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CHAPITRE III. ELEMENTS CONSTITUTIFS DU CHAMP

3.3. Portrait de l’agence

3.3.2. Organisation du travail en agence

Avec le succès d’Internet, les groupes et réseaux de communication sont obligés de se réorganiser pour donner le jour à un nouveau type de structure souvent appelée « agence intégrée » ou « agence 360 » permettant de délivrer des réponses multidisciplinaires. Ce qui veut dire que les professionnels toutes disciplines confondues sont contraint de travailler ensemble, ce que nous allons voir. Mais avant cela, il convient de revenir sur la forme d’organisation traditionnelle du travail en agence.

Si l’on se recentre sur les trois spécialités que nous avons plus particulièrement retenues d’étudier, à savoir la publicité, le marketing service et la communication interactive ou digitale, on observe une organisation interne relativement semblable d’une spécialité à une autre. Les grands principes organisationnels ne varient pas fondamentalement. Cette organisation est fondée sur un modèle ternaire : 1. La gestion de la relation commerciale avec l’annonceur. 2. La réflexion marketing sur les problématiques posées par l’annonceur. 3. La conception et la réalisation des campagnes ou dispositifs de communication.

La relation commerciale entre l’annonceur et l’« agence » est assurée par les directeurs de marque ou les directeurs de clientèles, lesquels sont assistés dans leurs tâches par des chefs de groupes et des chefs de publicité.

Ces derniers représentent le tout premier échelon dans la hiérarchie d’une profession qui compte beaucoup de chefs et de directeurs comme le souligne, non sans un brin d’ironie, ce vice-président d’une agence appartenant à un important groupe de communication français :

« On a des dirigeants qui dirigent, des grands directeurs de comptes qui dirigent, des directeurs de clientèle qui dirigent, des chefs de groupes qui dirigent, des chefs de pub qui dirigent et des stagiaires qui dirigent le monde » (TPM 010, 2008).

Couramment appelés « commerciaux », ces personnels sont de préférence recrutés dans des écoles de commerce ou de communication plus ou moins prestigieuses. Les appellations peuvent varier d’une discipline à une autre (directeur de marque, directeur de clientèle, consultants, etc.), mais l’instance commerciale et sa division des tâches est assez semblable dans la publicité, le marketing service ou le digital.

Les travaux de réflexion marketing n’excluent personne dans l’agence. Toutes les énergies sont particulièrement mobilisées notamment lors des compétitions qui réunissent alors

qui règne dans ces moments-là tend à abolir, l’espace de quelques jours, les rivalités et les difficultés des temps ordinaires de la vie de l’agence.

Comme le souligne la présidente d’une des plus importantes agences françaises, « ici, quand il y a une compet, c’est magnifique à voir. Les gens sont tellement là. Il y en a qui viennent pour assister ceux qui travaillent et qui ne sont pas sur les budgets. Et qui viennent les aider parce qu’ils pensent qu’ils peuvent être utiles. Ils sont là le week-end » (TPM 012, 2008).

Propos confirmés par l’une de ses subordonnées : « mais quand c’est un new bizz ou quand c’est un gros sujet et qu’un moment il y a des enjeux, cette agence à une capacité à se mobiliser mais absolument incroyable. Et là ils te mettent dans la même pièce des gens du consulting, du planning stratégique, des patrons, et ils te mettent des directeurs de création et il se passe des trucs, tu as des espèces d’équipes au moment des compets, ils te sortent des choses super intelligentes, et puis les créatifs, et il y a vraiment une espèce de magie de la compet » (MOP 011, 2008).

Passés ces instants magiques où règne comme une sorte d’état de grâce dû à l’atmosphère de compétition, dans les temps plus ordinaires de la vie de l’agence, le travail de réflexion est généralement du ressort du planning stratégique, instance intermédiaire, théoriquement située dans le processus de production après l’intervention des « commerciaux » et avant celui de la « création ». Toutes les agences ne sont pas dotées de planning stratégique même si on observe depuis une dizaine d’année une tendance des agences toutes disciplines confondues à se doter d’une instance de réflexion marketing. Ce planning, animé par des « planneurs stratégiques » peut avoir deux orientations qui dépendent des profils des personnes qui l’animent. Lorsque les « planneurs » sont issus de formations commerciales, ils tendent à donner une teinte consulting au planning, c’est-à-dire qu’ils délivrent un conseil marketing, comme par exemple le positionnement d’une marque. Leur travail sert de support de réflexion aux équipes commerciales ou peut même être quelquefois vendu à l’annonceur sous forme de missions spécifiques. Si les « planneurs » sont issus des disciplines des sciences sociales et humaines comme la psychologie, la sociologie, la sémiologie, etc., le planning tend à prendre une tournure plutôt créative. Dans ce cas de figure, ils alimentent la création en leur fournissant, sous forme de pistes de communication, des supports de réflexion voire, le cas échéant, l’idée elle-même que les créatifs sont chargés de mettre en mouvement.

