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Les toponymes autochtones en tant que patrimoine

Problématique, objectifs et question de recherche

Chapitre 2. Cadre conceptuel

2.4.1. Les toponymes autochtones en tant que patrimoine

Nous entamerons graduellement la démonstration de la valeur patrimoniale accordée aux toponymes de langues autochtones ; il sera question des noms de lieux comme marqueurs linguistiques d’un héritage reconnu, puis des noms de lieux eux-mêmes en tant qu’héritage transmis, et enfin, du rôle potentiel de la toponymie comme outil de la conscience critique d’un groupe.

Les toponymes autochtones désignent parfois des objets du territoire reconnus comme patrimoine. Par extension, les noms de ces objets territoriaux deviennent porteurs de cette valeur attribuée. La littérature ne semble pas aborder ce transfert de la valeur patrimoniale, de l’objet à ses attributs nominaux. Nous pouvons tout de même constater le fait que certains territoires reconnus comme patrimoniaux sont désignés par des toponymes en l’une ou l’autre des multiples langues autochtones. À ce sujet, il est possible de voir quelques exemples canadiens permettant de constater ce fait (voir Tableau 3).

Lieux Origines étymologiques Statuts accordés et encadrements législatifs

Waapushukamikw

Waapushukamikw est un mot eeyou qui peut se traduire en français par « l'antre du lièvre » (RPCQ, 2018).

Lieu historique national du Canada, selon la Loi

sur les lieux et monuments historiques de 1985

et Site patrimonial du Québec, selon la Loi sur

le patrimoine culturel de 2012

Phare de Carmanah Point

Carmanah est un dérivé

anglicisé du mot nuu-chah-nulth « qua-ma-doa » (BCGN, 2018)

Phare patrimonial, selon la Loi sur la protection

des phares patrimoniaux de 2008

Parc national Qausuittuq

Qausuittuq est un mot inuktitut qui peut se traduire en français par « l'endroit où le soleil ne se lève pas » (Parcs Canada, 2015)

Parc national du Canada, selon la Loi sur les

parcs nationaux du Canada de 2000

Parc national Ulittaniujalik

Ullitaniujalik est un mot inuktitut qui peut se traduire en français par « celui dont on

dirait qu'il porte la marque de la limite de la marée haute » (CTQ, 2018a)

Parc national du Québec, selon la Loi sur les

parcs de 2001

Tableau 3. Exemples de territoires canadiens reconnus comme patrimoniaux portant des toponymes d’origine autochtone, avec leurs statuts et encadrements législatifs

Les toponymes autochtones sont aussi – et surtout – considérés eux-mêmes comme un héritage. Avec pour objectif la démonstration de cet état de fait, l’aspect de la « transmission » du patrimoine doit être approfondi. Udy (2015 : 2-3) développe la chose en lien avec le patrimoine autochtone :

Le patrimoine culturel transcende l'individu. L’emploi du mot ‘patrimoine’ dans l’expression ‘patrimoine culturel’ suggère qu'une pratique doit être adoptée et transmise à plus d'une génération. Parmi les peuples autochtones du Canada, le patrimoine culturel appartient généralement à l’ensemble d’un peuple. […]. Les peuples autochtones transfèrent leur patrimoine culturel principalement à travers des moyens intangibles tels que des chansons, des symboles, des légendes et des modes de vie. Ces manifestations de leur culture sont empreintes de leur histoire, de leurs codes éthiques et de leur créativité.

Ainsi donc, il y a transmission « à travers des moyens intangibles » de la culture, parmi lesquels les toponymes tiennent une position apparente. Pour plusieurs auteurs, la connaissance de cet héritage met de l’avant « la nature cohérente des toponymes et leur capacité à faire face aux changements culturels et

linguistiques » (Becker, 2014 citant ; Müller-Wille, 1989-1990 : 8).66 La transmission des toponymes autochtones s’avérerait aussi pluriséculaire : les toponymes sont « des ‘artefacts linguistiques’ qui renferment des significations prenant source il y a des centaines d’années » (Becker, 2014 : 8; Thornton, 1997 : 222).67

Étant au cœur de leur désignation d’héritage et de leur valorisation en la qualité de patrimoine, la transmission des noms de lieux est, pour certains auteurs, de première importance dans la relation au territoire. Ainsi, les noms de lieux « servent de ‘crochets’ mémoriels pour accrocher le tissu culturel d’une tradition narrative. De cette manière, la géographie physique, ordonnée par les noms de lieux, se transforme en un paysage social où culture et topographie sont fusionnées symboliquement » (Buggey, 1999 : 8).68 Ghani et Husin (2016 : 4) vont dans le même sens, affirmant que les noms de lieux « présentent une interaction entre l'homme et la nature, reflétant une image de l'existence humaine à un endroit, en particulier dans leurs relations avec leur environnement et ses alentours ».69

