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La période des essais nucléaires en Polynésie française et les transformations du

Chapitre 2 – Contexte historique, politique et social de la Polynésie française

2.3. La période des essais nucléaires en Polynésie française et les transformations du

Du début du 20e siècle aux années 1960, l’économie de la Polynésie française était basée principalement sur l’exportation de phosphate. En effet, en 1904 est trouvé, sur l’atoll de Makatea (2 400 hectares, 7,5 km de large et 3 km de long), le phosphate qui permettra d’extraire 11,2 millions de tonnes de minerai par l’installation « en 1911 de la plus grosse compagnie qu’ait jamais connue les ÉFO, la Compagnie française des phosphates de

9 Bambridge et Neuffer précisent que : « Dans le cas inverse, le conseil de district était souverain pour juger des litiges, ce qu’il fit sur la base de preuves généalogiques. Le décret du 24 aout 1887 établissait également le principe selon lequel, passé un certain délai, toutes les revendications futures et toutes les oppositions seraient jugées selon les procédures du Code civil » (2002 : 310).

l’Océanie » (CFPO) (Toullelan 1991 : 86). Si, jusqu’en 1966, l’activité économique de cette compagnie est non négligeable et ébranle les activités traditionnelles de subsistance d’une partie de la population au profit d’un salariat qui s’urbanise progressivement (Toullelan 1991 : 103), c’est pourtant l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) qui apportera les changements économiques, sociaux et culturels les plus significatifs. C’est sous la présidence du Général Charles de Gaulle – connu aussi comme étant le « parrain » des essais nucléaires (Danielsson 1988 : 264) –, que la France se lança dans l’industrie du nucléaire. Commença donc en 1962 l’installation du CEP sur l’atoll de Hao, la base avancée, ainsi qu’à Tahiti, la base arrière des expérimentations. Le 2 juillet 1966 fut effectué le premier tir – nommé Aldébaran – sur l’atoll de Moruroa. Au cours des huit premières années des tirs nucléaires, soit de 1966 à 1974, 46 essais atmosphériques furent effectués. Des années 1974 à 1996, 147 essais nucléaires sous-terrain furent réalisés. Au total, 193 tirs furent effectués sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa de 1966 à 1996.

En 1992, les essais nucléaires ont été suspendus. Juste après avoir remporté les élections de 1995, Jacques Chirac – qui se clamait le successeur du Général de Gaulle – annonça le 5 septembre une dernière série de six essais (sans consulter la Polynésie française), ce qui déclencha la fureur du peuple polynésien. En effet, le 5 septembre 1995, une émeute est déclenchée dans la capitale de Tahiti, Pape’ete (Regnault 2005 : 350), ce qui ne fera toutefois pas bouger l’État sur la question : les tirs allaient arrêter en 1996. À la fin des essais nucléaires, c’est Gaston Flosse qui signa les trois protocoles à Suva (Regnault 2005 : 351). La fin des impératifs nucléaires amena la Polynésie française à se repenser économiquement, sanitairement et socialement.

L’implantation du CEP en Polynésie française a entraîné un bouleversement social et économique majeur (Al Wardi 2008 : 101). En l’espace de vingt ans, le territoire est passé d’une économie préindustrielle, équilibrant ses importations de produits manufacturés par ses exportations de produits de base (huile de coprah, nacre, phosphate, vanille, café), à une économie postindustrielle. Du coup, le secteur économique primaire de la Polynésie française s’est affaibli au profit des secteurs secondaire (bâtiment, travaux publics) et tertiaire (services, commerces, administration et transports) (Fages 1975 : 14). Pour Poirine, la Polynésie française, en l’espace de vingt ans, a connu « [u]ne évolution qui ailleurs a

demandé 300 ans » (2011 : 11). Ce boom économique fantastique – propulsé par une activité militaire de 18 milliards de francs pacifiques (F CFP) par an (228 600 000 CAD) – a entraîné la création de milliers d’emplois autour des chantiers du CEP (Poirine 2011 : 13). Ces chantiers ont notamment mené à la construction de l’aéroport international de Fa’a’ā en 1961, ce qui soulagea les difficultés de l’industrie du phosphate (Gagné 2016 : 9). En 1962, l’aéroport a permis la venue sur le territoire de plus de 10 000 touristes, lesquels se recensaient au nombre de 700, cinq ans plus tôt (Toullelan 1991 : 102-103). L’industrie nucléaire a également entraîné la migration vers Pape’ete d’un important corps de main- d’œuvre polynésienne qui commençait à sentir la lourdeur d’une agriculture traditionnelle en crise11, lequel s’ajouta à l’immigration d’un nombre important de travailleurs et de militaires venant de France (Fages 1975 : 14).

