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CHAPITRE II. DESIGN DE LA RECHERCHE ET METHODOLOGIE Dans ce chapitre, après avoir présenté notre objet et notre question de recherche, nous

2.2. Positionnement épistémologique : un positivisme aménagé

Trois paradigmes au sens de Kuhn (1983) coexistent dans les sciences de l’organisation : le paradigme positiviste, le paradigme interprétativiste et le paradigme constructiviste30. Le paradigme positiviste, héritage de Comte (1830-1842)31 et de Durkheim (1894 réédité en 1987), tend à s’imposer comme la référence dominante dans la discipline32. Les positivistes postulent l’existence en soi de la réalité de l’objet étudié qui s’inscrit dans un monde régi par des lois universelles qu’il convient de découvrir. Le travail de recherche est mené par un sujet indépendant, distant de la réalité qu’il observe et qui, à ce titre, parvient à préserver le principe d’objectivité. Le paradigme constructivistes (Piaget, 1967) et le paradigme interprétativiste (Geertz, 1983) s’inscrivent dans une posture relativiste. Le chercheur fait partie intégrante de la réalité qu’il observe et qui tout à la fois lui demeure inaccessible car il n’existe par de réalité en soi. Dans ces paradigmes, la « réalité » est nécessairement interprétée ou construite. Ici prime le critère de pertinence de la connaissance plutôt que celui de vérité (Martinet et al., 1990).

Positivisme Interprétativisme Constructivisme

Réalité de l'objet

Existence d'une réalité de l'objet régie par des lois universelles à découvrir

Inexistence en soi de l'objet, mais existence à travers des représentations particulières du monde

Relation

sujet-objet Indépendance du sujet et de

l'objet (principe d'objectivité)

Dépendance du sujet et de l'objet (principe de subjectivité)

Logique de connaissance

Découverte et explication selon une logique de causalité

Compréhension des motivations des acteurs

Construction de l'univers de représentations partagées par les acteurs vivant une même réalité

Validité de la

connaissance Vérifiabilité, réfutabilité

Idiographie (rendre compte des

spécificités) Adéquation Synthèse effectuée à partir de Perret et Séville (2005) et de Le Moigne (1990).

Adossés à Kuhn, cette pluralité épistémologique, laisse à penser que les sciences de gestion n’auraient pas encore atteint le statut de sciences « normales » (au sens de

30 Des épistémologies « alternatives » en sciences de l’organisation sont mentionnées dans le texte de présentation d’un séminaire animé par Charreire et Huault en 2004. Parmi ces alternatives, figurent le « réalisme critique » autour des travaux de Roy Bashkar et l’ « épistémologie évolutionnaire » associée à Popper.

31 Comte publia les quatre volumes de son « cours de philosophie positive » de 1830 à 1842.

32 Pour s’en convaincre, il faudrait se livrer à un exercice fastidieux de comptage du positionnement épistémologique des articles retenus dans les revues à comité de lecture figurant dans la catégorie « alpha » ou « beta » des classements de revues scientifiques. Un jeune professeur du département Organisation et Ressources Humaines d’HEC a partiellement effectué ce travail en 2006 auprès de quelques revues telles que

Administrative Science Quarterly, Academy of Management Journal, Academy of Management Review, Organization Science, etc. Il ressortait selon ses déclarations que dans plus de neuf cas sur dix les articles

normalisées)33. A ce titre, elles seraient dans un état de « crise épistémologique » avec des paradigmes en lutte pour l’accès au monopole de l’exercice de la science légitime : celle de la science dite « normalisée ». Dans cette situation d’instabilité (ou de « révolution scientifique ») dans laquelle les points de vue des tenants des différents paradigmes demeurent étrangers les uns aux autres, il y a ce que Kuhn appelle une incommensurabilité des paradigmes qui « se livrent à leurs activités dans des mondes différents […], voient des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point » (Kuhn, 1983 : 207). Cette profonde division du champ des sciences de l’organisation conduisant à l’incommunicabilité voire à des conflits d’une grande violence symbolique nécessite, plus qu’ailleurs, c’est-à-dire là où les disciplines sont relativement pacifiées, de préciser le « positionnement » épistémologique adopté de façon à clarifier le point à partir duquel on va émettre une vue scientifique, pour autant que le choix demeure possible car, au risque de la provocation, on pourrait tout aussi bien renverser la proposition en disant que le chercheur en fonction de son parcours biographique est plutôt choisi par l’épistémologie que l’inverse. En effet, le terme positionnement avec toute la connotation marketing qu’il peut véhiculer, à savoir prendre place sur un marché, donne à penser de façon illusoire que le chercheur choisit sa place de façon délibérément stratégique dans le champ scientifique.

