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Principes d’intervention en amont de l’adoption à la polynésienne

Chapitre 5 – Les stratégies relatives au fa’a’amu des professionnels qui œuvrent auprès des

5.2. Les professionnels, leur travail et leur perception de l’enfant fa’a’amu

5.2.2. Principes d’intervention en amont de l’adoption à la polynésienne

Avant d’exposer de façon concrète les motifs qui amènent les professionnels à intervenir auprès d’un enfant fa’a’amu, il paraît opportun de mentionner qu’un premier principe à la base de l’intervention des professionnels œuvrant auprès des familles d’enfants fa’a’amu est d’amener les familles biologiques et fa’a’amu à maintenir un bon lien ainsi qu’à promouvoir la communication entre elles et envers l’enfant. Il s’agit pour eux de la base pour entamer une adoption à la polynésienne afin que d’une part, les démarches administratives concernant l’enfant, comme l’inscription à l’école et les rendez-vous médicaux par exemple, soient facilités et, d’autre part, afin de révéler à l’enfant son histoire. Plusieurs des professionnels qui ont participé à cette recherche ont soulevé, en effet, un problème fréquent de communication, tant entre les parents (biologiques et fa’a’amu) qu’auprès de l’enfant

fa’a’amu.

La communication à l’enfant fa’a’amu de son histoire d’adoption est pour les intervenants sociaux une étape qui est souvent négligée dans les cas d’enfants fa’a’amu signalés et pris en charge par la DSFE. Erita, une psychologue de la DSFE m’explique que souvent, « sans le dire, sans poser les mots, on dit, on ne pose même pas de mots à l’enfant et sans lui donner de perspectives, et comme ça, pour l’enfant ça s’arrête et il ne peut ne plus voir ses parents pendant quelques années et le parent resurgit, sauf que le lien d’attachement n’est pas là » (Erita, avril 2018). À plusieurs reprises lors de mes entretiens auprès d’eux, les professionnels m’expliquaient que le lien d’attachement est un concept crucial dans leur intervention auprès

de l’enfant. Les professionnels vont donc travailler à créer un lien entre l’enfant fa’a’amu et ses parents biologiques ou encore à établir une conversation sur le contexte de son don, dans les situations où les liens entre les familles biologiques et fa’a’amu ont été coupés. Élise, une assistante sociale de la DSFE, explique que : « le travailleur social doit absolument tout faire pour que les liens soient maintenus. Dans l’intérêt, là on va aller chercher alors ce qu’on appelle l’intérêt supérieur de l’enfant parce qu’on veut à tout prix éviter qu’on arrive à judiciariser, tu vois. À tout prix, il faut chercher l’arrangement à l’amiable » (Élise, octobre 2018). Cet aspect de « maintien des liens entre les familles biologiques et fa’a’amu » repose sur l’idée que l’enfant doit pouvoir s’ancrer quelque part, d’où l’importance de nommer les raisons de son don, ce qu’il représente dans sa nouvelle famille, sa place et son rôle.

Souvent, selon les participants à la recherche, lorsque les liens sont coupés entre les deux familles, l’histoire d’adoption n’est pas racontée à l’enfant. Dans les cas d’enfants suivis par la DSFE, le quotidien de la famille fa’a’amu est souvent marqué par une forme de « mutisme ». Ce « mutisme polynésien », comme plusieurs l’appellent, constitue pour les professionnels rencontrés, un des « lits de la maltraitance ». Benoit, un psychologue à la DSFE et participant à ma recherche indique :

