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CHAPITRE I. S’INSCRIRE DANS LA LITTERATURE

1.4. Présentation de la théorie du champ et de l’habitus

1.4.1. Les raisons de ce choix théorique

Comme nous venons de le voir au cours de la revue précédemment menée, l’institutionnalisme organisationnel s’est assez longtemps trouvé en butte à des difficultés pour rendre compte du changement institutionnel non isomorphe. De même, il a fallu du temps pour que la notion d’entrepreneuriat institutionnel (« institutional entrepreneurship », DiMaggio, 1988) - autrement dit la place redonnée à l’individu dans sa capacité à innover - se fasse jour dans les préoccupations de la recherche institutionnelle. On peut dire que ces questions sont maintenant à l’ordre du jour si l’on en juge par les publications récentes portant sur ces sujets et les numéros spéciaux que leur ont consacré certaines revues scientifiques. Cela ne veut pas dire pour autant que ces questions soient définitivement réglées. En accord avec Greenwood et Hinings (1996) qui renvoient dos-à-dos aussi bien ceux qui considèrent l’institutionnalisme adapté à l’analyse du changement (Buckho, 1994) ; que ceux qui ne voient en lui aucun soutien (Ledford, Mohrman, Mohrman et Lawler, 1989), nous ne nous inscrivons pas dans une telle controverse. La question que nous nous posons est d’un autre ordre.

Nous sommes davantage préoccupés par l’idée de pousser plus avant la réflexion sur ce qui fait que, dans un contexte de changement plus ou moins radical (« evolutionary or

revolutionary » ; Campbell, 2004), certaines organisations, et donc des invidus, s’engagent ou

se trouvent incluses dans des processus de changements tandis que d’autres y échappent ou s’efforcent d’y résister, alors que dans les deux cas, ces organisations se trouvent apparemment en présence d’environnements semblables et sont apparemment confrontées aux mêmes « pressions » institutionnelles. Or la direction dans laquelle une organisation s’engage est toujours celle qu’un individu ou un groupe d’individus a imprimée à cette dernière, quelle que soit le degré de conscience de ces derniers quant aux fins visées. Sans négliger non plus les

effets de champ ou la contrainte que peut exercer la norme prévalant dans un contexte culturel donné qui tend bien sûr à minimiser la part d’initiative de l’acteur, il est quand même très surprenant de noter combien dans de nombreux esprits l’organisation s’élève au rang d’une abstraction désincarnée, occupant une position dans le champ organisationnel quasiment indépendante des individus qui lui donnent corps. Considérer l’organisation comme une entité abstraite, dont l’existence autonome ne devrait rien ou serait, comme par enchantement théorique, dissociée des individus qui la composent, c’est faire l’impasse sur deux éléments fondamentaux qui à notre sens, (re)mis au devant de la scène scientifique, peuvent contribuer à rendre compte plus complètement des phénomènes de changement organisationnel. Le premier

élément est celui des tensions et des rapports de force qui mettent aux prises des individus ou

des groupes d’individus pour l’exercice du pouvoir à des niveaux multiples : l’entreprise, les relations inter-entreprises, le champ organisationnel. Le deuxième élément est celui des différents types de ressources, entendus au sens de capitaux institutionnels, mobilisés par les individus qui s’engagent (ou non, car il y de la résistance) dans des stratégies de changement.

Le paradoxe auquel se heurte l’institutionnalisme organisationnel pour adresser plus confortablement ce type de question réside, selon nous, dans la césure relativement persistante entre l’arsenal théorique que propose l’ancien et le nouvel institutionnalisme organisationnel et qui, sur le plan empirique, vise à faire fonctionner de façon souvent disjointe deux niveaux d’analyse que sont l’individu et la structure, question problématisé sous la forme de l’embedded agency (Seo & Creed, 2002). Comme le rappelle Galaskiewicz (1991), pour construire une théorie holiste du comportement organisationnel, l’institutionnalisme organisationnel doit intégrer les éléments de ces deux ordres sociaux (« both social orders ») dans ses efforts de modélisation. Des initiatives ont déjà eu lieu dans ce sens. Greenwood et Hinings (1996), ont contribué à un rapprochement entre les deux institutionnalismes pour rendre plus fidèlement compte du changement (« Bringing together the old and the new »). Hirsch et Lounsbury (1997) ont appelé à une réconciliation en faisant cesser les querelles fratricides (« Ending The Family Quarrel : towards a reconciliation of « Old » and « New »