Nous souhaitons rappeler combien la théorie du champ et de l’habitus, sans être inclassable, est quand même difficilement classable au regard des exclusivités auxquelles contraignent les catégories existantes qui tendent à diviser le monde de la science en deux grandes catégories avec d’un côté les positivistes et, de l’autre, les constructivistes et les interprétativistes. Formé à la sociologie de Max Weber et fortement marqué par la phénoménologie de Husserl, Schütz développe la « sociologie phénoménologique » (1932) qui donnera naissance au « constructivisme phénoménologique » revendiqué par Peter Berger et Thomas Luckman (1966) et dans lequel on peut également ranger l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel (1967) et Harvey Sacks. Berger et Luckman catégorisent l’approche du champ et de l’habitus comme relevant d’un projet « constructiviste structuraliste ». Cette appellation finalement assez audacieuse traduit une sorte de « grand écart épistémologique »34

33 Le terme de science « normale » désigne « la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs

accomplissements scientifiques passés, accomplissement que tel groupe scientifique considère comme suffisant pour fournir le point de départ d’autres travaux », in Kuhn, T. S., (1983), La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Champs, 1983, trad. de l’éd. de 1962, p. 29.

34 Nous devons cette expression de « grand écart épistémologique » à Yves Evrard qui nous l’a soufflée lors d’un échange téléphonique courant mars 2007 au cours duquel il nous a donné de précieux éclaircissements et

à la fois singulier et complexe à réaliser. Un peu comme si la théorie bourdieusienne parvenait à la réunion de l’alpha et de l’oméga épistémologique, projet d’unification improbable des irréconciliables « contraires ». Pour autant, on ne peut ignorer que Bourdieu a régulièrement rappelé qu’il travaillait à une jonction de l’objectif et du subjectif en vertu d’un monisme épistémologique. Comme le souligne Wacquant (1992), l’épistémologie bourdieusienne est déconcertante parce qu’elle s’emploie à « dissoudre les distinctions » traditionnelles au principe de la division du champ scientifique : « en l’occurrence, l’antagonisme apparemment insurmontable entre les modes de connaissance subjectiviste et objectiviste, la séparation de l’analyse du symbolique et du matériel, […] le divorce persistant de la théorie et de la recherche empirique, […] la dichotomie de la structure et de l’agent d’un côté, de la micro et de la macro-analyse de l’autre. [Ceci, afin] de souder approche phénoménologique et approche structurale en un mode de recherche intégré, épistémologiquement cohérent et de validité universelle » (1992 : 13).

Recourir à la « théorie générale des champs » comme cadre intégrateur de l’institutionnalisme organisationnel (ancien et moderne), c’est ainsi mettre les plus grandes chances possibles de tourner les antinomies traditionnelles de l’objectivisme et du subjectivisme, de la structure et de l’individu, du déterminisme et de la rationalité… au profit d’une combinaison théorique originale. Néanmoins, comme le rappelle Madeleine Grawitz (2001 : 150) : « c’est à la tradition durkheimienne que l’on peut largement rattacher la conception de la sociologie proposée par Bourdieu. Une même volonté de la constituer comme science pour […] lutter contre les illusions (cf. Bachelard) et atteindre l’objectivité ». Le projet scientifique bourdieusien s’inscrivant dans la logique « empiriste rationaliste » impulsée par Durkheim (Wacquant, 1995)35, repose sur le primat du système de relations entre les positions constitutives d’un espace. Les individus qui occupent les positions et les propos qu’ils tiennent sont considérés comme subalternes, le monde social étant opaque, l’homme de la rue n’accède à la logique des choses contenue dans l’ensemble des relations du système social, sauf à ce qu’elle lui soit dévoilée. « Le sens des actions les plus personnelles et les plus « transparentes » n’appartient pas au sujet qui les accomplit mais au système complet des relations dans lesquelles et par lesquelles elles s’accomplissent. […] Contre cette méthode ambiguë qui autorise l’échange indéfini de bons procédés entre le sens commun et le sens commun savant,

conseils pour la rédaction de la partie méthodologique de notre projet de recherche. Qu’il en soit ici vivement

remercié.