[qu’]en général, dans la transmission orale, il y a un défaut, il y a un réel défaut. Nous, dans le social, on a beau le dire, le répéter aux familles qu’il faut parler, qu’il faut expliquer, il faut dire : « Non! Ça ne se fait pas ! » Alors, c’est l’éducation, c’est les traumatismes ancestraux, tout ce qu’on veut. En fait, il y a tellement d’explications à ce mutisme polynésien […]. Il y a un réel défaut, l’enfant lorsqu’il est transvasé comme ça, d’une famille à l’autre, il ne connait pas la raison du pourquoi et du comment. Qu’il soit ici ou qu’il soit là-bas, on ne lui dit rien. L’enfant ne fait que vivre sa situation, et il vit. Donc, psychologiquement, l’enfant, de toute façon, il est atteint déjà, il est atteint parce qu’il y a une première rupture qui n’a pas été traitée, verbalisée et accompagnée. Et puis, il y a un accueil, en espérant que l’accueil est bon. En général il est bon, en général. Et quoi qu’il en soit, c'est déjà un enfant qui est déjà traumatisé par définition. Donc, lorsque cet enfant grandit, et que malheureusement il entend ici et là des « on-dit », parce qu’on vient raconter, on dit ceci, on dit cela, il y a des histoires qui circulent, il y a des rumeurs. Je veux dire, comment un enfant fa’a’amu peut-il bien vivre son fa’a’amura’a? C’est compliqué. Surtout quand les familles n’ont pas compris qu’il y a un intérêt à accompagner l’enfant. (Benoit, octobre 2018)

Selon les professionnels de la DSFE, il s’agit du contexte flou dans lequel l’enfant fa’a’amu grandit qui l’amène à développer des difficultés par la suite, comme des troubles de comportements qui peuvent déraper vers de la délinquance, par exemple. Erita, une psychologue de la DSFE, m’expliquait certaines situations délicates auxquelles font face les

enfants fa’a’amu et comment cela peut affecter le travail d’intervention des professionnels des services sociaux:

(…) toute la partie du fa’a’amu traditionnel, […] celui qui est confié, celui qui est déposé, abandonné pour nous, celui qui est lâché, nous, on n’a pas de visibilité. « Quand est-ce que papa revient, maman revient, quand on demande aux grands-parents, mais qu’est-ce qui s’est passé, comment ça s’est passé, où est-ce qu’elle est maman ? » Alors, en plus, il y a les petits conflits, les conflits je dirais parce que maman a un nouveau tane qui ne convient pas à maman, bon. […] on est régulièrement confrontés à des enfants qui ont eu plusieurs ruptures et comment en tous les cas ne pas reproduire, leur permettre de fixer, leur permettre de ne pas reproduire, je dirais, leur parcours et leur histoire d’abandon. (Erita, avril 2018)

S’il y a un intérêt à raconter à l’enfant son histoire d’adoption afin de pouvoir l’ancrer quelque part de façon concrète, parfois les familles choisissent de ne pas révéler cette histoire qui pourrait montrer des tensions intrafamiliales ou encore de secrets de famille concernant son adoption. Comme nous avons pu en prendre connaissance dans certains portraits présentés au chapitre précédent, les explications entourant certaines situations familiales pouvaient ne pas être très claires. Parfois, les informateurs étaient allusifs dans leur réponse, ne voulant pas m’en divulguer davantage sur le contexte du don de l’enfant. Parfois, en rencontrant quelques membres d’un même groupe familial, plusieurs versions contradictoires m’étaient racontées. Parfois, je comprenais que l’enfant fa’a’amu était le résultat d’un viol incestueux ou d’un viol impliquant un ou des membres de la communauté plus large. Parfois encore, l’enfant n’était pas désiré ou encore les parents biologiques ressentaient une certaine honte à ne pas avoir été capables de s’en occuper (financièrement, par exemple). Bref, ce sont toutes des situations que la famille élargie et proche préfère taire, dans l’idée que l’enfant sera mieux s’il ne sait pas son histoire d’adoption. Le mutisme agit alors comme une forme de rupture avec le passé, qui vise à protéger l’enfant et/ou la famille élargie. Ce mutisme va de pair, dans certains cas, avec une rupture entre les parents biologiques et fa’a’amu, toujours dans l’idée d’éloigner l’enfant de la situation problématique ou de protéger la famille élargie. Les professionnels avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler tentent toutefois de rompre avec ce qu’ils considèrent comme du mutisme dans le but d’encourager une transmission de l’histoire d’adoption à la polynésienne à l’enfant fa’a’amu et un maintien sain des liens entre les deux familles, ce qui devrait permettre d’éviter des répercussions futures dans la vie de l’enfant fa’a’amu, comme des troubles de comportement, par exemple.