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Repérage des enfants fa’a’amu en risque de danger et en danger (avéré)

Chapitre 5 – Les stratégies relatives au fa’a’amu des professionnels qui œuvrent auprès des

5.2. Les professionnels, leur travail et leur perception de l’enfant fa’a’amu

5.2.3. Repérage des enfants fa’a’amu en risque de danger et en danger (avéré)

La procédure de signalement d’un enfant en risque de danger ou en danger avéré de la Polynésie française ne fait aucune mention des enfants fa’a’amu. À cela s’ajoute le silence du rapport de l’Observatoire de l’enfant en danger et de l’adolescent en difficulté (2005), mis en place par Fare Tama Hau, qui ne réfère qu’à l’adoption plénière ou simple.

L’adoption à la polynésienne est toutefois une réalité bien concrète et les professionnels de l’assistance sociale doivent intervenir dans un certain nombre de cas d’enfants fa’a’amu en risque de danger ou en danger avéré (maltraité). Une des particularités des enfants fa’a’amu serait leur prise en charge, parfois tardive, lorsqu’ils vivent une situation de danger. Lors d’un entretien avec un psychologue de la DSFE, celui-ci m’explique qu’il existe un écart entre ce qui est demandé par les procédures administratives et leur application réelle pour des enfants fa’a’amu :

Benoit : Aujourd’hui, les familles sont livrées un peu à elles-mêmes, lorsqu’il se pratique un

fa’a’amura’a, ça reste entre les familles. Même l’école n’est même pas au courant que c’est un

enfant fa’a’amu. On ne sait pas! Même le médecin ne sait pas que c’est un enfant fa’a’amu, on voit le grand-père arriver avec l’enfant, mais le médecin n’a pas idée que c’est un enfant fa’a’amu. D’accord ? Donc, même les institutions ne vont même pas aider quelque chose là, ce n’est que lorsque les problèmes arrivent que tout d’un coup on va commencer à regarder.

Anne-Julie : Je me dis administrativement parlant, un fa’a’amu qui n’est pas accompagné d’une délégation d’autorité parentale finalement, que finalement l’enfant porte un nom qui diffère de celui des parents fa’a’amu, comment ça fonctionne justement pour l’école, pour l’hôpital ?

Benoit : Logiquement, les institutions doivent toujours, parce que c’est la loi, c’est le régime, doivent toujours faire référence aux parents biologiques. Logiquement. Maintenant, parce que ce sont des pratiques d’ici, bon, il y a des institutions qui ferment les yeux, parce que faire des recherches pour trouver le papa ou la maman pour avoir la signature, non. L’hôpital a obligation, s’il y a des opérations, s’il y a des choses vraiment à pratiquer sur l’enfant, l’hôpital a vraiment l’obligation d’avoir la signature du parent. L’école aussi a l’obligation d’avoir la signature des parents, mais il arrive que certaines écoles ferment les yeux dessus. Voilà. Donc, même dans les administrations et dans les institutions, il y a des facilités à continuer à taire le silence si je peux dire, on n’en parle pas, l’important c’est qu’il aille bien. Mais oui il va bien, l’enfant va bien, il n’y a pas de soucis. Jusqu’au jour où il ne va pas bien. Mais c’est trop tard, puisqu’il aura déjà 10 ans, 11 ans, 12 ans. C’est un peu tard. (Octobre 2018)

La situation que Benoit décrit m’a été confirmée par d’autres professionnels. Toutefois, je n’ai pas eu l’occasion de comprendre avec plus de précision ce qui explique le délai pour prendre en charge un enfant fa’a’amu en milieu scolaire, lorsqu’il est en situation de danger. Pour une future recherche, une des pistes de réflexion intéressante à mon avis serait d’explorer comment les déplacements des enfants fa’a’amu (parfois pour de courtes périodes d’un an ou de quelques mois, parfois plusieurs fois à l’intérieur de sa famille élargie) participent (ou non) au repérage plus difficile des enfants fa’a’amu. Cette situation va de pair avec le fait que les statistiques concernant l’adoption à la polynésienne sont difficiles à établir avec justesse, ce qui donne à penser qu’ils sont peu nombreux, alors qu’à peu près toutes les histoires de famille (élargie) dont j’ai pu prendre connaissance font état d’un enfant confié ou reçu. Dans ce contexte, pour les professionnels, il deviendrait alors plus difficile d’intervenir de manière efficace auprès de cette population.

L’histoire de la jeune Aira, qui avait 16 ans au moment de ma recherche, illustre bien la difficulté rencontrée. Karine, une de ses tantes qui l’avait prise en fa’a’amu, me confie qu’elle « en veut à la loi » d’être intervenue aussi tard auprès d’Aira qui changeait souvent de famille depuis que sa grand-mère était décédée. Dans son cas, les systèmes judiciaires et administratifs ne sont intervenus que tardivement dans le parcours chaotique de l’adolescente, qui vivait une situation d’instabilité et de vulnérabilité depuis maintenant un bon moment, ce qui affectait notamment son éducation scolaire. Simone précise notamment que Petero et elle ont déjà tenté d’obtenir une DEAP pour la prise en charge d’Aira, mais les parents biologiques de l’adolescente ont toujours refusé de leur déléguer quoi que ce soit (les tantes d’Aira me confient qu’il s’agissait de continuer « d’empocher » l’argent de la Caisse de prévoyance sociale (CPS) qui verse un montant chaque mois, par enfant).

