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Chapitre 1 – Cadre théorique

1.3. La parenté

1.3.3. L’adoption comme phénomène d’apparentement et de familisation

La question de l’adoption est une entrée qui me semble intéressante pour discuter des enjeux relatifs à la parenté, comme le dualisme nature/culture, le rapport au droit, la pertinence des nouveaux concepts comme « relatedness » ou « kinning », qui mènent vers une compréhension de ce qui est au cœur de la parenté polynésienne et donc, de la façon dont les Polynésiens sont en relation. Comme le fait remarquer Howell : « [adoption] raises theoretical and analytical questions about the meaning and role of kinship. […] As a social practice, adoption goes to the heart of kinship » (2009 : 150). Bien qu’encore une fois, aucune définition ne fasse consensus parmi les chercheurs qui travaillent sur l’adoption, il convient tout de même d’en tracer les pourtours. Howell définit l’adoption comme la « practice whereby children, for a variety of reasons, are raised by adults other than their biological parents, are treated as members of the family among whom they live, and are accepted as such by others » (2009: 150).

Dans les sociétés occidentales, l’adoption apparaît à l’époque du système athénien qui permettait aux hommes sans fils légitime (excluant les « bâtards ») d’adopter un fils afin de pallier aux enjeux relatifs à l’héritage (Fine 2000 : 23). Dans la société française du début du 19e siècle, c’est encore l’idée de fournir un descendant à une lignée sans héritier légitime qui prévaut, à condition d’être âgé de plus de 50 ans (c’est-à-dire ne plus être en âge de procréer), afin de ne pas concurrencer les mariages légitimes (Fine 2000 : 23). Au siècle suivant, l’année 1923 marque l’entrée dans la loi de la pratique d’adoption comme on la connait aujourd’hui, c’est-à-dire la possibilité d’offrir une famille à des enfants qui n’en ont pas, causée notamment par la fin de la Première Guerre mondiale qui fit exploser le nombre d’enfants orphelins, mais aussi le nombre de couples ayant perdu leurs enfants. Comme le précise Fine, l’idée est d’offrir « une famille à des enfants qui n’en ont plus ». Telle est la nouvelle finalité de l’adoption, mais dans les faits, le succès de la loi montre qu’elle correspondait à un besoin

et Zonabend précisent que « [l]’adoption est le moyen le plus répandu pour se procurer des descendants conçus par d’autres. Or, un enfant adopté de façon plénière, en France, est considéré comme le consanguin de ses parents et de ses frères et sœurs adoptifs : il porte le même nom de famille, a droit à la même part d’héritage et doit respecter envers eux les mêmes interdits matrimoniaux et incestueux » (2015 : 12).

L’adoption, en Occident, est donc une pratique qui s’est forgée dans la loi et qui implique le transfert complet des droits parentaux des parents biologiques aux parents sociaux qui sont ainsi reconnus « comme » les parents biologiques de l’enfant (Bowie 2004 : 5). Il est en effet considéré dans l’intérêt de l’enfant d’être élevé dans sa famille biologique (Levy 1973 : 483; HCCH 1993). Si l’enfant doit être placé en adoption, c’est que les parents biologiques ont failli à la tâche de subvenir aux besoins de l’enfant et, comme l’anthropologue québécoise Teresa Sheriff (2000 : 96) le montre dans son article sur la conception du bien-être de l’enfant au Québec, si les parents ne s’occupent pas de l’enfant, cette situation est conçue comme un abandon et l’enfant est alors placé en adoption. Non seulement l’adoption est perçue comme le dernier recours pour des parents en carence d’enfants, mais les parents qui donnent leurs enfants sont très mal vus. C’est pourquoi la question de l’anonymat des donneurs d’enfants est si précieuse dans les sociétés occidentales.

Concernant l’anonymat des parents biologiques, l’adoption efface complètement la filiation biologique pour la replacer par la filiation juridique des parents adoptants. Comme le rappelle Robert Levy en citant l’Organisation mondiale de la santé : « [t]he object in adoption is to establish between the adopting parents and the child relationships which coincide as nearly as possible with those between parents and natural children » (World Health Organization 1953 : 4, dans Levy 1973 : 484). Pourtant, comme le montre Demian dans ses travaux, les changements qu’opère l’adoption ont des implications très importantes et concrètes qui vont souvent à l’encontre de présupposés et de croyances fermement ancrées chez les personnes concernées et leur entourage :

[i]n adoption, a child is moved from a birthmother to a social mother, who will become, and be recorded ‘as if begetter.’ The paradoxes entailed in thoroughly resting a contracted upon a blood bond, a legal upon a biological relationship, and ‘culture’ upon ‘nature’ are not academic for those whose actions the paradoxes frame – the person who raises as ‘one’s own’ a child who is a stranger, the parent who forgets the child who is ‘flesh and blood,’ and the individual who

constructs an identity out of having been chosen instead of born. (Modell 1994: 5–6; cité dans Demian 2004 : 99)

En 1989, est adoptée à l’ONU la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), qui reconnait des droits spécifiques aux enfants et qui s’engage à les protéger, en faisant appel au concept « d’intérêt supérieur de l’enfant ». Par la suite, en 1993, est adoptée la Convention de la Haye ou Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale. Ces deux conventions internationales forcent la mise en place de procédures bien définies relatives à l’adoption internationale, dans le but de protéger le bien- être des enfants.

