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CHAPITRE II. DESIGN DE LA RECHERCHE ET METHODOLOGIE Dans ce chapitre, après avoir présenté notre objet et notre question de recherche, nous

2.1. Objet et question recherche

Au cours de la revue de littérature que nous consacrons à l’institutionnalisme organisationnel, nous mettons en lumière les origines théoriques parfois lointaines de l’institutionnalisme afin de mieux saisir ce qui a pu être perdu en route dans le passage de l’ancien au néo-institutionnalisme (Powell et DiMaggio, 1991). Dans la logique de « réconciliation » théorique de ces deux sous-courants (Greenwood et Hinings, 1996 ; Selznick, 1996, Hirsch et Lounsbury, 1997), nous montrons comment, dans un mouvement plus récent, le néo-institutionnalisme dernière manière confronte dans un même questionnement l’action et l’institution (Barley et Tolbert, 1997), la structure (« structure ») et l’agent (« agency ») (Sewell, 1992 ; Seo et Creed, 2002). Nous entendons nous inscrire dans l’agenda de recherche des derniers développements du néo-institutionnalisme organisationnel en adressant la problématique de l’« embedded agency » (Seo et Creed, 2002 ; Leca et Naccache, 2006 ; Greenwood et Suddaby, 2006 ; Mutch, 2007) et des « institutional

arrangements » (Suddaby et Greenwood, 2001 ; Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002 ;

Maguire, Hardy, Lawrence, 2004). Pour cela, nous recourons aux notions d’entrepreneurs institutionnels (« institutional entrepreneurs », DiMaggio, 1988) et de travail institutionnel (« Lawrence & Suddaby, 2006; Lawrence, Suddaby & Leca, 2009) afin de mettre en lumière les actions des entrepreneurs du changement dans le champ du conseil en communication français (un champ organisationnel « mature ») pour s’approprier les technologies nouvelles, en l’occurrence les technologies Internet (Orlikowski, 1992, 2000, 2007 ; Orlikowski et Barley, 2001), et les ériger au rang de norme reconnue par le champ (Garud et al., 1996, 2002, 2003).

Il peut paraître paradoxal d’envisager la possibilité d’une transformation institutionnelle portée par des acteurs dont les schèmes de perception et d’appréciation (Bourdieu, 1980) sont eux-mêmes le produit des institutions qui sont l’objet du changement. Autrement dit, est-il possible qu’un acteur issu d’un conditionnement institutionnel puissent mettre en œuvre des « stratégies » de nature à transformer, réformer, voire porter atteinte à des institutions qui lui donnent sa raison d’agir ? S’interdire de répondre favorablement à cette question c’est soit considérer l’individu comme « oversocialized » (Powell, 1991), c’est-à-dire aveuglément prisonnier des institutions qui le façonnent et l’agissent ; soit le considérer comme suffisamment lucide ou rationnel pour être capable d’engager des actions stratégiques (DiMaggio, 1988), mais en même temps suffisamment attaché à l’édifice institutionnel en l’état, pour ne pas le mettre en péril et donc, par intérêt bien compris, ne surtout rien entreprendre.

Rendre compte de la complexité des comportements individuels ou collectifs dont les champs organisationnels peuvent être le théâtre, nécessite à notre sens de ne pas se montrer trop exclusif sur le plan théorique et ne pas privilégier de catégories au risque de sombrer à nouveau dans ce que nous cherchons à éviter, c’est-à-dire le parti pris manichéen de l’acteur vs la structure ou inversement. Un champ organisationnel donné met en relation une cohorte d’individus dont les attitudes et les comportements qui varient quelquefois au cours les phases du cycle d’institutionnalisation/désinstitutionalisation (Jepperson, 1991 ; Suddaby et Greenwood, 2001 ; Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002) dont un champ organisationnel peut être l’objet. Nous dénombrons trois postures institutionnelles de la personne : l’« oversosialization » ou encore l’« aveuglement institutionnel » (1) ; la « lucidité institutionnelle » de nature « légitimiste » (2); et la « lucidité institutionnelle » de nature « réformatrice » (3). Dans le cas de l’« aveuglement institutionnel », l’individu parvient difficilement à identifier ses intérêts et à échafauder des stratégies, il est institutionnellement déterminé et agi (Powell et DiMaggio, 1991). Cela n’exclut pas des formes d’engagement mais dans ce cas la conscience des enjeux est très relative. La « lucidité légitimiste » se traduit par une posture conservatrice de la structure en place, l’individu tend à adopter des conduites conformes à la préservation du système institutionnel existant car ce dernier est dans l’alignement des ses propres intérêts. Dans le cas de la « lucidité institutionnelle réformatrice », dans certaines circonstances de l’histoire du champ (Suddaby et Greenwood, 2001 ; Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002), l’individu est incliné à la transformation, voire à

