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Définition de la toponymie apitipi8inn

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.6. Définition de la toponymie apitipi8inn

À la fois finalité de cette recherche et condition préalable à une réflexion sur le sujet, la question de la nature de la toponymie apitipi8inni impose une certaine restriction du champ d’études afin de mieux orienter l’analyse. La distinction est d’ordre conceptuelle et méthodologique, et s’impose afin d’établir les premiers particularismes caractérisant les noms de lieux apitipi8innik. De fait, en l’absence de consensus, il y aurait plusieurs définitions de la « toponymie apitipi8inni ».

Une première définition se référerait aux noms de lieux utilisés par les Apitipi8innik. Par exemple, le lieu de l’ancien établissement minier de Joutel est aujourd’hui largement nommé comme tel par les Anicinapek de Pikogan, bien que ce nom réfère à un bourgeois français, nullement associé aux particularités physiques du territoire concerné, ni aux activités traditionnellement pratiquées par les Apitipi8innik. Le simple emploi du nom « Joutel » renvoie à la présence, maintenant historique, de la mine et de son village, présence que les Apitipi8innik ont décrite en empruntant le nom français pour la désigner. D’autres noms de lieux sont toutefois systématiquement employés en langue algonquine, tel le 8a8akosik Sakaikan. Cette conception de la toponymie apitipi8inni correspond sensiblement à n’importe quelle toponymie dite usuelle, soit celle qui est intelligible par une majorité de locuteurs dans un groupe.

Une autre conception de la toponymie apitipi8inni se voudrait plus restrictive, admettant comme toponymes apitipi8nnik, ceux en langue anicinape seulement. Cette conception correspond à la vision de la plupart des Anicinapek consultés dans le cadre de cette recherche, et c’est pourquoi c’est celle qui orienta la constitution des données et l’analyse du matériel. Afin de raffiner la concision de l’objet d’étude, ce sont les noms de lieux en langue anicinape et donnés ou confirmés par un membre de la communauté – au cours du séjour terrain ou au cours d’une enquête toponymique antérieure – qui ont été considérés, sans distinction pour la localisation de l’entité désignée. De plus, les toponymes en langue anicinape localisés au sein de l’Apitipi8inni Aki revendiqué ont également été pris en compte, même s’ils proviennent de non-membres de la communauté.

Cette toponymie apitipi8inni, en langue anicinape, se veut très souvent le résultat de la désignation spontanée, ou désignation populaire, soit « le résultat d’un processus de lexicalisation qui débute avec la description d’un objet doté d’un nom » (Helleland, 2002).85 En d’autres mots, la désignation spontanée est l’action de nommer un lieu, par n’importe quel acteur du territoire, en décrivant l’entité qui fait l’objet de la désignation ou encore

85 “The result of a process of lexicalisation with its starting point in a description of the object bearing the name”. Traduction libre.

en lui donnant un nom en fonction d’un élément ou d’une activité lui faisant allusion. Il s’agit d’un processus contraire à la désignation planifiée où un groupe se concerte et décide d’un nom pour identifier une entité.

De plus, il n’y a aucun organe de normalisation des noms de lieux en langue anicinape, ni d’organe linguistique. Au Québec, c’est la CTQ, attachée à l’OQLF, qui assure une centralisation et une conformité des noms de lieux et de leurs usages officiels, et ce dans un cadre de référence francophone. La langue anicinape, riche en dialectes et variations locales, ne dispose pas d’un pareil organe linguistique ou toponymique, ni d’uniformité de son alphabet ou de sa grammaire. À ce sujet, Drapeau (1992 : 202) affirme :

Le développement de l'écrit en algonquin en est encore à l'état embryonnaire. Les Algonquins ne se sont pas encore entendus sur une orthographe uniformisée et chaque communauté utilise une orthographe différente, certaines faisant usage d'une écriture plus conservatrice alors que d'autres se contentent d'une écriture quasi phonétique.

Près de deux décennies plus tard, dans une réédition de l’ouvrage où Drapeau a tenu ces propos, on continue d’affirmer que « la situation linguistique de cette nation est très hétérogène » (Hot et Terraza, 2011). Cette absence d’institution linguistique et toponymique, tout comme les différences entre les corpus et les pratiques toponymiques, nous porte à confirmer d’ores et déjà que ces dernières formes d’organisation sont culturelles, étant usuellement associées aux sociétés dites « occidentales ». De plus, cette absence d’organisation en culture anicinape, n’insinue pas une absence de structure de la langue ou de la toponymie, mais un recours différent à celle-ci. Chez les Apitipi8innik, plusieurs de ces particularismes sont associables aux pratiques toponymiques d’autres communautés autochtones, telles la plurivocité, l’indistinction partielle entre génériques et spécifiques ou encore l’homonymie de certaines entités, alors que d’autres leur sont propres. La situation est d’autant plus vraie que l’alphabet en vigueur chez les Apitipi8innik n’est quasiment en vigueur qu’à Pikogan.

