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Quelques motifs d’intervention des professionnels des services sociaux

Chapitre 5 – Les stratégies relatives au fa’a’amu des professionnels qui œuvrent auprès des

5.2. Les professionnels, leur travail et leur perception de l’enfant fa’a’amu

5.2.4. Quelques motifs d’intervention des professionnels des services sociaux

Pour les professionnels, la question de la scolarisation des enfants fa’a’amu est une des causes d’intervention de la DSFE. En effet, une bonne partie de ces interventions sont effectuées auprès d’enfants fa’a’amu à risque de danger dû à de la négligence sur le plan scolaire. Dans certains des cas d’adoption à la polynésienne par des grands-parents dont j’ai pu être témoin, notamment celui de Manuia présenté au chapitre 4, la scolarisation fut affectée, soit par de l’absentéisme ou encore des retards en matière d’apprentissage. Morgane, une assistante sociale de la DSFE m’explique : « il est vrai qu’après, le côté grands- parents c’est le côté affectif, mais le danger souvent c’est que l’enfant va être, c’est celui qui va être… celui qui va être sacrifié pour s’occuper de son grand-père et de sa grand-mère et arrêter la scolarité » (Morgan, octobre 2018). Si seulement l’arrêt complet de la scolarisation entraine pour les jeunes de 16 ans et moins (âge de possibilité d’arrêt de scolarisation) une intervention de la DSFE, les professionnels s’entendent pour dire que de manière générale, la scolarisation d’un enfant qui vit auprès de ses grands-parents est souvent négligée. Erita, une psychologue de la DSFE explique cette négligence en remettant le rôle des grands- parents en question : « le grand-père, il est que grand-parent, il ne peut pas être parent. […] Il est forcément gaga avec l’enfant, avec une absence de cadre. Il ne peut pas être sur le plan éducatif, il est encore sur le plan du maternage parce qu’il est simplement à sa place de grand- parent » (Erita, avril 2018). On peut à ce sujet se référer à l’organisation de la famille en Polynésie française, au ‘utuafare, qui implique un attachement à une terre et à la famille élargie (A.P.R.I.F. 1993). Dans les cas où un enfant est élevé par ses grands-parents, mais avec aussi le reste de la famille élargie, le rôle éducatif n’incombe pas qu’aux grands-parents

Traditionnellement, quand les enfants étaient confiés à leurs grands-parents, ils demeuraient sous la surveillance des parents biologiques qui habitaient sur cette terre et même parfois dans la même maison (AFAREP 2007 : 86). Aujourd’hui, comme les familles n’habitent plus systématiquement une même terre, un même district ou une même île, l’éducation des enfants retombe parfois uniquement sur les parents en charge de l’enfant, alors que cette éducation requiert « un village ». De plus, si, traditionnellement, les grands-parents prenaient un enfant, c’était entre autres pour assurer la transmission du savoir familial et pratique d’une génération à l’autre. Lors d’un colloque tenu en Polynésie française en 2006, Aldo Tirao (le premier Polynésien à être Directeur du Service pénitentiaire d’insertion et de probation) indique qu’il a été fa’a’amu par ses grands-parents. Il explique son expérience comme suit :

[m]a grand-mère, telle qu’elle m’est apparue à l’époque, et qu’elle m’apparaît aujourd'hui, fait office de pilier du « utuafare », et par conséquent assure un rôle important quant à l’éducation des enfants. Je peux considérer que mon grand-père assurait lui aussi une fonction, surtout dans le domaine de l’apprentissage […]. Mais ma grand-mère, au-delà des corrections et des règles de fonctionnement, était aussi celle à qui revenait la tâche de transmettre tout ce qui concerne l’histoire de la famille et en particulier la généalogie. Dans ce domaine, elle m’enseigna sur le totem familial (taura) et son nom, son lieu d’habitation, ainsi que sa forme animale sous laquelle il se présente. C’est en cela que ma grand-mère, je la considère comme le pilier du ‘utuafare, car elle était à la fois, la rigueur, l’éducation, le savoir, les connaissances et l’histoire. Elle me permit, avec l’ensemble de la famille, de construire les étapes de ma vie : celle de l’enfance, celle de l’adolescence (taureareara’a) et puis celle de la vie adulte. Je tiens à resouligner l’importance de la fonction qu’a occupé ma grand-mère en ce qui me concerne, car avec le recul, je peux saisir aujourd’hui son apport si essentiel à mon devenir d’adulte, de mari et de père. (AFAREP 2009 : 76-77)

