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Chapitre 4 – Défis et enjeux du fa’a’amu contemporain en Polynésie française pour les

4.2. La famille en question : analyse des sept portraits

4.2.3. Les personnes fa’a’amu et l’héritage des terres familiales

Un dernier élément qui survient surtout à l’âge adulte des personnes fa’a’amu relève de leur accès à l’héritage de leur famille fa’a’amu. Les logiques d’héritage sont un enjeu dans la gestion de l’adoption à la polynésienne puisqu’il existe deux façons d’hériter : officielle et locale. Dans la loi française, l’héritage est attribué en fonction de la filiation du défunt : « Si le défunt n’a pas fait de testament, c’est l’ordre de priorité des héritiers qui détermine leurs parts d’héritage. Si le défunt a fait un testament, il doit réserver une partie de son patrimoine à certains héritiers. Il peut attribuer la part restante librement (au profit d’un héritier ou d’un tiers) » (Service-public 2019).

En Polynésie, relativement aux terres et à l’héritage32, tous les citoyens français sont soumis au Code civil et selon le Code civil, « [n]ul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision » (article 815), alors que des Polynésiens ne sont pas encore sortis de ce régime

32 Nous avons brièvement abordé dans le chapitre 2 (sections 2.2. et 2.5.) la question du foncier en Polynésie. J’y renvoie le lecteur pour rappel.

de propriété indivise ou indivision33 malgré, pour plusieurs, leur désir d’en sortir. « En Polynésie française, il existe des indivisions qui perdurent depuis de nombreuses générations ce qui rend le partage des biens souvent difficile » (Direction des affaires foncières 2017 : 1). Comme le rappelle avec justesse l’anthropologue Simone Grand (2016 : 67), dans l’organisation sociale des Polynésiens, la triade d’obligations sociales « donner, recevoir et rendre » n’est possible que lorsque l’on possède quelque chose.

Si aujourd’hui, il est impossible de léguer une terre toujours placée sous le régime de l’indivision à ses descendants, car elle appartient souvent à plus d’une lignée, le symbolisme rattaché à cette terre revêt encore une grande importance.

La terre (fenua) n’est ainsi traditionnellement pas envisagée comme un bien matériel ou économique pouvant faire l’objet d’une appropriation individuelle au sens du Code civil puisqu’une approche patrimoniale semble l’emporter. Elle a été indivise jusqu’aux revendications foncières héritées de l’imposition du Code civil français en Polynésie et continue de le demeurer dans la majorité des cas. Outre les enjeux économiques, le rapport avec la terre est notamment un rapport émotionnel et familial dans la mesure où elle met en jeu de l’ancestralité et des rattachements physiques (le cordon ombilical, le pito, de chacun étant enterré dans les terres ancestrales). (Ghasarian, Bambridge et Geslin 2004 : 219-220)

Céline me confiait les raisons pour lesquelles les parents biologiques de Jérémie et d’Anthony leur gardent une terre :

Céline : Parce que pour eux [les parents polynésiens], tu as beau faire une adoption plénière, enlever le nom de famille, dire « c’est mon fils, tu n’as plus aucun lien avec cet enfant », ils n’en ont rien à faire. Moi je l’ai vécu aussi, dans mon expérience. C’est qu’un jour, ils parlaient de terres et ils ont, tu sais comme le foncier, comme la terre c’est important en Polynésie, ils disent « bien pour Jérémie, oui, il faut garder une terre », alors qu’il était déjà adopté. Enfin on aurait pu dire « ce n’est plus l’enfant de, puisque », et bien si. Tu as beau faire des papiers, pour eux ce sera toujours leur fils.

Anne-Julie : D’accord, et justement, si les parents biologiques parlaient d’héritage ou de terres, est-ce qu’ils ont fait faire un testament?

33 La loi tahitienne du 24 mars 1852 sur l’enregistrement des terres demandait à tous d’enregistrer leurs terres à leur nom, mais cette situation s’est vite vue compliquée dû aux changements de noms, entre autres, dans les cas de fa’a’amura’a, contribuant aujourd’hui aux problèmes de partage des terres (Coppenrath 2003 : 32). Toutefois, à l’heure actuelle le gouvernement de la Polynésie française s’efforce de donner les outils à ceux désirant sortir de ce régime d’indivision des terres en mettant en place une procédure de partage des terres. Cette indivision représente « la situation dans laquelle plusieurs personnes entrent en possession du ou des biens d’une personne suite à son décès, à une libéralité voire à la constitution d’une société. En Polynésie française, il existe des indivisions qui perdurent depuis de nombreuses générations ce qui rend le partage des biens souvent

Céline : Non, mais ils parlaient comme ça. Parce que c’est un désir qu’ils ont. Après ils ne possèdent rien, ils ont que des terres en indivision.

