• Aucun résultat trouvé

Les toponymies autochtones et l’État

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.2.4. Les toponymies autochtones et l’État

La relation entre toponymies autochtones et État a beaucoup évolué au courant du dernier siècle, passant de tentatives d’effacement à une reconnaissance en bonne et due forme. De la création de la Commission de Géographie du Québec (CGQ), en 1912, aux années 1960, les toponymies autochtones furent, à l’instar de leurs locuteurs, au ban de la société. Di Gangi (2010 : 1) associe les volontés « d’assurer l’uniformité de la toponymie et de promouvoir l’histoire et la culture française » de la CGQ avec « l’élimination des noms autochtones », situation que confirment les chiffres avancés par Bonnelly (1996 : 9) : « des 15 000 toponymes autochtones qui meublaient encore les cartes géographiques du Québec au siècle dernier, 80% ont été éliminés de la nomenclature géographique officielle ». C’est dans les années 1950 et 1960 qu’un changement important surviendra dans la relation de l’État québécois envers les toponymies autochtones, période que Bonnelly (1996 : 10) nomme « reconnaissance et revalorisation », y associant un « redressement de la situation ». Dès lors, plusieurs initiatives en la matière se sont succédées, notamment en 1979, où « dans un contexte de redécouverte de ce trésor toponymique, la Commission de toponymie a tenu une réunion sur la normalisation graphique des toponymes autochtones » et en 1984, lors de la publication par la Commission du Rapport d’étape concernant l’atelier sur l’écriture des noms de lieux amérindiens » (CTQ, 2018c). Aujourd’hui, la CTQ dispose de la Politique relative aux noms autochtones qui dicte les principes fondamentaux, le cadre et les normes d’application de la toponymie autochtone au Québec (CTQ, 2018b). Depuis décembre 2019, certains noms de lieux autochtones (tous en langue inuktitut en date du 30 janvier 2020) disposent d’un outil permettant l’audition du toponyme concerné (CTQ, 2019c). Malgré ces mesures et dispositions, certaines critiques émanent concernant l’implication des communautés dans le processus étatique et la rigidité d’application des normes visant la standardisation ; normes qui sont en évolution, mais toujours en vigueur. Chez les Apitipi8innik, plusieurs inventaires ont été menés par la CTQ, dont un ouvrage-synthèse, La

toponymie des Algonquins, publié en 1999, qui regroupe les noms de lieux algonquins officiels au moment de

la publication et recense les enquêtes jusqu’alors menées (J.-C. Fortin, 1999 : 31). En plus de baliser la méthode, l’État encadre aussi l’affichage des noms, qui doit se faire en français au Québec, en accord avec la Charte de la langue française, tel que le prévoit l’article 128 :

Dès la publication à la Gazette officielle du Québec des noms choisis ou approuvés par la Commission, leur emploi devient obligatoire dans les textes et documents de l’Administration et des organismes parapublics, dans la signalisation routière, dans l’affichage public ainsi que dans les ouvrages d’enseignement, de formation ou de recherche publiés au Québec et approuvés par le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (Charte de la langue française, 1977 : ar. 128)

Des études toponymiques en contexte autochtone, souvent indépendantes de démarches étatiques et en partenariat avec les communautés concernées, ont été menées en parallèle aux inventaires toponymiques menés par les organismes d’état. C’est avec une volonté de soutenir les Premiers Peuples dans leurs démarches d’affirmation, de sauvegarde et de revendication que ces études soulignent l’importance de la toponymie pour les communautés autochtones de part et d’autre d’Amérique, en approfondissant les connaissances relatives à la constitution, à la symbolique et à l’importance des noms de lieux pour leurs communautés locutrices. Entre autres, deux de ces démarches académiques les plus inspirantes pour la présente recherche sont celles de Becker (2014) avec les Stz’uminus et celle de Grenand, Grenand, Joubert et Davy (2017) chez les Teko et les Wayãpi. La première utilise Google Maps Engine et Google Earth qui sont « tous deux des outils gratuits et relativement faciles à utiliser »47 en plus d’intégrer de l’audiovisuel et des histoires, ce qui rend « la compréhension de l’importance des noms de lieux plus holistique »48 (Becker, 2014 : 14, 17). La deuxième s’inscrit dans une tentative de « contournement » du système toponymique et cartographique français, qui ne favorisait pas l’intégration des noms teko et wayãpi, en permettant aux noms d’être quand même diffusés, respectant la volonté des communautés concernées (Noucher, 2020a).

Il est à noter que l’appropriation de ce type de recherche par les Premiers Peuples constitue la mouvance la plus importante du moment, soit par le biais de partenariats avec des institutions universitaires et des chercheurs, mais aussi en menant eux-mêmes ces recherches. Dans beaucoup de cas, ces travaux ont permis de fournir des outils adaptés pour la conservation et la transmission des corpus toponymiques autochtones tels que, entre autres, l’Alaska Native Place Names Project (UHA et ANLC, 2020), le Gwich’in Place Name and Story Atlas (GSCI, 2020), l’Inuit Heritage Trust Place Names Program (IHT, 2016), le Ngāi Tahu Cultural Mapping Project (TRNT, 2020), l’Interactive Menominee Place Names Map (MLCC et UWM, 2014), la Ktaqmkuk Mi'kmaq Place Names Map (QFN, 2016), Ta’n Weji-sqalia’tiek: Mi’kmaw Place Names Digital Atlas (MNSCTF, 2020), ou le Musqueam Online Mapping Portal (Musqueam Indian Band, 2020).

47 “Both tools are free and relatively easy to use”. Traduction libre.

Les recherches en toponymie telles celles citées ci-haut ne sont pas les premières à documenter les noms de lieux des Premiers Peuples. Un autre type de recherche, beaucoup plus associé à l’État et mené dès les débuts par les principaux intéressés, a débuté au Canada avec l’instauration de la politique de revendication territoriale en 1973. C’est dans le cadre de ce processus que s’inscrit les enquêtes sur l’occupation et l’utilisation du territoire déjà citées, qui visent la documentation des pratiques culturelles traditonnelles d’une communauté ou d’un groupe, dont les noms de lieux. Tobias (2000 : xii) décrit l’importance pour un groupe autochtone de faire ce travail de rassemblement, voir « d’état des connaissances », en affirmant que « les gouvernements ne renonceront probablement pas à l'extinction et à la renonciation du titre aborigène de leurs programmes […]. La nécessité de faire de la recherche culturelle restera plus importante que jamais ».49 On peut faire le parallèle avec l’affirmation de Berg et Vuolteenaho (2009 : 10) référant à De Certeau (1984 : 104- 105) : « depuis que l’ont dote les toponymes de la ‘capacité de signifier’, les gens en positions sociétales marginales sont capables de transformer le sens voulu de leurs ‘premières définitions’ ».50 La relation entre les toponymies autochtones et l’État est donc certes plus complexe plus anciennes et plus complexe que la politique actuelle de la Commission de toponymie du Québec…