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CHAPITRE I. S’INSCRIRE DANS LA LITTERATURE

1.5. Opérationaliser l’habitus avec le « portefeuille institutionnel »

1.5.1. Rendre opérationnelle la notion d’habitus

Les institutionnalistes ont relevé à plusieurs reprises la possibilité d’une complémentarité fructueuse entre l’institutionnalisme organisationnel et la sociologie relationnelle bourdieusienne. Certains ont mis l’accent sur la notion de champ (Ranson, Hinings et Greenwood, 1980 ; Hirsch et Lounsbury, 1997 ; Lounsbury et Ventresca, 2003 ; Battilana 2006). D’autres chercheurs se sont plus particulièrement penchés sur l’habitus (Schmidt, 1997; Emirbayer et Mische, 1998 ; Mutch 2007 ; Emirbayer et Johnson, 2008). Cependant l’habitus n’a jamais encore été appliqué de manière empirique au champ organisationnel. Il faut sans doute chercher la raison de cette lacune, selon nous, dans la non-opérationnalisation de la notion d’habitus. C’est pour cette raison que nous proposons d’opérationnaliser l’habitus à partir du portefeuille institutionnel.

L’habitus de Bourdieu est une notion multidimensionnelle qui relie entre elles les ressources (ou capitaux), le temps (ou l’experience) et la position de l’individu dans le champ. Cette combinaison de variables permet d’expliciter la variation des capacités d’actions des individus, selon les circonstances, selon la structure du champ. Comme nous l’avons mentionné auparavant, pour rendre compte des différentes formes d’intérêt et donc des différentes formes d’implication selon la logique du champ, il est nécessaire de mettre à plat les ressources sous toutes leurs formes. Mobiliser les différents types de ressources (capital culturel, capital social, capital économique, capital symbolique) permet d’objectiver comment un individu a été institutionnalisé et comment cette combinaison de ressources – en volume et en structure – fait écho aux ressources requises par le champ à un moment donné de son histoire. L’individu dans le champ organisationnel doit être replacé dans la configuration

relationnelle des organisations (voir les cercles dans le diagramme ci-dessous) et des individus (voir les points noirs dans le diagramme). Cette étape est le produit d’une historicisation du champ qui met en lumière les principes structurants du champ comme les positions de pouvoir ou de subordination, les organisations dominantes, les challengers, les outsiders, les organisations représentant une profession comme les associations ou les syndicats etc. Afin d’analyser les fondations institutionnelles des individus (Powell & Colivas, 2008) et leur capacité à faire face (ou non) aux transformations de leur organisation ou de leur champ nous construisons le portefeuille institutionnel de chacun. A ce stade nous nous concentrons sur un seul individu, appelons le Z, mais l’opération pourrait être répétée avec chaque individu de l’échantillon.

Comme nous l’avons déjà dit, la notion de temps est fondamentale dans l’évolution de l’habitus. C’est pourquoi nous reconstituons le portefeuille institutionnel à deux moments différents de la vie de l’individu étudié. Un premier moment proche des débuts de la vie lorsque l’individu est une jeune personne exposée à l’influence de sa famille. Nous rassemblons des données sur le portefeuille institutionnel de son père et de sa mère de façon à construire le portefeuille institutionnel de l’individu à T 0, une sorte de point de départ de la vie sociale. Il est évident qu’il n’existe pas de transmission parfaite et complète des dispositions parentales à l’enfant. Mais cette approche permet néanmoins de reconstituer les influences de l’environnement dans lequel l’individu a été éduqué et socialisé. Nous avons une meilleure compréhension du contexte de la toute première institutionnalisation de l’individu si importante dans la formation de l’habitus. Les caractéristiques sociales de chacun des parents sont véritablement déterminantes sur la manière dont les institutions ont été transmises et inculquées à leur enfant. Par exemple, cela donne des informations sur sa propension à faire des études de haut niveau, à s’engager dans des activités culturelles, etc. Nous devons donc collecter l’information la plus précise possible sur le capital détenu par chacun des parents comme leur niveau d’études, leur profession, leur lieu de résidence, leurs salaires, leurs loisirs, leur appartenance à des réseaux ou des clubs selects… Ensuite, nous construisons le portefeuille institutionnel de l’individu dans sa période la plus récente dans le champ organisationnel étudié. A T + 1, nous avons l’habitus enrichi par l’expérience de la vie professionnelle et sociale. Nous répétons la même opération en collectant les attributs institutionnels de l’individu lui-même.