Aujourd’hui, outre cet aspect de transmission, les professionnels soulignent l’aspect affectif et pratique que procure un enfant fa’a’amu. Si le fa’a’amu par les grands-parents se pratique à travers toute la Polynésie française, il se retrouve davantage présent dans les îles éloignées de Tahiti (ISPF 2018)44. La migration des jeunes adultes venant d’îles éloignées vers le centre urbain afin de poursuivre les études (lycée, collège ou université) ou pour trouver un travail

44 Plus généralement, 43 % des confieuses d’enfants résident dans les archipels autres que les Îles-du-Vent (Tahiti, Mo’orea, Maiao, Mehetia, et l’atoll de Tetiaroa) (ISPF 2018 : 6). D’ailleurs, il est important de noter en regard de la présente recherche que « [l]es femmes résidant dans les Australes et dans les Tuamotu-Gambier confient trois fois plus souvent un enfant que celles qui résident dans les Îles Du Vent (30 % vs 9 %) et les Marquisiennes et celles qui résident dans les Îles Sous-Le-Vent deux fois plus souvent (22 % vs 9 %) » (ISPF

salarié, amène notamment ces jeunes à demeurer sur l’île de Tahiti.45 Un psychologue de la DSFE m’expliquait :

[c]e dont je te parle là, avec des personnes âgées qui, je pense que c'est du fa’a’amura’a moderne ça. Des grands-pères, grands-mères qui s’ennuient et qui veulent encore être parents, voilà. Qui veulent encore jouer un rôle parental. Ils appellent ça du fa’a’amu, pourquoi pas? Moi je veux bien, mais ce n'est pas tout à fait dans la même pensée pour moi. On est dans quelque chose de : « je veux m’occuper ». Ou alors pire, j’ai besoin d’une béquille parce que je suis vieux et j’ai besoin d’un petit pour m’appuyer dessus. (Benoit, octobre 2018)

Les professionnels des services sociaux participant à ma recherche étaient généralement d’accord avec cette interprétation, c’est-à-dire que le mo’otua pris en charge par les grands- parents remplit effectivement une fonction affective.

Pourtant, ce que j’ai constaté relativement à ce type de fa’a’amu par les grands-parents, c’est qu’il relève d’une relation d’entraide trilatérale (grand-parent, parent, enfant). Comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, les grands-parents viennent souvent en aide à leurs propres enfants en prenant auprès d’eux un mo’otua en fa’a’amu. En retour, le mo’otua offre un soutien dans les tâches quotidiennes des grands-parents en même temps qu’il leur offre de la compagnie. Ce type d’adoption relève de la logique du don et du contre-don dans des contextes où tous les enfants des grands-parents ont quitté l’île (notamment dans le cas des îles plus éloignées de Tahiti, comme pour l’île de Rurutu). Si ces enfants fa’a’amu par les grands-parents sont davantage en situation de négligence sur le plan scolaire, ils occupent toutefois une place spécifique au sein de la maisonnée, souvent le seul enfant de la maison, qui leur permet d’apprendre de leurs grands-parents et ainsi, ils pourront transmettre à leur tour un savoir particulier concernant leur famille et les pratiques d’agriculture, de pêche, d’artisanat, etc. Ces savoirs sont parfois sous-estimés dans l’établissement d’un plan d’intervention pour l’enfant. Ceci est notamment dû aux protocoles d’intervention des services sociaux et les principes occidentaux qui les guident.