Ces prises en charge plus tardives peuvent mener à des vies adultes instables et précaires. Les personnes fa’a’amu sont d’ailleurs surreprésentés dans les situations de précarité socioéconomique. La psychologue Collorig (2015) qui travaille au sein du centre pénitentiaire de Fa’a’ā-Nuutania s’est intéressée à la question du fa’a’amu parmi les patients incarcérés. Elle s’est intéressée en particulier à l’inceste et a conduit en 2013 une recherche sur le sujet au centre pénitentiaire. Elle estime que sur les 450 détenus, 30% sont incarcérés pour crime d’ordre sexuel intrafamilial, donc incestueux, et environ 45% d'entre eux ont été des enfants fa’a’amu. Ces chiffres se rapprochent de ceux avancés par Serra Mallol (2009 : 267) qui a mené une enquête auprès des sans-abris à Tahiti et qui a révélé que sur 321 répondants, un quart fut enfant fa’a’amu. C’est donc une addition de facteurs qui amènent des enfants fa’a’amu à être à risque de danger ou en danger avéré (maltraité), ce qui a un impact sur leur vie adulte ensuite.

Un autre facteur qui contribue, dans certains cas, au repérage plus tardif des enfants fa’a’amu relève des tensions familiales et des secrets de famille. Dans ces cas, les interventions sont aussi plus délicates. Comme le précise Cizeron (travailleur social de Polynésie française) à propos de son travail relativement aux situations de tension, « si [cet] individu ou cette famille ne demande rien et se voit imposer l’intervention du Service social, le parcours sera naturellement plus compliqué. Car l’une des caractéristiques des professions sociales est de parfois devoir pénétrer dans des intimités qui ne l’ont pas souhaité » (2005 : 8).

J’ai pu ainsi mieux comprendre l’importance du réseau de la famille élargie dans le parcours d’un enfant fa’a’amu, du moment de sa conception jusqu’à l’intervention de la DSFE, dans les cas où l’enfant avait été signalé auprès du système de protection judiciaire ou administratif. Pour mieux comprendre le réseau familial, j’ai d’ailleurs élaboré des schémas de parenté. Un psychologue de la DSFE m’accompagnait dans la création de ces schémas pour pouvoir me figurer l’étendue des réseaux et des liens familiaux.

L’implication de la famille élargie dans la gestion du bien-être collectif a été investiguée ailleurs dans le triangle polynésien. En Nouvelle-Zélande,« there are many examples where the individual has been sacrificed to protect the group » (Durie 2001 : 188). Mes observations des cas suivis par la DSFE ainsi que mes entretiens auprès des professionnels participant à ma recherche ont confirmé ce phénomène. Parfois, le bien-être de l’enfant fa’a’amu est

sacrifié au profit du bien-être de la famille élargie. Si, comme partout, les secrets de famille existent, dans le contexte d’une adoption à la polynésienne, ceux-ci peuvent aussi agir comme retardateur de l’implication de la DSFE dans les cas d’enfants en danger.

Souvent, avant d’appeler la DSFE, les familles vont gérer entre membres du groupe une situation problématique : l’enfant sera déplacé pour le protéger ou encore pour protéger un autre membre du groupe familial, notamment les auteurs de viols incestueux. Dans plusieurs des cas dont j’ai pu prendre connaissance, c’est la grand-mère ou l’arrière-grand-mère qui décidait de confier l’enfant en fa’a’amu à d’autres membres du groupe familial. Parfois, ce sont les parents eux-mêmes qui faisaient appel au groupe familial élargi afin d’éloigner l’enfant. L’enfant fa’a’amu qui est déplacé dans ces contextes n’est pas nécessairement plus à risque d’être « maltraité » dans sa famille fa’a’amu. Toutefois, dans ces cas, la DSFE peut être amenée à intervenir puisque l’enfant qui chemine dans un contexte d’incompréhension de son histoire d’adoption peut développer des troubles de comportement, allant du désintérêt pour un projet de vie, à l’absentéisme scolaire, jusqu’à la violence envers lui-même et sur autrui.

Pour les interventions auprès d’enfants fa’a’amu, une analyse en profondeur des rapports familiaux élargis semble être une clé importante pour comprendre les sources des problèmes dans les situations de danger pour l’enfant fa’a’amu. Comme dans d’autres sociétés d’Océanie (par exemple, chez les Māori de Nouvelle-Zélande, Gagné 2013 : 117), l’enfant en Polynésie française est l’enfant de toute la famille et son éducation, comme sa protection, est l’affaire de tous. Dans les cas où une crise survient dans la famille, Gagné précise dans le cas māori que « if the whānau [famille étendue] makes no move or is unable to stop a problem, the wider community will step in » (2013 : 118). Ce phénomène se manifesterait dans les familles polynésiennes en prenant un enfant en fa’a’amu. Comme Durie le mentionnait pour les Māori, « the treatment of individuals without regard for the wider social context can also undermine the integrity and potential of whānau and in the long run disadvantage the individual as well. Achieving balance between the welfare of the group and the well-being of the individual is an important challenge for whānau development, especially with the current accent on individual rights and the growing intolerance of personal abuse » (Durie 2001 : 188). Pour l’intervention sociale dans des cas d’enfant fa’a’amu en

risque de danger ou en danger avéré, cela se traduirait par une intervention prenant en considération le bien-être de l’enfant, mais aussi du groupe familial. La plupart des intervenants que j’ai rencontrés tentent tant bien que mal de prendre en considération la famille élargie, mais le manque d’effectif ainsi que leurs modèles d’intervention basés sur une conception occidentale de la parenté les en préviennent parfois.

Voyons maintenant quels sont les motifs d’intervention sociale auprès des enfants fa’a’amu et de leur famille.