Les créatifs travaillent en « team » dans les agences de publicités, ils sont placés sous la supervision d’un directeur de création. Un team, c’est un binôme réunissant un concepteur

rédacteur et un directeur artistique. Dans les agences de marketing service et dans les agences web où la tradition du binôme est moins forte, les créatifs oeuvrent de façon plus solitaire. Dans ces agences, il faut aussi ajouter la compétence informatique qui est représentée par des informaticiens (les « techos »), ingénieurs ou assimilés, qui ont la charge de veiller aux conditions de faisabilité technique des projets vendus et à leur bonne réalisation (interfaçage des bases de données, recueil et traitement des données, rédaction du code, conception des sites ou des opérations marketing techniques…).

Si l’on reconstitue la chaîne de valeur d’une agence de communication, cela donne la séquence suivante :

1. Les commerciaux vont prendre le brief – le cahier des charges - chez le client. Pour une « compet de taille », c’est-à-dire pour un très gros client potentiel comme Renault, Orange ou Auchan, c’est le directeur du « new bizz » qui s’y rend, accompagné de plusieurs « top

managers » de l’agence, voire de son président. Dans le cas d’une compétition plus modeste, le

directeur du « new bizz » est accompagné d’un directeur de marque et d’un subordonné type chef de groupe.

2. L’équipe partie recueillir le brief rentre à l’agence et le traite sous la forme d’une « copy strategy » (« copy strat ») qui est un document type de quelques pages – idéalement une seule page ! - synthétisant les informations clés de la future campagne. La « copy strategy » traite l’information marketing sur l’annonceur et ses attentes un peu à la manière d’un entonnoir qui conduirait « naturellement » à l’idée ou au concept de communication. Pour cela, la « copy strat » est composée des principales rubriques suivantes : le positionnement de la marque, du produit, les cibles visées, souvent sommairement désignées sous la forme de A, B, C + ou -, les objectifs marketing et commerciaux attendus de la campagne, la promesse ou bénéfice pour le consommateur (« OMO lave plus blanc »), la justification de la promesse (« reason why » : une nouvelle enzyme) et le ton de la communication (provocateur, jeune, décalé, rassurant…).

3. Le planning stratégique enrichit la copy strategy avec ses réflexions marketing

quelquefois complétées d’études ad hoc comme des focus groupes ou des micro trottoirs commandés à des sociétés extérieures.

4. Les réflexions du planning stratégique sont ajoutées à la copy stratégy pour venir notamment enrichir les rubriques promesse et justification.

5. Les équipes créatives (et techniques dans le cas d’une campagne digitale ou directe) sont « briefées » à leur tour. Au final lorsque les créatifs ont trouvé l’idée, les commerciaux rédigent la recommandation (« reco », un document en format power point récapitulant l’ensemble des propositions de l’agence (création, médias retenus, calendrier des opérations, etc.).

La chaîne que nous venons de restituer a quelque chose de rassurant. C’est un bel objet satisfaisant pour l’esprit cartésien. Il a toutes les apparences de quelque chose qui tourne bien rond. Une boucle récursive, divisée en une série de tâches où tout part de l’annonceur pour aboutir à l’annonceur et se répétant autant de fois que la relation contractuelle n’est pas rompue sous la forme de campagnes pluri-annuelles. C’est ce que l’on peut trouver dans les manuels de communication pour la présenter aux béotiens : un processus post-rationalisé.

Dans la réalité, les choses sont un peu moins tayloriennes car à la division bien rationnelle du travail, il convient d’adjoindre les logiques de chacun des groupes de professionnels (commerciaux, planneurs, créatifs et techniciens). Ces logiques, souvent contradictoires, ne sont pas moins rationnelles, à conditions de ne pas les interpréter à travers le prisme de la très stricte efficience organisationnelle. Si l’on mobilise une approche davantage fondée sur les identités professionnelles on peut alors se donner la peine de saisir des rapports de force identitaires entre les différents types d’acteurs participant à l’élaboration d’une campagne de communication. Les commerciaux font le grand écart permanent entre les exigences du client (faire créatif et efficace dans le respect du « brief ») et la traditionnelle posture des créatifs de l’agence pour qui les annonceurs, pas plus que les commerciaux des agences, ne comprennent rien à leur métier.

Le client souhaite principalement que, dans le respect de son brief, l’agence fasse preuve de créativité au service du résultat. L’équipe commerciale qui va prendre le brief chez le client est alors en posture d’ambassadrice de l’agence. Elle doit bien comprendre les exigences du client car tout le reste en découle, enfin, c’est ce que la croyance tend à véhiculer car, on va le voir, les équipes créatives de l’agence vont parfois faire montre de désinvolture par rapport aux limites du brief.

