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Affirmation culturelle en territoire

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.5. Affirmation culturelle en territoire

La Première Nation Apitipi8inni a été fort présente dans l’espace public en 2017, alors que les membres de la communauté y ont affirmé leur place légitime en tant que descendants des premiers occupants du territoire nord-abitibien et le rôle qu’ils comptent jouer dans les dossiers touchant leur communauté et leur territoire. Cette présence accrue dans l’espace public s’inscrit dans une volonté générale de visibilisation et plus largement dans une démarche décoloniale, tout comme elle s’inscrit aussi dans le contexte du processus de revendications territoriales entrepris par la communauté.

La visibilité sociale est le fait d’être considéré visuellement, mais aussi, plus largement, pris en compte. Elle est « constituée par un amalgame subtil de relations qui mobilisent l’information, l’imagination et les intuitions des personnes et groupes présents pour lui donner chair autant dans un espace physique que psychique » (Truchon, 2017). Son absence, l’invisibilité sociale, « est un processus qui empêche de participer pleinement à la vie publique » (Truchon, 2017). Il est donc dans l’intérêt d’un groupe d’être visible. Le processus entourant

79 “Toponymy is, so to speak, a mirror, a register, a testimony to the descendants. But toponymy is, at the same time, a memory because names were given, adopted, used and transmitted at a given point of time, at a particular moment or period; and it may have been used and preserved ever since”. Traduction libre.

l’action de « visibiliser », soit le déploiement d’efforts en vue de disposer d’une visibilité, est ici appelé « visibilisation ». Au Québec, les Anicinapek se sont vus attribués les qualificatifs de « peuple invisible » ou encore « d’éternels oubliés », en référence au documentaire Le peuple invisible de Richard Desjardins et Robert Monderie, les dépeignant comme un peuple tenu à l’écart du reste de la société, puis à diverses présences médiatiques et publications ultérieures (Suzy Basile et al., 2011; Desjardins et Monderie, 2007). David Kistabish, ancien chef de Pikogan, affirmait en septembre 2017 dans les médias que les Anicinapek ne sont « plus un peuple invisible », en référence aux démarches entreprises par la communauté pour faire connaître son histoire, sa culture, ses intérêts et ses enjeux (Chamberland, 2017). Il y a donc une volonté soutenue de visibilisation chez les Apitipi8innik, volonté pouvant être constatée dans les médias, de même que dans le développement régional de leurs implications économiques et sociales. Des exemples probants de cette volonté pour l’année 2018 touchent la construction de l’hôtel Rodeway Inn à Pikogan, ainsi que la mobilisation de la communauté concernant le projet Authier Lithium de la minière Sayona Québec.80

La visibilisation est associée au mouvement décolonial, ainsi qu’à des concepts y étant étroitement associés, dont la reconnaissance et la justice spatiale. D’abord, s’il y a « dé » colonisation, c’est qu’il y a eu au préalable colonisation. La colonisation implique un pouvoir extérieur ou encore majoritaire, reléguant dans tous les cas une population à une position secondaire ou minoritaire, provoquant invisibilité (absence de visibilité) et injustices au-delà de la fin du régime. En effet, Hirt et Collignon (2017) expliquent que « s’il est question de guérir et de rétablir un équilibre, c’est que les peuples autochtones, en tant que catégorie de pensée et d’action, sont nés d’une injustice destructrice et, de ce fait, fondatrice : la spoliation de leurs terres et de leurs droits – que ce soit dans le cadre de la colonisation européenne ou dans d’autres cadres de colonisation ». En réponse aux situations héritières de ce passé colonial, l’affirmation culturelle en territoire permet une représentation, une présence, donc une visibilité. Après quoi, cette visibilité contribue à la reconnaissance de la place et du rôle des premiers occupants du territoire, ainsi qu’à la réparation d’injustices associées à l’espace et son occupation : la justice spatiale. N’empêche que, en empruntant les mots de Desbiens et Sepúlveda (2017 : 20) au sujet de l’image minière de Val-d’Or, « beaucoup reste à faire pour décoloniser le paysage symbolique pionnier et révéler le patrimoine autochtone ».81 Saint-Arnaud (2009 : 235), dans une thèse consacrée à la foresterie et aux Anicinapek de Kitcisakik, va dans le même sens au sujet d’entrevues effectuées avec des membres de la communauté : elle y conclut que « les éléments représentationnels »

80 Sayona Québec Inc. est une filiale de Sayona Mining Ltd. Le projet Authier Lithium vise, à terme, l’extraction de plus d’un million et demi de tonnes de spodumène, sur une partie du territoire de la Première Nation et à l’intérieur des limites municipales de La Motte (Sayona Québec Inc., 2018).

81 “There is much that remains to be done to decolonise the symbolic landscape of pioneering and

d’une foresterie qui ne correspond pas à la vision anicinape « étaient si ancrés qu'ils laissaient peu de place à l'imagination d'un meilleur monde »…

Ensuite, comme évoqué, l’affirmation culturelle de la communauté s’inscrit aussi dans le cadre de la poursuite d’un processus de « revendications globales » auprès du gouvernement canadien, processus ainsi défini par le Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada :

Les revendications territoriales globales portent sur des affaires non réglées dans des traités canadiens. Elles touchent généralement des régions du pays où les droits fonciers des Autochtones n'ont pas été définis par un traité ou une autre mesure juridique. […]. Conclure davantage de traités demeure une façon essentielle d'établir une certitude durable et d'arriver à une véritable réconciliation, y compris une certitude à propos de la possession, de l'usage et de la gestion des terres et des ressources. Certains traités renferment aussi des dispositions sur l'autonomie gouvernementale des Autochtones. (AANC, 2015)