45 En 2015, pour l’île de Rurutu, « la moitié de la population des Australes déclare disposer de moins de 58 000 F.CFP par mois et par unité de consommation, ce seuil est inférieur à celui de l’ensemble de la Polynésie française » (ISPF 2017 : 2). Si les jeunes de Rurutu désirent entrer sur le marché du travail, ils doivent composer avec le manque d’emploi salarié sur leur île natale. L’économie de l’île de Rurutu s’appuie d’ailleurs en premier lieu sur l’autoconsommation des ménages qui « représente 1,1 milliard de F.CFP et équivaut en moyenne à une ressource monétaire de 51 000 F.CFP par mois et par famille » (ISPF 2017 : 5).

Un autre motif d’intervention des professionnels des services sociaux relève des retours des enfants fa’a’amu chez leurs parents biologiques. Ces retours se justifient soit par le décès des parents fa’a’amu (par exemple, les grands-parents fa’a’amu) ou encore le déplacement des enfants d’une île à l’autre pour étudier. Ces réunifications « forcées » sont souvent difficiles, surtout lorsque les liens entre les deux familles ont été coupés, que l’environnement de la maisonnée est différent (frères et sœurs, beau-père, belle-mère, etc.), et qu’existent des différences de styles d’éducation. Ces retours se font dans la plupart des cas à l’adolescence du jeune (notamment au moment du décès des grands-parents ainsi qu’au moment de débuter des études au collège, au lycée ou à l’université). Si le jeune accorde difficilement de l’autorité à ses parents biologiques, la famille biologique aussi parfois ne reçoit pas bien cet enfant élevé ailleurs. Pour les professionnels, il s’agit là d’un autre « lit des maltraitances ». Erita m’explique que dans ces retours auprès des parents biologiques, « l’enfant se sent étranger, le parent se sent étranger et c’est le lit des maltraitances. C’est le lit des maltraitances et souvent, nous, on voit donc des parents qui viennent nous déposer en quelque sorte les enfants devant le bureau, en disant : “je sais plus quoi faire avec lui, il a 12 ans, il a 14 ans, c’est la faute de la grand-mère, c’est la faute du grand-père” » (Erita, avril 2018). Dans ces contextes de réunification familiale « forcée », le personnel des services sociaux tente d’établir des liens entre l’enfant et ses parents en mettant en place des séances de discussion parents-enfant, accompagnées d’un intervenant. Il peut aussi établir un plan transitionnel de déplacement d’une maison à une autre. Mais parfois, cela est trop peu, trop tard. Ces situations mènent donc à ce que certains qualifient des « ratés » du fa’a’amu, c’est- à-dire des enfants dont la place et la fonction ne sont pas claires et qui sont à risque de trouble de comportement et de délinquance. Au moment des retours de l’enfant fa’a’amu auprès de ses parents biologiques, les intervenants sociaux remarquent une croissance des troubles de comportement : « quand on est grand-parent, on n’est pas parent. […] Après, quand on est adolescent et que l’enfant, l’adolescent, bien, pousse les limites et qu’il faut poser un cadre à ce moment-là, bien on fait appel aux parents. Donc du coup, c’est là que les complications, que les difficultés arrivent. En même temps, l’enfant ne reconnait pas l’autorité de ses parents parce qu’il a été élevé par ses grands-parents » (Élise, octobre 2018). Dans le cas de la jeune Manuia, son retard scolaire amène les intervenants de la DSFE à inciter les parents biologiques à intervenir dans cette situation en essayant de convaincre Tevai d’envoyer

Manuia au CJA. Toutefois, comme Vaia me le confiait, elle considère toujours Manuia comme sa fille, mais comme elle ne la côtoie plus, elle ne se sent plus investie dans les décisions la concernant. C’est précisément dans ces cas qu’on peut remarquer l’importance de l’organisation du ‘utuafare, où chaque membre joue un rôle particulier au regard des enfants. Ceci nous rappelle notamment les propos de Rapooto, présentés au chapitre 2, qui proposaient que le drame actuel de l’organisation familiale polynésienne est d’être coupé de son réseau de soutien constitué par la famille élargie rassemblée à un même endroit.

