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CHAPITRE I. S’INSCRIRE DANS LA LITTERATURE

1.4. Présentation de la théorie du champ et de l’habitus

1.4.4. Le capital, l’investissement et l’intérêt

Capital, investissement, intérêt… Des termes ordinairement apparentés au vocabulaire de l’économie. Mais comme Bourdieu se plaît à le rappeler pour arrêter là la comparaison et éviter toute confusion avec certaines formes de la pensée économique, 25 c’est « la seule chose que je partage avec l’orthodoxie économique » (1992 : 94). Cette précision faite, il considère néanmoins que les disciplines économique et sociologique valent bien mieux que d’être opposées et jetées l’une contre l’autre. Au contraire, elles constituent en fait « une seule et même discipline ayant pour objet l’analyse des faits sociaux, dont les transactions économiques ne sont après tout qu’un aspect » (2000). Il existe des précédents de cette conjonction. S’inscrivant dans la filiation de Polanyi (1944), Granovetter emprunte à ce dernier le concept d’embededness, pour restituer aux réseaux sociaux leur rôle économique (1973) et proposer un agenda de recherche n’abandonnant pas les faits économiques aux seuls économistes (1985).

Selon la conception bourdieusienne, le capital, l’investissement et l’intérêt prennent des formes spécifiques dans chaque champ, évitant ainsi le réductionnisme universaliste pour lequel vaudrait uniquement la recherche délibérée des profits et de la satisfaction des intérêts matériels. Afin de rendre compte de la multiplicité des formes d’investissements engagés et de profits dégagés, il convient donc de déployer le capital sous toutes les formes dont l’individu peut disposer. Le capital peut revêtir de nombreuses formes. Nous en retiendrons et présenterons principalement quatre qui sont celles que l’on rencontre le plus fréquemment dans les travaux de Bourdieu : le capital économique, culturel, social et symbolique. Ces différentes formes de capitaux irréductibles les unes aux autres bien qu’entretenant des relations parfois

25 La science économique ne constitue pas une discipline unifiée autour d’un seul paradigme. Pas plus que la sociologie d’ailleurs. Il y a donc des proximités intellectuelles, même si elles sont relatives, entre certaines formes de la pensée économique et certaines formes de la pensée sociologique rendant ainsi possible le développement de la « nouvelle sociologie économique » aux Etats-Unis où elle est solidement implantée avec pour ne citer que quelques noms, Granovetter (1973, 1985), Zelizer (1988), Smelser et Swedberg (2005)… Dans ce domaine, la France n’est pas en reste avec par exemple les travaux de Bourdieu (2000), de Lebaron

étroites entre elles, constituent ce que nous appelons un portefeuille institutionnel 26 dont la structure est inégalement distribuée selon les classes d’individus, permettant de comprendre l’intérêt qui gouverne un champ et l’investissement variable qui se traduit par l’engagement des individus en son sein. L’intérêt présent dans la théorie générale des champ est pluriel, culturel et contingent, « il n’y a pas un intérêt mais des intérêts, variables selon les temps et selon les lieux, à peu près à l’infini […] il y a autant d’intérêts qu’il y a de champs, comme espace de jeu historiquement constitués avec leurs institutions spécifiques et leurs lois de fonctionnement propres » (1984b, 24-25). L’intérêt est donc spécifiquement conditionné par le fonctionnement d’un champ, ce qui exprimé en termes prosaïques veut dire que d’un champ à un autre, tout le monde ne court pas après la même chose, tout le monde n’entre pas en concurrence ou en lutte avec son voisin pour les mêmes raisons.

Afin de mieux comprendre la logique spécifique d’un champ, ou son objet, qui font que des individus s’investissent dans ce champ, il est necessaire de porter au jour la combinaison des formes de capitaux requis par le champ. De distribution et de volume variable, le portefeuille institutionnel detenu par les individus regroupe quatre formes principales de capitaux : économique, culturel, social et symbolique.

Le capital économique tel que l’entend Bourdieu diffère quelque peu du capital tel que

les économistes le conçoivent. L’expression désigne non seulement le patrimoine - l’ensemble des biens matériels possédés par un individu comme par exemple un appartement, une maison, des bijoux, des actions ou des obligations, des propriétés foncières telles que des terres ou des forêts… -, mais aussi les revenus issus du travail ou du patrimoine, car ils assurent un niveau de vie, voire la constitution ou la reconstitution d’un patrimoine.