Malgré le cadre législatif de l’adoption internationale, celle-ci soulève tout de même plusieurs enjeux. D’une part, ce type de déplacement humain s’effectue généralement du sud vers le nord, ce qui pose des questions relatives aux relations de nations à nations (Volkman 2005 : 2; Howell 2009 : 161). Par ailleurs, les enfants diffèrent visiblement de leurs parents, ce qui les confronte au fait d’être associés à des immigrants dans leur propre pays (Howell 2009 : 160). Collard et Zonabend expliquent que dans ce type d’adoption se cache un double standard (2015 : 100). Les parents qui adoptent un enfant – qui visiblement n’est pas le leur – se trouvent à la fois dans une relation sociale face à l’enfant et dans une relation « naturaliste », qui conçoit le processus juridique d’adoption « comme » une véritable grossesse. Howell utilise le terme « transsubstantiation » – qui se distingue du terme « kinning » – « pour décrire ces processus qui, quoi qu’on fasse, ne transforment pas totalement l’enfant : dans le même temps où il s’adapte à son nouveau pays, à ses coutumes, son apparence, son corps, lui, reste inchangé » (Collard et Zonabend 2015 : 100-101). Ce concept renvoie aux processus d’assimilation et d’intégration que les parents adoptifs peuvent mettre en place pour rendre comme « soi », mais qui n’aboutiront jamais complètement. Les recherches menées sur l’adoption internationale ont montré qu’elle soulève des enjeux d’ordres ethniques, culturels, économiques, nationaux, d’abandon, de genre, de migration, de « racines » et surtout d’identité (Volkman 2005 : Dorow 2006; Howell 2009; Collard et Zonabend 2015).

Toutefois, ces enjeux pourraient être résolus en partie en ne recourant pas au principe d’adoption plénière, lequel coupe le lien avec la famille biologique puisque l’adoption

plénière crée un lien de filiation substitutif, en vertu d’ouvrir l’étendue des possibilités de relations entre les deux familles (Howell 2009 : 160). Le recours à l’adoption simple, qui implique un transfert complet des droits parentaux aux parents adoptifs, tout en conservant la filiation biologique – pourrait être une avenue intéressante. Dans ce cas, l’adoption consiste en l’ajout d’une filiation, et non au remplacement d’une filiation par une autre. Pourtant, cette idée de partage et d’ouverture des droits parentaux est contraire à la conception occidentale de la parenté et n’est pas acceptée au sein de la communauté internationale. D’autres sociétés où des formes de circulations d’enfants sont répandues nous prouvent cependant que l’addition de filiation est possible, comme dans le cas de l’adoption à la polynésienne. Les sociétés océaniennes ont permis aux chercheurs de présenter des définitions du concept d’« adoption » particulièrement intéressantes, car ces sociétés avaient, et pratiquent toujours, la circulation d’enfants au sein des communautés. En Océanie, l’adoption coutumière est définie par Carroll comme : « any customary and optional procedure for taking as one’s own a child of other parents » (1970 : 3). Pour sa part, Brady parle de l’adoption coutumière en termes de transaction de parenté qui relève des transferts de droits et d’obligations parentales : « [a]doption is any positive and formal transaction in kinship, other than birth or marriage, that creates new or revises existing kinship bonds to bring them into accordance with any other kinship identity set customarily occupied by two or more persons in that society » (Brady 1976 : 10). Dans l’introduction de son ouvrage, Brady propose d’étudier l’adoption à l’aide d’un continuum, qui permet d’outrepasser des définitions trop rigides, tout en utilisant un langage commun (voir l’annexe I). Ainsi, le continuum s’étend de l’adoption plénière jusqu’au fosterage – qui relève de la garde d’un enfant pour une durée déterminée et où il n’est pas attendu que l’enfant aide en retour (Dickerson-Putman 2008 : 100) –, se basant sur trois caractéristiques : la durabilité de la garde de l’enfant; la formalité de l’adoption; et l’exclusivité juridique des droits parentaux (Brady 1976 : 16).