Un autre motif d’intervention du personnel des services sociaux auprès d’enfants fa’a’amu relève des adoptions à la polynésienne extrafamiliale (auprès de métropolitains). Certains enjeux particuliers s’imposent aux professionnels des services sociaux, qui insistent particulièrement sur l’importance de la prévention auprès des futurs parents adoptifs. Toutefois, le personnel de la cellule d’adoption de la DSFE montre un certain découragement face à ces métropolitains en désir d’enfant, mais dont la coutume de l’enfant fa’a’amu est mal comprise ou encore, comprise, mais non respectée. Un membre du personnel de cette cellule me disait :

[i]l y a des parents, quand ils viennent voir, et ça se ressent en fait à travers l’évaluation qui est faite au niveau de la cellule d’adoption où ils disent qu’ils vont quand même garder le contact, qu’ils vont quand même envoyer des photos pour que la famille puisse voir un peu l’évolution de l’enfant, et que pendant deux ans, en fait, il n’y a rien et que la famille biologique vient nous voir pour nous demander est-ce qu’ils ont reçu un paquet, est-ce qu’ils ont reçu des courriers, est-ce qu’ils ont reçu… Parce que des fois, c’est juste une petite photo est ça leur fait plaisir de voir comment l’enfant il évolue, et il y en a certains, bien, ils ne donnent rien. Et là, c’est la famille biologique qui monte au créneau. (Ahinui, avril 2018)

Lorsque les parents adoptifs ne respectent pas le souhait des parents biologiques de garder contact avec leur enfant, ceci peut créer des situations de tensions et de frustrations pour les parents polynésiens. Dans certains cas, le personnel de la cellule d’adoption m’expliquait que, pour s’assurer de contacts réguliers (téléphone, photos, séjour, etc.) avec leur enfant, certains parents polynésiens qui ont confié leur enfant à des métropolitains ne consentent jamais à l’adoption plénière de leur enfant. Leur stratégie est de faire durer dans le temps la DEAP en faveur des parents adoptants, mais sans leur donner plein droit sur l’enfant. Pour ces parents polynésiens qui confient leur enfant à ces couples, leur souhait est de garder contact avec la famille adoptive, d’autant plus qu’ils se considèrent toujours comme ses parents ayant des droits sur lui. D’ailleurs, si cette stratégie est déployée par certains

Polynésiens, il serait davantage fréquent, selon le personnel de la DSFE, que la procédure d’adoption plénière ou simple ne soit pas bien comprise de la part des justiciables polynésiens : pour eux, un bout de papier ne leur enlève pas leurs droits sur leur enfant. C’est pour cette raison qu’il arrive souvent des histoires de souffrance : les attentes des parents biologiques polynésiens ne sont pas remplies par les parents adoptifs métropolitains, comme nous avons pu le constater dans le cas de Tepoe et de sa fille Hemana. Une assistante sociale de cette cellule m’explique qu’ils doivent alors travailler en amont :

(…) dès le départ, d’où la question du fa’a’amu, où justement on demande à ce que le lien continue. Pour éviter qu’une fois que l’enfant il franchit les barrières de la douane, ça y est, ce n’est plus un enfant d’ici. C’est pour ça que nous, on insiste beaucoup sur ça, bien moi ce que je dis aux familles, c’est qu’au-delà du don d’enfant, c’est qu’il faut que les deux familles deviennent amies en fait, pour qu’il y ait des liens qui se créent, pour le bien-être de l’enfant. (Maude, avril 2018)

La création de liens initiaux entre les deux couples ainsi que le maintien de ces liens sont pourtant difficiles à mettre en place et à maintenir lorsqu’un enfant est confié en adoption à des parents qui habitent à plus de 18 000 km. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, l’adoption comporte son lot de tensions. Les parents adoptifs métropolitains venus de France ne sont pas dans une logique polynésienne de lien de parenté, notamment en ce qui a trait au partage des droits sur l’enfant. On peut penser qu’il ne s’agirait toutefois pas, en général, de mauvaise foi, mais simplement de logiques d’affiliation différentes.