l’innovation institutionnelle. C’est dans cette dernière catégorie que s’insère la figure de l’entrepreneur institutionnel, un « organized actors with sufficient resources [who] see in

[changes] an opportunity to realize an interest that they value highly », DiMaggio, 1988 : 14).

Comme nous le soulignons dans notre revue de littérature, la notion de ressources ou de compétence sociale a fait l’objet d’un important effort de théorisation qui a permis d’en esquisser une première définition (Fligstein, 1997, 2001), d’en dresser les catégories (Garud, Sunjay et Kumaraswamy, 2002 ; Perkmann et Spicer, 2007) ou les modalités de d’utilisation (Dorado, 2005). Pour autant, les éléments constitutifs, ou ce que nous serions tentés d’appeler les fondements institutionnels de la compétence sociale, demeurent encore vagues pour ne pas dire inconnus. Par voie de conséquences, en dépit des tout premiers pas accomplis dans une analyse de la ressource symbolique (Bourdieu, 1980) que peuvent par exemple constituer les prises de parole (Phillips, Lawrence, Hardy, 2004) ou les « rhetorical strategies of legitimacy » (Suddaby et Greenwood, 2005), on sait encore assez peu de choses sur les ressources objectives que l’entrepreneur institutionnel mobilise pour mettre en œuvre ses stratégies de transformation et de légitimation. Par ressources, en référence à la théorie des champ et de l’habitus (Bourdieu, 1980, 1992), nous entendons ici les différentes sortes de capitaux dont dispose chaque individu de façon différentielle sous la forme de ce que nous appellerons un « portefeuille institutionnel » composé d’au moins quatre types de capitaux : le capital social, le capital économique, le capital culturel et le capital symbolique.

L’habitus (« histoire faite corps » ou « structure structurante »), objectivé au moyen du portefeuille institutionnel, est dans une relation indissociable du champ (« histoire faite chose » ou « structure structurée »), permet de penser l’action à la fois individuelle et collective en rupture avec la théorie de l’action rationnelle (même limitée) ou avec l’orthodoxie économique. La notion d’habitus – très peu mobilisée empririquement dans l’institutionnalisme organisationnel - permet une fois couplée au champ - notion commune aux institutionnalistes et à Bourdieu - de résoudre le paradoxe du sujet libre et de la structure contraignante. Autrement dit, sans emprisonner les individus dans un déterminisme des conduites, l’habitus rend possible des improvisations, des innovations, dans la limite des conditionnements initiaux de l’histoire de l’individu, c’est-à-dire les toutes premières expériences qui pèsent durablement sur les décisions (les « choix ») tout en restant inaperçues des agents (« l’orchestration sans chef d’orchestre », Bourdieu, 1980). L’habitus d’un agent

(« structure subjective » ou « histoire subjectivée ») est plus ou moins accordé à la structure du champ (« structure objective » ou « histoire objectivée »).

C’est par la mise en relation de ces deux structures, l’une socialisées – celle de l’individu –, et l’autre, historicisée – celle du champ –, qu’il est alors possible de donner une intelligibilité nouvelle à l’action. Une action individuelle qui, rapportée à la structure du champ et la structure des capitaux possédés par l’individu, prend tout son sens. Car l’action n’a pas de sens si elle n’est pas mise en relation avec les conditions qui non seulement la rendent possible mais parfois la rendent sinon nécessaire du moins très vraisemblable.