La première politique de revendication du gouvernement, adoptée en 1973, visait « à renforcer l’autonomie politique et territoriale des peuples autochtones, d’abord sur les réserves puis dans le périmètre de ce que ces derniers considèrent comme leurs territoires ancestraux » (Hirt et Desbiens, 2017 : 707 référant à Rivard, 2013 et Rodon, 2003 ). Dans cette optique de revendications, les noms de lieux peuvent représenter une « ‘preuve de continuité culturelle’ ainsi qu’une ‘preuve d’occupation du territoire’ » (Gagnon et Cardin, 2015). C’est en 1984, qu’une poursuite, dite « affaire Delgamuukw » confirma l’emploi de savoirs autochtones à titre de « preuves ». Elle fut intentée par les Gitxsan et les Wet’suwet’en contre la Colombie-Britannique avec pour objectif de faire reconnaître le droit de propriété des premiers sur un territoire du nord de la province. L’affaire aura eu de multiples impacts en droit canadien, notamment en précisant et en balisant l’emploi du titre autochtone et en réaffirmant l’une des conclusions de « l’affaire Van der Peet », à savoir « que les récits oraux constituent un type de preuve essentiel que les tribunaux doivent mettre sur un pied d’égalité avec les autres types de preuves » (G. A. Beaudoin, 2019). Les enquêtes toponymiques, accompagnant d’autres démarches d’enquêtes sur l’occupation et l’utilisation du territoire, représentent l’une des premières étapes entreprises par les Premières Nations dans le cadre du dépôt d’une demande de revendication. Inversement, alors que les toponymes sont un outil aux revendications, celles-ci seraient un moyen de perpétuer l’utilisation des toponymes : « les revendications territoriales fournissent un cadre pour la collecte et la préservation des noms

du patrimoine autochtone, même si des études systématiques et leurs traitements peuvent prendre des années à compléter » (Kerfoot, 1999 : 277).82

La Première Nation Apitipi8inni a affirmé vouloir s’engager dans le processus en 2010, par l’entremise du Conseil tribal de la Nation Algonquine Anishinabeg (voir Figure 7), auprès duquel elle est membre depuis sa création en 1992 (AANC, 2016). En 2013, un regroupement de cinq Premières Nations anicinapek, du nom d’Anishinabek O’Takiwan, voyait le jour avec pour objectif « une volonté commune de déposer une revendication territoriale globale auprès de la Couronne fédérale », bien que se déclarant « non politique » (M. J. Kistabish, 2018). Pour la communauté ici concernée, il y a donc nécessité de relever exhaustivement les toponymes et de comprendre les relations qui les unissent aux Apitipi8innik si elle souhaite poursuivre le processus de revendications globales. L’affirmation culturelle est en amont de ce processus de revendication, à la fois politique et culturel, mais est aussi tributaire d’une volonté de « survie » culturelle et de mise en valeur de ce qui est affirmé comme « héritage », dont la toponymie.

Cette toponymie est appropriée par des groupes-locuteurs, et les toponymes deviennent alors un élément de distinction, qui confirme l’unicité d’un groupe, ou promeut un aspect de leur culture au sein de leur propre communauté. L’affirmation culturelle d’un groupe pourrait donc s’avérer une fonction supplémentaire accordée aux noms de lieux, associés à l’identité d’un groupe culturel et à sa visibilité : pour Helleland, Ore et Wikstrøm (2012 : 96), « les noms de lieux sont les signaux sociaux de l’appartenance à un groupe et plus des noms sont partagés, plus forts sont les liens au sein d’un groupe ».83 Ils seraient donc des signes, constituant un outil de la communication et, par extension, un outil de la visibilisation. Certains auteurs ont étudié le phénomène aux niveaux national et international, c’est le cas de Ghani et Husin (2016 : 1) qui affirment que : « en conservant et en utilisant les noms attribués à l'origine à un lieu, non seulement le patrimoine culturel de cette région est préservé, mais l'identité nationale de cette région est aussi reflétée et renforcée ».84 En ce qui concerne les contextes autochtones canadiens, les toponymes peuvent être mis en opposition avec des noms imposés venus d’un autre groupe culturel, à savoir, pour les Apitipi8innik, la société eurocanadienne. Les enquêtes toponymiques menées dans des communautés autochtones au Canada se veulent des outils qui encouragent une forme d’authenticité culturelle, dans un effort de sauvegarde face aux toponymes des langues dominantes

82 “Land claims settlements are providing a vehicle for names recording and preservation of Native heritage, although systematic studies and processing of the results may take several years to complete”. Traduction libre.

83 “Place names are social signals of belonging to a group, and the more names that are shared, the stronger the bonds are within the group”. Traduction libre.

84 “By maintaining and using the names originally assigned to a place, not only the cultural heritage of that area is preserved, but also the national identity of that area is reflected and reinforced”. Traduction libre.

que sont l’anglais et le français. Les noms de lieux apparaissent alors comme un indicateur de la présence antérieure des Premiers Peuples, étant même – surtout depuis l’arrêt Delgamuukw – utilisés à titre de preuve d’occupation du territoire, notamment pour « prouver leur titre de propriété sur des territoires ancestraux » (G. A. Beaudoin, 2019).

La toponymie apitipi8inni semble donc associée de près à l’affirmation culturelle en territoire, rendue possible par son appropriation par des groupes-locuteurs. La toponymie est un outil de l’affirmation culturelle en territoire : elle permettrait donc, par association, une visibilisation, une reconnaissance et une justice spatiale. Ce rôle se concrétise notamment au travers de la présence qu’elle redonne aux Premiers Peuples sur le territoire lorsqu’elle est diffusée, mais aussi à travers l’emploi de la toponymie dans les revendications territoriales.