« Le commercial doit être à l’origine de la campagne. C’est-à-dire que c’est lui qui va prendre le brief du client. S’il prend mal le brief, il fera un brief de merde à la création. Et il aura pas de quoi bosser lui à l’agence pour préparer son brief création. Donc déjà la première étape d’une campagne, c’est la prise de brief. Et ça c’est la responsabilité intégrale du commercial. Ok ? Moi je dis toujours que la

vente d’une campagne, elle commence au brief. Parce que si on prend mal le brief, si on comprend pas la problématique, si on s’est pas bien imprégné de l’ADN de l’annonceur pour qui on travaille, si on connaît pas parfaitement les produits, si on ne connaît pas parfaitement ce que font les concurrents, on a déjà toute les chances de la terre de mettre à côté. Donc pendant le brief, il faut poser les bonnes questions » (TPM 023, 2008).

Sur la base de la croyance de la pichenette initiale, celle selon laquelle « la campagne commence au brief », l’agence représentée par ses commerciaux attend fébrilement de l’annonceur qu’il exprime de façon rigoureuse ses besoins. Or, bien souvent, les agences estiment que les annonceurs ont de grandes difficultés à exprimer clairement leurs attentes ; ce que confirme l’étude « C’est le monde à l’envers », menée conjointement par le Club des annonceurs, par le magazine Stratégies et le cabinet Limelight en 2009.58 De retour à l’agence, les commerciaux sont désormais en position d’ambassadeurs du client. Ils doivent défendre les attentes de ce dernier qui sont loin d’être admises par les équipes de l’agence, notamment les créatifs, rétifs par principe à tout ce qui vient des commerciaux. Avant de se confronter aux créatifs, le commercial retravaille le brief du client sous la forme d’une copy strategy en sollicitant si nécessaire les services du planning stratégique. Face aux créatifs, le commercial est renvoyé à sa condition de vendeur. Il doit désormais vendre les attentes du client aux créatifs et faire passer les idées du planning stratégique. Il n’est pas rare qu’à ce stade les créatifs témoignent leur mépris en empruntant des mines boudeuses pour signifier l’insuffisance du travail effectué et l’impossibilité qui est la leur de travailler dans de pareilles conditions. Le commercial n’a bien souvent pas d’autre choix que de repartir à correction. Mais les compléments possiblement effectués ne changent pas grand chose au fond, car le team créatif, comme nous l’illustre ici le vice-président d’une importante agence de communication française, n’en fait qu’à sa tête. Il a lu la copy strategy, mais la trouve tellement médiocre, par principe, qu’il part sur ses propres intuitions…

« Donc le commercial fait sa copy strategy, la livre à un créatif qui a un côté rainman, c’est la poule devant un couteau, donc le créatif a pour première réaction de flinguer le commercial en lui disant : ‘t’es vraiment trop con tu n’as rien compris, ça peut pas être ça, on peut rien faire avec ça, retourne travailler’. Et lequel créatif quand il daignera s’intéresser au sujet, fera de toute façon ce qu’il a envie de faire et ce qu’il a imaginé depuis le début » (TPM 010, 2008).

« C’est des métiers [la création] où les mecs peuvent évacuer les sujets. Quand ça les fait trop chier, y peuvent balancer. Dans le sens où ils peuvent partir sur des vieilles recettes qui vont satisfaire le monde assez aisément » (TPM 002, 2006).

La grande liberté des créatifs à accepter ou refuser les sujets sur lesquels ils doivent plancher est confirmée par les propos de cet autre président d’agence d’un réseau international et par ce directeur de clientèle qui montrent combien que la représentation théorique d’enchaînement des tâches de façon linéaire est contredite par la pratique. Il apparaît en effet que le commercial doit lutter pour faire passer son message à des créatifs dont la culture entre souvent en rivalité avec celles des commerciaux.

« C’est lui [le commercial] qui va être un moment donné amené à juger le travail créatif avant d’aller le présenter au client. Il a une responsabilité énorme. Si le commercial en question, parce que le directeur de création est super tyrannique, parce que c’est une équipe de créatifs super seniors qui ont travaillé dessus et qu’ils ont toujours super raison, et qu’il ferme sa gueule, sait pertinemment que l’idée elle est pas bonne et qu’elle colle pas au brief, c’est sa responsabilité » (TPM 023, 2008).

« A l’époque je dirigeais le budget [d’une grande marque d’acheminement de courrier et de colis dans le monde entier] chez [il cite le nom d’une grande agence de publicité parisienne réputée pour sa créativité]. Mon brief était validé par [la présidente de l’agence] et la direction de création. Je vais voir les créatifs, F. et F. Je leur fais le brief, ils me répondent ‘non c’est du BtoB, on ne fait pas !’ » (MOP 005, 2008).