Formulé autrement, cela nous permet de saisir les fondements institutionnels de la pratique, les déterminants sociaux des « stratégies », même les mieux pensées en apparence, ou des actions les moins réfléchies qui sont engagées par les entrepreneurs institutionnels. Car le champ, lieu de tensions, de rivalités et de luttes (Lounsbury, 2007) au principe de violences symboliques (Bourdieu, 1992), subit des transformations qui ont des incidences sur la composition du portefeuille institutionnel qu’il est nécessaire de posséder à un moment donné de l’histoire du champ pour accéder à la légitimité dans le champ (en être, y être reconnu), voire accéder à la légitimité sur le champ (y exercer du pouvoir, le contrôler). A partir de là, il nous est permis de comprendre en quoi tel ou tel individu, selon son habitus, la distribution de ses différentes formes de ressources (la structure de son portefeuille institutionnel) et la position qu’il occupe dans le champ, notamment la distance par rapport au pouvoir exerçable sur le champ, se trouve plus ou moins socialement disposé à se lancer dans des entreprises institutionnelles de conservation ou de réforme, entreprises sur le mode plus ou moins réfléchi, plus ou moins conscient. Notre approche qui, conformément aux tout derniers questionnements de l’institutionnalisme organisationnel (Suddaby & Greenwood, 2005 ; Lounsbury & Crumley, 2007), se propose de plonger aux origines des processus d’institutionnalisation et des logiques compétitives, permet de combiner de façon dynamique les plans d’analyse macro (le champ organisationnel), meso (l’organisation et les groupes d’individus) et micro (l’individu à travers son système de dispositions personnelles), illustration d’un institutionnalisme organisationnel réunifié.

Rappelons au passage que la mobilisation de la théorie des champs et de l’habitus comme cadre théorique intégrateur d’un institutionnalisme organisationnel revisité, n’est pas une fantaisie intellectuelle motivée par la volonté de tenter quelque chose de singulier. Notre démarche est parfaitement fondée en théorie. Pour preuve, Powell et DiMaggio voient dans la

théorie bourdieusienne une contribution « to a broadening and deepening of the institutional

tradition » (1991 : 26). De son côté, Bourdieu, pourtant enclin à une forme d’isolationnisme

intellectuel sur la base de la mauvaise interprétation de ses travaux, se reconnaît assez proche de certains de ses homologues nord-américains de la sociologie économique (1992 : 238). Malgré ces affinités électives, la recherche institutionnaliste accorde un statut particulier à la théorie bourdieusienne. Loin d’être absente de l’agenda des réflexions théoriques (Ranson, Hinings, Greenwood, 1980 ; Hirsch et Lounsbury, 1997 ; Schmidt, 1997 ; Lounsbury et Ventresca, 2003 ; Mutch, 2007), la théorie des champs et de l’habitus nous ne nous semble pas avoir été empiriquement soumise à l’épreuve des réalités du champ organisationnel29. Le

récent travail entrepris par Battilana (2006) qui aboutit à une série de propositions de recherche constituera sans doute une prochaine exception. Pour autant, notons que l’approche retenue par Battilana est partielle car elle prend le parti de faire fonctionner le champ sans l’habitus (« Instead of using the notion of habitus, I propose to build on Bourdieu’s conceptualization of

fields » : 656), conservant ainsi à notre projet sa part d’originalité. Originalité que nous

défendons et qui ne s’inscrit pas seulement dans le plan théorique. Le champ d’étude a également sa part d’originalité. Il nous semble en effet que l’étude du champ organisationnel du conseil en communication à travers le prisme institutionnaliste demeure inédite à ce jour.

Afin de mettre empiriquement en œuvre notre projet de recherche, nous proposons de poser la question de recherche centrale suivante :

Face aux profondes transformations du champ organisationnel du conseil en communication français, notamment l’émergence des technologies Internet, quels sont les systèmes de dispositions (ou « habitus ») mobilisés par les agents du champ rendant possible des entreprises innovantes?

La réalisation de toute recherche est inséparable de « choix » épistémologiques et méthodologiques qu’il convient maintenant d’expliciter.

29 Nous tenons à rester prudents quant à ce type d’allégation qui ne vaut que sous réserve d’un inventaire toujours en cours visant à répertorier les travaux dans ce domaine.