Le capital culturel ou capital informationnel se décompose sous trois formes : 1. A l’état incorporé c’est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l’organisme (par exemple les

manières de faire comme s’habiller, saluer quelqu’un, se coiffer, recevoir des convives, dresser une table, se tenir à table… ; mais aussi les manières de dire comme se présenter à quelqu’un, exprimer les remerciements, les regrets, le pardon, employer des formules de politesse adaptées aux circonstances…). 2. A l’état objectivé sous la forme de biens culturels matériels tels que des livres, des encyclopédies, des meubles, des tableaux, des objets d’art voire des monuments classés… 3. A l’état institutionnalisé, principalement les titres scolaires et les diplômes,

26 Cette expression est de nous.

« brevets de compétence culturelle qui confèrent à leurs porteurs une valeur conventionnelle » (1979).27

Le capital social est l’ensemble des ressources, actuelles ou potentielles, qui reviennent à

un individu ou à un groupe du fait qu’il possède un réseau durable de relations, de connaissances et de reconnaissances mutuelles plus ou moins institutionnalisées ; autrement dit, c’est la somme des capitaux et des pouvoirs que permet de mobiliser l’appartenance à un réseau ou à un groupe d’individus qui n’est pas seulement doté de propriétés communes mais qui est également uni par des liaisons durablement entretenues (même s’il peut être partiellement hérité : les relations familiales) et des liaisons utiles de nature à procurer des profits aussi bien matériels que symboliques. L’appartenance à des clubs socialement fermés comme le Polo Club, le Racing Club, le Cercle Interallié, l’Automobile Club de France, le Yacht Club… est une assez bonne illustration de ce que peut être le capital social ou de l’expression « avoir des relations ».28

Le capital symbolique est la forme de capital la plus complexe à saisir. Prestige,

renommée, réputation… sont des manifestations du capital symbolique relié à toutes les autres formes de capital (culturel, social ou économique) quand elles sont perçues et reconnues, et donc légitimées, par la société. Pour que le capital d’un individu produise un effet symbolique, il faut que les autres individus l’acceptent et s’y soumettent. Le détenteur d’un capital symbolique est crédité de la détention de ce capital par ceux sur lesquels ce symbolisme est précisément exercé. Le capitaliste symbolique, si l’on peut dire, possède ses propres pouvoirs symboliques en raison de la croyance et du consensus existant à ce sujet. C’est une sorte de capital de reconnaissance, de croyance. En conséquence, « l’Etat, qui a les moyens d’imposer et d’inculquer les principes d’une vision et d’une division durables en accord avec ses propres structures, est l’archétype de l’endroit par excellence où se concentre et s’exerce le pouvoir symbolique » (Bourdieu, 1994: 117). L’Etat a le pouvoir symbolique d’autoriser, par les actes officiels, les gens à être (actes de naissance), à s’unir (mariage), à se séparer (divorce), à accéder à une position (salaire, diplôme), à vendre ou acheter (actes de vente), à disparaître (acte de décès), à reposer (permis d’inhumer)… Rarement questionné sur sa capacité quasiment magique de produire ce qui est officiel, l’Etat « agissant comme une banque de capital symbolique, garantit tous les actes d’autorité, des actes tout à la fois arbitraires mais

27 Pour plus de détail sur le capital culturel, cf. Bourdieu, P., (1979), « Le capital culturel », Actes de la Recherche

en Sciences Sociales, n°30, pp. 3-5.

non reconnus comme tels, ‘d’imposture légitime’ comme les désigne Austin » (Bourdieu 1994 : 122).

Le capital symbolique est moins facile à appréhender que les autres en raison de son manque de matérialité. Alors que les éléments constitutifs des autres capitaux peuvent être trouvés dans les listes d’anciens élèves ou le Who’s who qui fournit un large éventail d’informations professionnelle et sociales, la croyance et la reconnaissance sont plus difficiles à objectifier. Mais, pour donner un exemple, lors d’une cérémonie officielle, personne ne questionne le fait que les personnes les plus puissantes occupent le premier rang sans avoir à réclamer ce privilège. L’explication traditionnelle donnée à cet état de fait est que « ce sont des gens importants ! ». Mais la question « pourquoi sont-ils importants ? » indique la route à suivre et la réponse est que nous investissons les personnes puissantes avec du pouvoir, tout comme nous donnons de la valeur à l’argent. Une façon d’objectifier le capital symbolique pourrait être l’analyse de la rhétorique (Suddaby et Greenwood, 2006) ou du discours (Phillips, Lawrence et Hardy, 2004) et leurs effets combinés sur le champ. Cela peut nous donner de très précieuses indications sur le pouvoir symbolique détenu par certains individus ou organisations capables d’influencer le champ par le seul fait de l’expression de leurs souhaits. Lors de situations d’entretiens il est également possible de collecter des informations supplémentaires comme le niveau de langage, l’accent, etc.