Institutionalisms »). La notion d’« entrepreneuriat institutionnel » a contribué à rapprocher

dans un plan d’analyse unique l’« action » et la « structure ». Dans le prolongement de ce travail de réconciliation ou d’assemblage entre ce que nous pourrions nommer la thèse des « Anciens » et l’antithèse des « Modernes », nous souhaitons nous inscrire dans le dépassement des difficultés propres à chacun des institutionnalismes (« Old » et « New ») en mobilisant pour

cela un cadre théorique intégrateur compatible c’est-à-dire ne dénaturant pas les notions institutionnalistes clés.

La théorie du champ et de l’habitus développée par Pierre Bourdieu peut constituer ce cadre intégrateur permettant de resoudre le fameux paradoxe de l’ « embedded agency » (Seo & Creed, 2002) de l’individu entreprenant des actions innovatrices alors qu’il doit conjointement faire face à de lourdes contraintes institutionnelles. Les concepts de champ et d’habitus permettent de lever le paradoxe structure/agence (« structure/agency ») en combinant et en mettant en relation ce que l’institutionnalisme organisationnel à été porté à étudier de façon plutôt cloisonnée ou malaisée : le macro et le micro niveaux d’analyse, l’effet de champ et la relation de l’individu à ce champ, la part d’impensée contenue dans les actes et la part de calcul, le poids déterminant de la structure et la capacité relative du sujet à entreprendre des stratégies « originales », le respect de la norme et l’innovation qui déroge à la règle... Le champ est ce que les institutionnalistes et Bourdieu ont en partage car des chercheurs tels que DiMaggio et Powell, deux figures emblématiques, ont très largement construit le champ organisationnel à partir de Bourdieu (DiMaggio & Powell, 1983 ; DiMaggion & Powell, 1991). Par ailleurs, la théorie du champ et de l’habitus (Bourdieu, 1980 et 1992) permet d’approfondir l’analyse de la compétence des entrepreneurs institutionnels (« social skills », Fligstein, 1997 et 2001) par une approche conceptuelle originale sous la forme de l’habitus (combinant le micro, le macro social et le temps) ainsi qu’une objectivation des différentes ressources détenues (les différents types de capitaux : social, culturel, économique et symbolique) qui sont engagées dans le travail pratique de la fabrication institutionnelle (Lawrence & Suddaby, 2006; Lawrence, Suddaby & Leca, 2009).

Le recours à la théorie du champ et de l’habitus n’est pas une démarche hérétique consistant à faire des assemblages impertinents au double sens de l’irrévérence et de la non pertinence intellectuelle (Huault, 2004 ; Golsorkhi et Huault, 2006). Pour cela, rappelons d’un mot que notre projet est fondé en théorie. En effet, sans nécessairement formuler la proposition dans des termes identiques aux nôtres, Powell et DiMaggio (1991) soulignent que le cadre théorique bourdieusien constitue une alternative enrichissante à la réflexion sur l’action et que sa mobilisation peut contribuer à « broadening and deepening of institutional tradition » (1991 : 26). De son côté, Bourdieu concède une certaine proximité avec l’institutionnalisme organisationnel lorsqu’il reconnaît qu’il y a de nombreuses « zones de chevauchement et de

convergence » entre « ses travaux les plus anciens comme les plus récents et les travaux de la nouvelle sociologie économique » (Bourdieu, 1992 : 238).

Nous allons maintenant nous efforcer de restituer les principaux concepts constitutifs de la théorie du champ et de l’habitus et montrer en quoi ils rendent possible l’intégration des notions théoriques des institutionnalismes organisationnels.