On s’est déjà écarté du processus organisationnel idéal dans lequel le créatif démarre sa séquence de production sur la base de la séquence préalablement produite par le commercial. Mais, en outre, si l’idée créative – qui a pris son autonomie hors des cadres du brief - est jugée bonne par la direction de création et les instances managériales de l’agence, elle devra être alors vendue au client. Ce qui, sur un plan logique, exige des commerciaux d’effectuer un travail de post-rationalisation, visant à donner à la création les apparences de l’aboutissement d’un processus alors qu’en réalité c’est la création qui commande la stratégie. Comme le souligne notre interlocuteur, la création n’est pas, comme on le croit naïvement, une « traduction » de la stratégie, mais plutôt le contraire.

« Le commercial, aidé du planneur, fera ce qu’on appelle de la post rationalisation stratégique. C’est-à-dire qu’une fois qu’on a une campagne, on va expliquer pourquoi elle est là. [Rires]. C’est totalement ridicule quand on y pense mais c’est très amusant. Vous savez, l’idée très mécaniste selon laquelle le commercial délivre une stratégie que le créatif va traduire, est une idée absurde. La création n’est pas une traduction. […] Il n’y a pas que des questions d’ego la

dedans, il y a aussi des questions de formation, de structures mentales » (TPM 010, 2008).

C’est exactement le type de situation qui rend le travail de commercial périlleux car face au client, il va falloir vendre la création et la stratégie qui va avec, en démontrant combien elle est en adéquation avec le brief initial. Ce qui exigera de sa part de se montrer inventif et créatif à son tour comme le montre bien le président d’une agence de communication appartenant à un grand réseau international.

« Le commercial, il va avoir la responsabilité d’aller vendre la campagne. Comment il vend la campagne, c’est 100% sa responsabilité. Comment il la vend, est-ce qu’il est créatif dans sa vente ? Je parlais du film de Cadbury Gorilla tout à l’heure. C’est une agence anglaise qui a développé cette campagne, ils ont organisé une réunion de groupe à leurs frais à l’agence, ils ont présenté la campagne, d’accord ? Et plutôt que de filmer comme d’habitude ces réunions en plans super décadrés et tout, ils se sont attachés à filmer les réactions sur les visages des gens, ok ? Je vous laisse imaginer la tronche des gens quand ils ont vu un gorille qui faisait un solo de batterie à la place de Phil Collins. Et pour la vente, ils ont dit : ‘ Voilà, la création qu’on va vous présenter, on vient de la tester auprès de consommateurs, voilà leur réaction’. Plutôt que d’avoir des verbatims, etc., ils ont fait un montage avec la tronche des gens qui étaient autour de la table. Et ils ont dit : ‘ Maintenant est-ce que vous voulez qu’on vous présente la création ?’ J’en reviens juste au rôle du commercial, le commercial il doit être créatif dans sa vente » (TPM 023, 2008).

Avec le développement d’Internet, cette technologie qui transcende les frontières disciplinaires de la communication, l’approche traditionnelle dite « en silo » n’est plus possible. Avant Internet, chaque discipline travaillait dans son coin sur une problématique commune et, à la fin, les différentes réponses, celle de la publicité, du marketing service, etc., étaient rassemblées dans une recommandation commune remise et présentée au client. L’intégration était plus une proclamation qu’une réalité. Aujourd’hui, le besoin des annonceurs d’avoir des réponses éfficaces à leur besoin, quelle que soit la discipline mise en jeu, pousse à l’intégration.

« Il y avait une mentalité d’agence il y a 10 ans, qui devient une mentalité d’intégration avec beaucoup plus de disciplines maintenant parce que le digital est transversal à tout ce qu’on fait donc il y a une convergence et les clients poussent vers cette convergence parce qu’ils veulent une totalité d’effets sur le consommateur. […] C’est très complexe à décrire un sujet comme ça, mais il y a quand même une tendance de force et de pression sur les agences de casser les murs ou les silos et de devenir une… Une totalité plutôt qu’un groupe d’agences. Et ça c’est une tension » (TPM 030, 2009)

Sauf que maintenant l’intégration doit être réelle, pas seulement sur le papier. Jusqu’alors, les publicitaires, notamment en raison de la baisse de la courbe des investissements dans les « grands médias » (cf. supra) s’efforçaient de démontrer un rapprochement avec les marketing services afin compenser la perte en mettant la main sur le « hors médias ». Aussi les groupes aimaient à proclamer leur capacité à délivrer des réponses de communication globale. Les plaquettes et autres présentations faisaient l’article de modèle d’agences « tout sous le même toit ». Mais ce n’est pas parce qu’on habite ensemble qu’on travaille forcément ensemble.

« Les groupes constitués à l’ancienne disaient voilà on va tout vous faire du sol au