Anne-Julie : Avec la famille ?

Céline : Oui, tu sais les histoires de terres en Polynésie, c’est extrêmement complexe. […]

Céline : Donc c’est complexe. Mais l’intention était là, l’intention était de dire « les deux petits qu’on a donné, oui, ils sont de la famille et le jour du partage, ils auront une part ». Je ne sais pas s’ils le feront.

Anne-Julie : Oui, d’accord.

Céline : Je ne sais même pas si un jour il y aura partage parce que c’est tellement compliqué leur histoire.

Anne-Julie: Oui, y’en a que ça dure 30 ans.

Céline : Mais ça a été dit et moi de l’entendre, j’ai trouvé ça super beau. Voilà. Après, on verra. (Avril 2018)

Dans le cas des enfants de Céline, ils hériteront des biens de leurs parents adoptifs ainsi que symboliquement des biens de leurs parents biologiques. Coexistent donc sur le territoire deux façons d’hériter, l’une officielle, l’autre « locale ». D’ailleurs, plusieurs des participants à ma recherche ont mentionné, comme Céline, que leurs parents ont aussi émis le désir avant de mourir que leur terre et leurs biens soient partagés à parts égales à tous les enfants, biologiques et fa’a’amu, sans nécessairement faire usage d’un testament. Cette option fonctionne bien pour les enfants fa’a’amu dans les cas où il n’y a pas de tensions familiales. Toutefois, lorsque c’est le cas, l’enfant fa’a’amu peut se retrouver sans héritage de sa famille

fa’a’amu et même s’il a droit légalement à une part d’héritage de ses parents biologiques, il

est confronté à sa fratrie d’origine qui ne souhaite pas nécessairement partager avec une énième personne une petite partie de la terre familiale. Ces situations arrivent surtout lorsque le frère ou la sœur fa’a’amu a mieux réussi dans la vie que le reste de la fratrie biologique ou que les liens ont été coupés. Interviennent donc dans cette situation les options de faire un testament qui inclut les enfants fa’a’amu, faire un testament olographe ou encore procéder à une adoption (simple ou plénière), même si l’enfant fa’a’amu est adulte.

4.3. Conclusion du chapitre

Comme mentionné au chapitre 1 (section 1.1.), prendre en compte la situation coloniale, c’est reconnaître les impacts d’un des plus grands renversements mondiaux et de s’attarder à « la construction culturelle et politique d’un moment particulier » (Cooper et Stoler 1997 : 15, cité dans Merle 2013 : 212). À cet égard, l’adoption à la polynésienne est, comme le mentionnait Bambridge pour la question foncière en Polynésie française, « l’objet d’interprétations et de pratiques divergentes. [L’adoption à la polynésienne] devient le théâtre de normes contradictoires entre une organisation locale productrice de normes et une organisation étatique qui impose une représentation et des pratiques [de parenté] d’inspiration occidentale » (2009 : 18).

La typologie proposée dans ce mémoire nous a permis de distinguer différents types d’adoption à la polynésienne afin de prendre connaissance de quelques illustrations propres à chaque type. Les portraits de Hiti, Ahuriro, Aira, Manuia, Jérémie, Anthony et Hemana nous ont montré l’étendue et les limites des possibilités de l’adoption à la polynésienne. De par leur singularité, ces histoires permettent de mieux comprendre cette pratique qui peut parfois être taxée trop rapidement de « paresse parentale ». Ce que j’ai tenté de montrer dans ce chapitre est l’idée que, comme mentionné dans le chapitre 1 (section 1.2.2.), « on closer inspection, even dominant colonial legal orders failed to penetrate fully, encountered pockets of resistance, and were absorbed and co-opted » (Merry 1988 : 874). En ce sens, l’adoption à la polynésienne est un champ social semi-autonome, au sens où Sally Engle Merry l’entendait. L’adoption à la polynésienne est le théâtre de normes contradictoires qui se régule de lui-même et par l’intervention de normes extérieures.

Enfin, ce chapitre a aussi permis d’entrevoir l’importance de la prise en compte du contexte familial élargi et son implication dans l’adoption à la polynésienne.

Le prochain chapitre discutera du rôle du personnel de la DSFE, en particulier des motifs d’intervention dans des cas d’enfants fa’a’amu en risque de danger ou en danger avéré. Il me permettra de répondre aux objectifs 2 et 3 de la recherche, soit, saisir les enjeux et défis que l’adoption à la polynésienne pose aujourd’hui pour le personnel des services sociaux et

analyser les moyens explorés par les divers acteurs impliqués auprès des enfants dans le but de répondre aux réalités des familles.

Chapitre 5 – Les stratégies relatives au fa’a’amu des