On assiste alors à une densification du milieu urbain sur l’île de Tahiti. La capitale de Tahiti, Pape’ete, en 1956, comptait 28 000 habitants. Vingt ans plus tard, elle en comptait 78 000 (Tetiarahi 1983 : 344). Les villages de Pīra’e et Fa’a’ā, accolés à Pape’ete, ont connu une multiplication par cinq et parfois par dix pour le village de Fa’a’ā de leur nombre de résidents, dans la seule décennie 1960 (Fages 1975 : 19; Saura 2015 : 304). La migration de milliers de personnes vers Tahiti et l’urbanisation massive de Pape’ete et des communes environnantes affectèrent les conditions de vie. Les limites d’extension de l’île, additionnées à la pression démographique toujours grandissante, ont entraîné la création de bidonvilles en périphérie de la capitale (Fages 1975 : 19).

La venue de milliers de travailleurs d’autres îles à Tahiti occasionna un taux de chômage explosif (Saura 2015 : 309). Pour pallier la situation, Gaston Flosse, alors à la tête du gouvernement de Polynésie française, garantissait des transferts d’argent importants de la part de l’État, en s’appuyant sur son « ami » Jacques Chirac, tandis que son opposant Oscar Temaru avançait la nécessité de l’indépendance économique de la Polynésie française (Al Wardi 2008 : 107). Dans les faits, depuis la fin des essais nucléaires, le gouvernement

11 Cette crise agricole a été causée, d’une part, par la baisse des prix des actions mondiales de coprah et de vanille, additionnée à une baisse des exportations et, d’autre part, des problèmes fonciers étant donné les nombreuses terres restées en indivision, encourageant du coup la migration vers Makatea, Pape’ete et la

français a octroyé une « rente nucléaire », qu’il fit graduellement diminuer au même rythme où il donnait plus d’autonomie à la Polynésie française (Gagné 2016 : 10-11).

Pour l’anthropologue Bruno Saura, la période 1962-1996 est sans conteste la période « d’occultation par la France des dangers du nucléaire, mais aussi d’une acceptation dominante et silencieuse par les Polynésiens de ces expérimentations » (Saura 2015 : 300). Ainsi, en 1996, l’économie de la Polynésie française, qui s’était appuyée pendant trente ans sur l’industrie du nucléaire, était dépendante des transferts d’État (Al Wardi 2008 : 105). L’économiste Bernard Poirine (2011) avance que, jusqu’en 1996, régnait en Polynésie française une économie de garnison qui reposait sur les dépenses civiles et militaires de l’État et le recours à une politique protectionniste. Ceci permettait « à la fois d’augmenter les recettes fiscales du Territoire sans instituer d’impôt sur le revenu ou la fortune, et de protéger l’industrie locale de la concurrence des importations » (Poirine 2011 : 12). Entre autres, ceci eut pour effet de hausser le taux moyen des taxes sur les importations de 17% à 42%, de 1974 à 1996 (Poirine 2011 : 12). Selon Poirine, la Polynésie française est alors passée à une économie sous serre : « les prix y sont maintenus artificiellement élevés à l’intérieur grâce à l’éloignement et à la politique protectionniste, qui isole complètement l’économie du système de prix mondial » (Poirine 2011 : 13-14). Jusqu’à aujourd’hui, la Polynésie française est en situation économique de « micro-marché insulaire », maintenue par une bulle de prix élevés et une fermeture à la concurrence extérieure qui engendre des monopoles12 (Poirine 2011 : 189).

Ces transformations d’origine économique ont engendré des mutations sur le plan de la famille polynésienne. En effet, le développement économique drastique qui s’est opéré en Polynésie française amena l’éclatement des familles élargies, autrefois nécessaire dans l’organisation sociale basée sur une économie de subsistance, sans compter l’impact des inégalités socio-économiques et de l’importante migration inter-île et internationale (Serra Mallol 2013 : 141). L’adoption à la polynésienne a donc elle aussi été sujette à des

12 Par ailleurs, 82% des produits alimentaires sont importés, en plus d’être taxés en compensation de l’absence d’impôts sur le revenu des personnes (Gagné 2018 : 103).

transformations. À cet effet, il s’agit de jeter un bref regard sur les écrits des anthropologues qui ont travaillé auprès des sociétés de la Polynésie française d’hier à aujourd’hui afin de rendre compte des transformations de cette pratique en vue d’en avoir une meilleure compréhension dans le contexte d’aujourd’hui.