Ces affirmations concernant l’interconnexion entre le territoire et un groupe humain nous permettent d’introduire la pierre d’assise qui démontrera dans quelle mesure les toponymes autochtones sont des éléments du patrimoine, patrimoine qui résiderait dans l’importance symbolique que tient un toponyme pour ses locuteurs. En effet, si un toponyme est utilisé depuis des siècles par un groupe en maintenant une signification intelligible par sa majorité, si sa signification relate un événement vécu par ses locuteurs ou leurs prédécesseurs ou si un toponyme est mis en opposition avec des noms imposés venus d’un autre groupe culturel, la valeur qu’on lui accordera n’en sera que plus importante. Les noms de lieux autochtones ne sont donc pas considérés en tant qu’objets fixes du paysage linguistique. Étant donné leur caractère intangible, ils sont intrinsèquement associés avec l’évolution naturelle d’une culture, leur conférant un statut unique de reflet d’un groupe-locuteur.

Puisqu’inhérent à ses locuteurs, un toponyme n’est pas – comme la majorité des objets immatériels – fixe. Il se meut dans l’univers de la langue et de la culture auxquelles il est associé, c’est pourquoi nous pouvons envisager l’importance symbolique des toponymes à travers leur caractère « mouvant ». En effet, les

66 “The consistent nature of place names and their ability to withstand culture and language change”. Traduction libre. 67 “‘Linguistic artifacts’, housing meaning that extends hundreds of years back in time”. Traduction libre.

68 “Serve as memory ‘hooks’ on which to hang the cultural fabric of a narrative tradition. In this way, physical geography ordered by place names is transformed into a social landscape where culture and topography are symbolically fused”. Traduction libre.

69 “Show an interplay between man and nature, reflecting a picture of human existence in that place especially in their relation with their environment and surroundings”. Traduction libre.

toponymes apparaissent et disparaissent au gré des aléas du groupe-locuteur. La création de nouveaux noms est célébrée pour comme une intégration explicite de « l’expérience humaine avec l’espace »70 (Hu et Janowicz, 2018 : 1) et est générée autant de façon « organique », qu’en la qualité « d’œuvre ouverte » (Richard, 2008 : 7). Nous pouvons supposer que la disparition de noms de lieux est aussi plausible, même si cela est plus rarissime que la disparition des langues qui les ont générées (Mailhammer, 2016 : 318). Les entités désignées aussi peuvent changer, autant que les perceptions que l’on porte à leur égard. Ainsi, un flanc de montagne peut s’écrouler, une forêt brûler, l’implantation d’une mine peut dénaturer une clairière, au même titre qu’un lac poissonneux ne sera plus perçu, ni peut-être même nommé de la même façon, à la suite d’un décès par noyade dans ce même lac. Pour la toponymie, le résultat sera le même : on ne décrira plus l’entité de la même façon et l’abandon d’un nom pour la désigner ne sera pas envisagé pour autant. Les noms de lieux reflètent donc non seulement les relations au territoire, mais les relations actuelles et historiques en celui-ci, au gré des ajouts, des disparitions, des oublis, des changements dans le bassin de noms utilisés par un groupe.

S’appuyant sur les assises théoriques de deux chercheurs ayant mené des expériences similaires, Eades s’est penché sur la relation entre la densité humaine et la densité toponymique chez les Eeyouch de Wemindji. Il en tire les conclusions suivantes :

Les conclusions les plus significatives de cette étude sont en deux temps : premièrement, les densités toponymique et démographique étaient égales à Wemindji en 1995; deuxièmement, la tendance à la hausse de la densité de population à Wemindji devrait se poursuivre, ce qui impliquerait que la densité de population continuera de bien dépasser la densité toponymique à mesure de l'amélioration de la qualité de vie. (2014 : 244)71

Il s’agit d’une démonstration principalement quantitative de la relation établie entre le caractère mouvant des toponymes et celui du groupe-locuteur. Dans ce cas de figure, un facteur de changement social influe sur la relation au territoire nommé. Tenir compte de ce caractère adaptatif de la toponymie a amené bien des auteurs à affirmer, au sujet des savoirs traditionnels autochtones – savoirs qui incluent bien sûr les toponymes – qu’ils ne sont bel et bien pas des objets fixes ; les savoirs autochtones « ne sont pas des reliques, mais des

70 “Human experience with space”. Traduction libre.

