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Chapitre 2 – Contexte historique, politique et social de la Polynésie française

2.5. Quelques considérations légales concernant te fa’a’amu

Alors que la population aux origines polynésiennes représente plus de 80 % de la population et qu’en 2007, sur les 8000 enfants de moins de 18 ans vivant sans leurs parents biologiques – soit 10% de la population mineure – 48 % étaient des enfants fa’a’amu (ISPF 2009), le Code civil ne prend pas en considération en propre l’adoption à la polynésienne, alors que l’autorité parentale et la filiation sont parmi les matières sur lesquelles l’État et la Polynésie française partagent des compétences (Peres 2007). Pourtant, chez leurs voisins néo-zélandais, l’adoption whangai, bénéficie, comme mentionné plus haut, d’une reconnaissance officielle par le gouvernement et détient une valeur légale en matière d’héritage foncier depuis 1993 (Keane 2011a). Au Canada, l’adoption coutumière en milieu autochtone est reconnue par les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut depuis 1995, la Colombie-Britannique depuis 1996, le Yukon depuis 2008 et le Québec depuis 2012 (Gouvernement du Québec 2012).

Cette non-reconnaissance légale tend à compliquer les questions d’héritage (notamment dans le domaine foncier) alors que ce type d’adoption touche un nombre important d’enfants. Dans le cas de l’héritage, plusieurs éléments du droit français et du droit polynésien coexistent, ce qui provoque une situation d’incertitude entourant le statut de l’enfant fa’a’amu dans sa famille adoptive et biologique. Par exemple, la parole n’a pas valeur d’écrit dans le Code civil, alors qu’elle a une grande importance pour les Polynésiens. De plus, dans le Code civil, la transmission de l’héritage se fait en ligne directe des parents à leurs enfants, alors que dans le droit polynésien, elle se fait entre groupes de siblings ayant un droit d’usage de la terre – lesquels incluent les frères et soeurs adoptifs –, en relation de filiation avec un même ancêtre (Robineau 1989). À la lecture du Code civil, on constate que pour l’héritage du patrimoine familial, il est prévu par l’article 725 que : « [p]our succéder, il faut exister à l’instant de l’ouverture de la succession ou, ayant déjà été conçu, naître viable » et l’ordre des successeurs est établie ainsi :

[e]n l’absence de conjoint successible, les parents sont appelés à succéder ainsi qu’il suit : 1° Les enfants et leurs descendants ;

2° Les père et mère ; les frères et soeurs et les descendants de ces derniers ; 3° Les ascendants autres que les père et mère ;

4° Les collatéraux autres que les frères et soeurs et les descendants de ces derniers.

Chacune de ces quatre catégories constitue un ordre d’héritiers qui exclut les suivants.(article 734)

Pour pouvoir hériter, les enfants fa’a’amu doivent donc avoir été adoptés formellement tel que prévu par le Code civil (article 358). La primauté de la justice étatique en France, qui s’exprime par la tradition jacobine (ou culture de la généralité21), tend donc à nier le

pluralisme juridique présent sur ses territoires, ce qui, dans certains contextes comme nous le verrons dans les chapitres 4 et 5, place les enfants fa’a’amu et leurs parents en situations de précarité juridique, administrative et sociale.

Il arrive donc que des parents polynésiens saisissent le tribunal afin d’obtenir une certaine reconnaissance légale de leurs relations à cet enfant fa’a’amu. Pour ce faire, ils peuvent formuler une requête au tribunal en recourant à l’un ou l’autre des trois dispositifs principaux prévus par le Code civil : la délégation de l’exercice de l’autorité parentale (DEAP), qui peut permettre le transfert partiel ou total de l’autorité parentale aux parents fa’a’amu (article 373- 3), l’adoption simple, qui crée un lien de filiation additionnel tout en maintenant celui avec la famille d’origine et transfère l’autorité parentale exclusivement et en totalité aux parents adoptifs, ou encore l’adoption plénière qui supprime le lien de filiation originel pour transférer en totalité les droits parentaux aux parents adoptifs (article 365).

21Le jacobinisme est une doctrine politique qui insiste sur l’indivisibilité de la République. Elle suppose l’idée

de l’organisation du pouvoir de façon administrative (bureaucratie) et centralisée. Dans cette perspective, le pouvoir est exercé par une petite élite de techniciens (technocratie). Toutefois, Rosanvallon, dans son livre Le

modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours (2004) parle plutôt en

termes de « culture de la généralité », qui pour lui, est continuellement présentée dans les discours politiques. Il propose l’idée que : « [l]a recherche du meilleur régime politique passe par cette volonté d’encadrer les particularités sous une même généralité. (…) La construction de l’État-nation s’est accompagnée de cette volonté de créer une communauté politique devant gommer les particularités locales, souvent sujettes à

Il s’agit alors d’apporter une forme de légitimité à la pratique du fa’a’amu. Dans un certain nombre de cas, la requête en DEAP est motivée par le désir des parents fa’a’amu de faciliter certaines démarches administratives comme l’inscription à l’école ou les rendez-vous médicaux. Ceci est particulièrement important dans les situations où les parents biologiques et les parents adoptifs n’habitent pas dans la même île, étant donné l’immensité du territoire et les difficultés associées au transport inter-îles et aux communications. Certains problèmes de reconnaissance d’enfants fa’a’amu dans le cas, surtout, de successions sans testament, notamment quand des terres toujours placées sous le régime de l’indivision sont en jeu, peuvent également amener des parents polynésiens d’enfants fa’a’amu ou encore les enfants

fa’a’amu devenus adultes à recourir à la justice pour officialiser l’adoption.

Dans le cas d’une adoption fa’a’amu entre métropolitains et Polynésiens, pour permettre aux parents adoptifs de rentrer en métropole avec l’enfant, dans les jours suivant sa naissance, la procédure judiciaire est « bricolée ». Ayant préalablement, pour la plupart, obtenu un agrément auprès de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de leur lieu de résidence, quand un enfant leur est confié, les parents adoptifs doivent faire une requête au juge aux affaires familiales du Tribunal de première instance de Pape’ete en DEAP « aux fins d’adoption ». Il y a pour ainsi dire « bricolage » puisque sont jointes deux procédures qui n’ont, en principe, pas de lien obligé entre elles. Ce bricolage est tout d’abord nécessaire, selon les juges rencontrés par Gagné (2020, communication personnelle), pour s’assurer que tous les parents soient bien conscients que l’objectif ultime recherché par les requérants est l’adoption. Ce bricolage est aussi nécessaire du fait que l’adoption n’est pas autorisée pour un enfant de moins de deux ans.

2.6. Conclusion du chapitre

Le contexte historique, social et culturel de la Polynésie française est à comprendre sous l’angle de la pluralité des mondes en contexte (post)colonial et de la complexité que celle-ci engendre dans l’organisation familiale polynésienne. Voyons maintenant comment s’articulent de façon empirique la problématique de recherche et sa méthodologie particulière.

Chapitre 3 – Problématique et méthodologie de la