et politique. Plus encore, elle concourt à en définir les termes et leur donne corps sensible » (Léonard, 2010 : 101).

Le discours des communautés autochtones concernant leur territoire nommé est un discours militant. Nous retrouvons dans leurs propos l’identification aux toponymes et l’affirmation de leur identité via ceux-ci. Les noms de lieux sont revendiqués par les Premiers Peuples au même titre que d’autres éléments des savoirs traditionnels. Cette revendication culturelle outrepasse les frontières des communautés. Dans une publication au sujet des savoirs maoris (Nouvelle-Zélande), Paquette (2012 : 1référant à Hall, 1999) affirme que l’« on assiste depuis – et par l’impulsion des revendications des peuples autochtones – à une crise de légitimité de l’autorité culturelle et savante de nos grandes institutions patrimoniales ». Il y a une influence forte et durable de la volonté des peuples autochtones de s’approprier une forme ou une autre de la notion patrimoniale. La recherche menée dans le cadre de ce projet de mémoire nous a permis de constater que les toponymes sont au cœur de ce processus de patrimonialisation des cultures et savoirs autochtones. Qui plus est, la promulgation par les peuples autochtones de leur culture via les toponymes est désormais une réalité aux multiples facettes. La toponymie, tout comme ses locuteurs, ne dispose définitivement pas d’un descriptif unique ; les fonctions et les aspirations des noms de lieux autochtones sont multiples aux yeux des groupes- locuteurs. Les principaux concernés y voient à la fois des preuves d’occupation territoriale pouvant être utilisées dans le cadre de revendications territoriales globales, l’héritage d’une territorialité millénaire, ou encore un outil pour l’enseignement de la langue et de la culture aux plus jeunes.

Le fait qu’un toponyme demeure le même pendant des générations induit une transmission. Cette transmission, une fois admise en tant qu’héritage du passé, que lèguent des prédécesseurs, ouvre la voie aux volontés de perpétuation, soit au désir que le toponyme et son utilisation se poursuivent dans le temps. La toponymie joue alors à la fois le rôle de témoignage du passé et d’outil de la mémoire collective. Henri Dorion explique :

La toponymie est, pour ainsi dire, un miroir, un registre, un témoignage laissé à la postérité. Mais la toponymie est aussi une mémoire parce que les noms ont été donnés, adoptés, utilisés

et transmis à un moment donné, à un moment particulier ; et il peut avoir été utilisé et préservé depuis lors. (Dorion, 1987 : 120)79

Le rôle patrimonial des toponymes est reconnu dans plusieurs disciplines géographiques et par plusieurs organismes du monde entier, régionalement comme internationalement. La transmission et la volonté de maintien font donc cadrer la toponymie avec la notion de patrimoine culturel immatériel. Dans ce projet, nous avons abordé les toponymes apitipi8innik comme tels. Les envisager en tant que patrimoine permet de comprendre l’importance que les Apitipi8innik leur accordent. Par extension, cela permet aussi de répondre à la finalité de notre démarche de recherche concernant l’évaluation des perspectives de la toponymie pour la communauté.

Au final, le patrimoine est un héritage reconnu, donc un héritage visible aux yeux des individus qui lui accordent une telle valeur. D’autre part, il existe souvent un sentiment d’appropriation, d’identification, sinon de « légitimation des groupes sociaux » envers les patrimoines d’une collectivité (Veschambre, 2007a). Une telle association entre les individus et leurs patrimoines amène à la notion de visibilité sociale d’un groupe, vers laquelle nous orientons maintenant notre discussion.