Cet alphabet de 13 lettres comporte 4 voyelles (a, e, i, o) et 9 consonnes (c, k, m, n, p, s, t, 8, tc) (Mowatt, 2018). Une autre version persiste toutefois, appuyée par les recommandations de consultants en langue, qui ont proposé l’ajout de 5 lettres (b, d, g, j, dj), « pour aider à la bonne prononciation et pour adoucir les sons » (Mowatt, 2018). Cette double présence s’immisce jusque dans les noms « Pikogan » et « Abitibiwinni »… La Première Nation est officiellement reconnue auprès du gouvernement fédéral comme « Abitibiwinni » et sur l’école primaire ici concernée, il est écrit « Migwan », et ce malgré la mise de l’avant de l’alphabet de 13 lettres, où Migwan s’écrirait Mik8an et Pikogan s’écrirait Pikokan.

Au Québec, la CTQ indique respecter « les systèmes d’écriture normalisés propres aux langues autochtones » (CTQ, 2018b). Nous pouvons, en considération de la non-normalisation de la langue anicinape, s’interroger sur la possibilité de sa reconnaissance par l’État. Il en va de même de ce que l’on pourrait qualifier de translittération :

La Commission s’inspire de l’usage graphique local, de l’usage graphique de l’ensemble d’une nation et de la tradition toponymique observée pour les noms de lieux du groupe linguistique concerné. […] Pour l’officialisation des toponymes autochtones, on utilise les caractères de l’alphabet latin. Les variantes peuvent comporter des signes diacritiques propres à une langue autochtone ou se présenter dans l’alphabet local. (CTQ, 2018b)

Le Tableau 4 démontre comment une entité physique, ici une île, peut disposer d’un seul nom courant tout en étant translittérée de multiples façons, selon le cadre de référence.

Réalité territoriale

Alphabet de 13 lettres, avec « Λ »

Promu par les institutions de la Première Nation Apitipi8inni. KITCI 8AKITATCI8AΛ MIΛITIK Alphabet de 13 lettres, sans « Λ »

Utilisé pour adapter l’alphabet de 13 lettres à certains systèmes informatiques. KITCI 8AKITATCI8AN MINITIK Alphabet anicinape de 18 lettres

Recommandé par certains linguistes, en vigueur à Lac-Simon. Kitci Wagidadjiwan Minitig Nom officiel

Conforme aux normes de la CTQ, tel que retrouvé dans la BNLQ et dans la BDTC. Correspond au nom anicinape, avec un générique français.

Île Kitci Wagidadjiwan

Tableau 4. Translittération d'un toponyme en fonction des différents alphabets en vigueur

La toponymie apitipi8inni est donc, pour les fins de cette recherche, une toponymie en langue anicinape, utilisée par les Apitipi8innik, ou encore en langue anicinape et située à l’intérieur des limites de l’Apitipi8inni Aki. De plus, aucun organe toponymique ou linguistique ne structure une langue hétérogène et une toponymie aux plusieurs alphabets, dans un contexte où l’État québécois dispose d’un pouvoir linguistique et toponymique discrétionnaire, puisque organisé et rendu légitime par ses institutions.

Chapitre 3.

Méthodologie

En tant que « réflexion préalable sur la méthode » (Morange et Schmoll, 2016 : 18), la méthodologie porte à s’interroger tout au long de la recherche sur les façons de constituer, de traiter et de représenter des données, ainsi que sur la nature de la collaboration entre le chercheur et, dans ce cas-ci, les membres de la Première nation Apitipi8inni. Comme évoqué dans le cadre conceptuel, cette recherche se veut une coproduction des données. De fait, les méthodes de constitution et d’analyse des données ont été conçues comme des processus s’accordant avec pareil engagement. Nous exposons ici notre cadre, ou plutôt notre approche méthodologique, à savoir l’acclimatation engagée, puis nous détaillerons les techniques et « réflexions sur la méthode » derrière la constitution, le traitement et l’analyse des données. Enfin, nous exposerons les biais possibles de la recherche et les mesures déployées afin de réduire ces biais.