L’effet combiné de l’évolution temporelle avec la variation des ressources (distribution des différents capitaux et volume du portefeuille institutionnel) permet de dégager une tendance. La comparaison du portefeuille institutionnel à T 0 puis à T + 1 permet d’identifier par approximation trois types de pentes sociales. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit d’une approximation des trajectoires car « on ne peut pas comprendre une trajectoire sans la cartographie des choix, contraintes et orientations possibles » (Bouilloud, 2009, p. 26). La première pente représente une relative stabilité sociale et professionnelle. C’est la situation dans laquelle la distribution des ressources et leur volume sont relativement similaires d’une génération à l’autre : parents et enfants ont la même trajectoire en termes de niveau d’études, discipline, travail et champ. C’est l’exemple d’une famille dans laquelle on est médecin de père en fils. La deuxième cas de figure correspond à une ascension sociale quand l’individu a radicalement amélioré son portefeuille institutionnel par comparaison à ses origines sociales, comme par exemple un individu venant d’une classe sociale défavorisée, pauvre dans toutes les formes de capital, qui serait diplômé de l’université, et qui deviendrait un célèbre et talentueux avocat. La troisième pente révèle au contraire un déclin social quand le volume et la structure des ressources tendent à diminuer en volume d’une génération à l’autre. Venant d’une classe sociale favorisée, un individu est sur le déclin, il n’a pas fait d’études, il touche un maigre salaire et n’a pas de patrimoine.

Il faut souligner que la comparaison entre les deux portefeuilles institutionnels donne

l’indication d’une tendance. Dans certaines situations, quand les portefeuilles institutionnels

sont moins contrastés que dans les cas de l’ascension ou du déclin social ou bien moins homogènes dans le cas d’une stabilité sociale, l’interprétation peut être plus compliquée. Imaginez par exemple un entrepreneur de travaux publics talentueux, reconnu localement mais qui n’a pas fait d’études, dont les parents sont des universitaires célèbres dont les revenus sont inférieurs à ceux de leur fils. Quel est la tendance sociale qui se dégage ? Nous observons une importante restructuration du portefeuille institutionnel avec des ressources fortes et d’autres faibles dans chacun des deux portefeuilles institutionnels. Venant d’une famille très bien dotée en capital symbolique et culturel cet entrepreneur de travaux public n’a pas reproduit le portefeuille institutionnel familial. Par comparaison il n’est ni plus pauvre, ni plus riche. Les formes de capitaux ont évolué d’une génération à l’autre. Il a transformé le portefeuille institutionnel en dévaluant son capital culturel et symbolique et en améliorant énormément son capital économique. Pour circonvenir ce cas d’apparente incommensurabilité, on peut alors se

référer à la position occupée par chaque individu au sein de son champ respectif de manière à avoir une vue plus précise sur les positions relatives et le statut détenu par chacun. Cela permet in fine de faire une comparaison entre les deux situations de champ à champ puisque dans ce cas la structure du capital détenu et son volume ne suffisent pas à nous éclairer.

Utiliser cette information biographique (portefeuille institutionnel, positions et trajectoire) et la mettre en relation avec la configuration relationnelle du champ, en particulier pendant les périodes de changement, permet d’éclairer d’un jour nouveau les « prises de position » (Emirbayer et Johnson, 2008) de tout individu, du plus ouvert au changement au plus rétif. Avec cette approche nous estimons pouvoir donner une autre « épaisseur » à l’individu dans la théorie institutionnelle, en lui restituant une forme relief institutionnel. En reliant l’information sur le passé de l’individu et son action présente dans le champ nous avons une meilleure lecture de la propension des individus à s’engager dans un processus d’innovation ou de transformation. Nous gagnons également des éléments permettant de clarifier les postures de résistance d’autres participants plus intéressés dans la préservation ou la reproduction du champ tel qu’il est.

En théorisant le rôle de l’individu dans le processus institutionnel, nous contribuons à approfondir la notion de « travail institutionnel » au niveau d’analyse individuel (Lawrence & Suddaby, 2006; Lawrence, Suddaby & Leca, 2009). Adossés à la notion bourdieusienne d’habitus, nous remontons en amont du processus de travail institutionnel et nous analysons de manière réflexive comment les individus sont eux-mêmes institutionnalisés. Notre conviction est qu’une meilleure connaissance de l’incorporation des institutions au niveau individuel permet une meilleure compréhension de la façon dont les institutions affectent les individus, et, réciproquement, comment les individus façonnent les institutions. Nous postulons en effet que les individus ne sont pas de simples prisonniers des institutions, mais qu’ils sont plutôt les dépositaires actifs des institutions, ils portent les institutions en eux. Les individus incorporent les institutions mais le font d’une manière active qui renforce, mais parfois aussi modifie ou contribue à inventer les institutions, à innover. L’approche théorique adoptée pourrait être résumée par la question suivante : quelles sont les micro-fondations instutionnelles des fondateurs des institutions ? L’idée sous-jacente est que nous pouvons mieux décrypter le processus de fondation des institutions en analysant les origines institutionnelles des fondateurs eux-mêmes. Cette approche propose un dépassement du néo-institutionnalisme contemporain où l’individu, on l’a vu, a du mal à prendre toute sa place (Greenwood, Oliver, Sahlin &

Suddaby, 2008) tant la théorie institutionnaliste peine à concevoir « l’individu » autrement que comme l’émanation d’un mythe rationalisé (Meyer, Boli, Thomas & Ramirez, 1997).