71 “The most significant findings of this study are twofold: first, that toponymic and population densities were equal in Wemindji in 1995; second that the upward trend of population density in Wemindji is expected to continue, with the implication that population density will continue to exceed toponymic density well into the future as improvements in quality of life continue”. Traduction libre.

paysages vivants », qui accompagnent leurs détenteurs dans leurs relations au territoire (Buggey, 1999 : 36).72

Enfin, un troisième aspect, à savoir le concept de conscience critique, permet d’avancer l’idée selon laquelle la toponymie serait patrimoine. La conscience critique est un « processus par lequel un groupe prend conscience de son oppression culturelle, de sa mentalité colonisée et découvre ainsi qu'il a une culture populaire, une identité populaire et un rôle sociétal » (Finger et Asún, 2001 : 84 dans ; Johnson, Louis et Pramono, 2006 : 84).73 La toponymie, alors affirmée comme patrimoine, agirait comme un outil de cette conscience critique, un levier de la culture et de l’identité du groupe-locuteur. Les noms de lieux autochtones sont avant tout affirmés comme patrimoine par les communautés pour la promotion de leur culture, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celle-ci, notamment dans le cadre de revendications territoriales. Les toponymes deviennent alors un outil politique de l’affirmation culturelle et territoriale d’une communauté.

Un exemple récent et probant de cet état de fait est le lac Saint-Thomas, situé à la fois au cœur du Nitaskinan (territoire traditionnel des Atikamekw), à l’intérieur des limites du territoire non-organisé Lac-Normand74, géré par la MRC de Mékinac et dans la réserve faunique du Saint-Maurice, un territoire encadré par la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune et administré par la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq). Les tribulations récentes visant son changement de nom officiel pour « Sassamaskin / Saint- Thomas » ont fait l’objet d’échanges plus ou moins houleux. En décembre 2017, lac Saint-Thomas fut rebaptisé lac Sassamaskin par la CTQ, après une demande formulée deux ans plus tôt par un citoyen de La Tuque et appuyée par la Ville ainsi que par le Conseil de la Nation Atikamekw (Lortie, 2018b). Insatisfaite de la décision et prétextant la notoriété du plan d’eau et une antécédence de l’utilisation du nom, la Sépaq a demandé à la CTQ de réviser celle-ci en mars 2018, démarche appuyée par la MRC de Mékinac (Lortie, 2018a, 2018b). Revenant sur sa décision en mars 2019, la CTQ renomme le lac « Saint-Thomas », tout en nommant un archipel, une baie du lac et un ruisseau « Sassamaskin » (Lortie, 2018b). Bien que cette situation se soit déroulée en marge de démarches atikamekw, le Conseil de la Nation y a vu une occasion de se réapproprier une désignation.

72 “Are not relicts but living landscapes”. Traduction libre.

73 “Process by which a group become aware of their cultural oppression, of their colonised mentality and by doing so discover that they have a popular culture, a popular identity and a societal role”. Traduction libre.

74 «Territoire non-organisé » est un type de division du territoire québécois, défini comme « toute partie du territoire du Québec qui n’est pas celui d’une municipalité locale » (Loi sur l’organisation territoriale municipale, 1988).

Un autre exemple démontrant la mesure dans laquelle un toponyme est associé à l’affirmation culturelle et territoriale d’une communauté autochtone serait l’officialisation du nom « mer de Salish », à la frontière entre la Colombie-Britannique et l’État de Washington. Le nom « est une référence directe aux peuples autochtones qui habitent ces terres et parcourent ces eaux depuis des temps immémoriaux […] ou renforce les relations néocoloniales de dépossession sociospatiale en normalisant davantage l’autorité de l’État dans le ‘présent colonial’» (Tucker et Rose-Redwood, 2015 : 196).75 Les dénominations coloniales ont fragmenté cet espace, que le retour d’une dénomination autochtone a permis de partiellement retrouver, non sans soulever des questionnements sur le rôle de l’État dans cette nouvelle désignation… De plus, pour Tucker et Rose- Redwood (2015 : 200), le fait de nommer une entité d’une très grande superficie : « offre un contraste significatif entre les pratiques traditionnelles de dénomination des lieux autochtones et la désignation récente de ces eaux ».76 Bref, la nouvelle désignation autochtone a permis de réintroduire une cohésion sur ce paysage culturel associé au mode de vie des Salish, tout en tenant compte de la portée de dénomination, de même que du rôle de l’État dans celle-ci.

En tant qu’outils de l’affirmation culturelle et territoriale, les toponymes font partie du quotidien canadien, mais demeurent le résultat des interactions entre un peuple ou une communauté et son territoire donné, demeurent la constituante principale du langscape. Ainsi, un toponyme imposé ou implanté depuis l’extérieur, comme dans cet exemple de la mer de Salish, ne dispose pas nécessairement des éléments de base pour devenir un patrimoine, pour être reconnu en tant que tel.