il faut poser un second principe de la théorie de la connaissance du social qui n’est autre chose que la forme positive du principe de la non-conscience : les relations sociales ne sauraient se réduire à des rapports entre subjectivités animées par des intentions ou des « motivations » parce qu’elles s’établissent entre des conditions et des positions sociales et qu’elles ont, du même coup, plus de réalité que les sujets qui les lient » (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1983 : 32-33). De fait, sur ce point, nous nous tenons à bonne distance du constructivisme pour qui l’individu est central dans la construction du « monde de la réalité vécue et les significations des situations spécifiques qui constituent l'objet général de la recherche sont pensés comme construits par les acteurs sociaux, les acteurs singuliers, à des moments particuliers, avec des représentations en dehors des événements et des phénomènes s'inscrivant dans la durée, par des processus prolongés et complexes d'interaction sociale impliquant l'histoire, la langue et l'action », (Denzin et Lincoln, 1994).

La distance qui sépare l’épistémologie bourdieusienne du constructivisme dans sa forme la plus « pure » ou disons, la plus radicale, ne doit pas non plus tenir dans l’ombre une réserve sans détour à l’égard de « l’effet de domination exercé par la science américaine et aussi une adhésion plus ou moins honteuse et inconsciente à une philosophie positiviste de la science pour que passent inaperçues les insuffisances et les erreurs techniques qu’entraîne à tous les plans de la recherche […] la conception positiviste de la science. On ne compte pas les cas où les plans d’expérience singeant la rigueur expérimentale dissimulent l’absence totale d’un véritable objet sociologique construit » (Bourdieu, 1987 : 30). Le mot est prononcé : construction. La part de constructivisme bourdieusien - contre le positivisme expérimental qui tend à naturaliser les objets et les hypothèses, repose dans la façon de considérer un objet scientifique qui est « sciemment et méthodiquement construit », il n’est pas donné au chercheur, il n’est pas le produit d’une « génération spontanée en milieu stérile » (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1983 : 71).

Ce détour indispensable permet de porter au jour toute la difficulté contenue dans l’exercice de profession de foi épistémologique. Néanmoins, sacrifiant à l’injonction de prise de position, et jetant l’épistémologie bourdieusienne dans la balance, nous pensons que, malgré tous les paradoxes précédemment évoqués visant à la transcendance de la « physique objectiviste des structures matérielles » d’un côté, et de la « phénoménologie des formes cognitives » de l’autre, le fléau de l’instrument nous indique, sans exclure des épisodes de construction (l’objet, les hypothèses…), une proximité indéniablement plus grande avec

l’esprit positiviste ne serait-ce qu’en raison de la fidélité de Bourdieu appelle le « parti de la science, qui est plus que jamais celui de l'Aufklärung, de la démystification » (Bourdieu, 1982 : 32). Miles et Huberman (1991 : 31), pour qui « les phénomènes sociaux existent non seulement dans les esprits mais aussi dans le monde réel et qu’on peut découvrir entre eux quelques relations légitimes et raisonnablement stables36 », rejoignent la logique du « réalisme

épistémologique compréhensif » défendue par Hunt et Koenig (1993). Pour ces derniers, le chercheur est dans une double relation avec son terrain. Tout à la fois dépendant de son terrain, à ce titre impliqué, il occupe conjointement une position d’extériorité vis-à-vis de ce terrain lui permettant ainsi de préserver une forme d’indépendance condition indispensable au travail scientifique. Il cherche à découvrir le sens caché derrière l’ordre ou le désordre apparent, son analyse ne se confond pas avec celle des personnes observées (vs l’approche constructiviste selon laquelle la « réalité » est une co-construction négociée entre d’un côté les représentations de l’acteur de terrain et celles du chercheur).37

Sur la base de l’ensemble des rappels et des nuances que nous avons cherchés à porter au jour, nous pensons pouvoir raisonnablement nous ranger dans la logique d’un « positivisme aménagé » selon les termes de Glaser et Strauss (1967), combinant réalisme ontologique et relativisme épistémologique (Mir et Watson, 2000 et 2001).