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Quelques remarques critiques

dans la ligne de la philosophie de l’existence

V. Quelques remarques critiques

1. Les grandes lignes d’une ontologie de la liberté dans la perspective existentialiste

Dans notre lecture, nous nous sommes intéressée surtout aux convergences entre G. Marcel et K. Jaspers. Les pensées des deux philosophes sont soigneusement mises en parallèle par Ricœur, tandis qu’à chaque étape de l’analyse, leurs démarches, bien que distinctes, paraissent finalement converger vers des conclusions semblables. Il semble que nous pouvons sans difficulté dégager de ce parallélisme tous les éléments de l’« ontologie de la liberté » que nous tentons de chercher.

Premièrement, la liberté est considérée ici non seulement comme un trait anthropologique fondamental impliqué dans tous les aspects de l’existence humaine – c’est- à-dire dans les relations de l’homme à son monde, à lui-même, et à autrui –, mais aussi comme la marque de la singularité ontologique de l’homme. Les deux auteurs insistent sur le fait que, même si c’est parmi des objets du monde que vit l’homme, son existence, toutefois, se distingue de l’être des objets par la liberté. Mais en tant que marque de l’existence, la liberté se caractérise aussi par son ambiguïté : pour l’homme, il n’y a d’autre façon de prouver sa liberté que d’être libre ; par contre, s’il renie sa liberté, il semble qu’aucune argumentation rationnelle ne permette de lui prouver la réalité de sa liberté. C’est là le désespoir irréfutable dont parle G. Marcel. Cette singularité du mode d’être de la liberté nous

oriente vers la recherche de l’être en général : en quel sens puis-je dire que je suis libre ? Quel est le sens du mot « être » ici ? C’est donc de cette manière que la recherche de la liberté vise la question ontologique en général.

Deuxièmement, si c’est par la liberté que nous sommes orientée vers le questionnement ontologique, Gabriel Marcel et Karl Jaspers nous montre également que tout questionnement ontologique, en retour, est motivé par une intention existentielle, à savoir l’intention de s’assurer de la liberté. L’homme, une fois éveillé à la liberté, désire vérifier si son propre être, marqué par la liberté, possède une place dans l’être en général, et s’il est véritablement fondé d’affirmer « je suis libre » ou « la liberté est ». En ce sens, les grands systèmes de l’ontologie comme ceux de Platon, d’Aristote, de Saint Thomas, de Spinoza ou de Leibniz, ainsi que les grandes traditions religieuses qui articulent la vie humaine à la création et au salut par Dieu, auraient peut-être la même origine dans ce désir d’assurance ontologique, dans la mesure où ils se sont tous efforcés d’insérer la signification de la vie humaine dans un plan ontologique qui transcende le hasard de la vie terrestre. Ce que propose la philosophie de l’existence, c’est donc de révéler cette origine existentielle et de montrer ce que ces grands systèmes, philosophiques autant que religieux, ont apporté à notre poursuite de la liberté.

À ce niveau de recherche, il apparaît que l’appel adressé à l’ontologie par la liberté s’est transformé en une instance critique : la liberté ne cherche pas une ontologie qui se fige dans un système clos et qui l’étouffe, mais une vision de l’être susceptible de la rendre davantage capable d’exercer son pouvoir. Comme nous l’avons signalé, ni l’espérance chez G. Marcel ni l’abandon de soi chez K. Jaspers n’implique l’élimination de la liberté, mais, en se rendant dépendante vis-à-vis de la Transcendance, la liberté peut retrouver son surgissement le plus authentique. Une ontologie de la liberté doit donc viser cette Transcendance qui rendrait la liberté vivante, et non pas morte.

En ce sens – c’est notre troisième point –, même si la liberté commence sa quête de l’être dans l’intention de s’en assurer, elle va finir par découvrir qu’elle ne peut jamais avoir la maîtrise de l’être, mais que c’est plutôt la lumière de l’être qui rend possible cette

interrogation ; par conséquent, une recherche ontologique en vue de la liberté ne peut jamais être totale. En effet, les deux auteurs se heurtent tous deux à la limite de leurs discours philosophiques : chez G. Marcel, l’ultime réconciliation entre le registre dramatique et le registre lyrique de la pensée reste hors d’atteinte de la philosophie, tandis que K. Jaspers ne peut que se taire devant le chiffre de l’échec, renonçant ainsi à la prétention de tout dire sur l’être. Pourtant, la reconnaissance du non-achèvement de la philosophie n’est-elle pas déjà une manifestation de la liberté du philosophe lui-même, lequel, jamais satisfait par quelque système bien établi, cherche sans cesse à produire des nouveaux discours philosophiques, accueillant ainsi la révélation de l’être dans l’espérance ?

2. Les critiques ricœuriennes de la philosophie de l’existence

Cependant, cette « ontologie de la liberté » bien structurée pour laquelle Ricœur manifeste la plus grande sympathie, deviendra de plus en plus imperceptible dans la suite de ses écrits. Quelles réserves peut-il avoir à l’égard de cette conception de la liberté ? Quelles raisons le détournent de la philosophie de l’existence lorsqu’il s’agit de la liberté et de l’être ? C’est quand nous posons ce genre de question que les points conflictuels que Ricœur montre dans cet ouvrage paraissent plus significatifs, car là où surgit la discordance, se dissimule probablement un problème non-résolu. Signalons dans Gabriel Marcel et Karl Jaspers trois lieux où Ricœur livre ses réflexions plus personnelles. Elles pointeraient selon nous, d’une façon encore assez discrète, vers les directions que Ricœur voudrait suivre dans ses écrits ultérieurs.

1) L’attitude le plus souvent très négative de la philosophie de l’existence envers les démarches objectivantes semble avoir posé d’importants problèmes à Ricœur. Comme nous l’avons vu, G. Marcel et K. Jaspers critiquent sévèrement la tentative de saisir l’existence par un savoir sûr et définitif, puisqu’une telle tentative trahirait selon eux le désir de réduire l’existence à un objet, c’est-à-dire en une chose susceptible d’être maîtrisée par

l’intelligence. Or Ricœur remarque aussi que ce que visent ces critiques, c’est en fait la conception la plus étroite d’objectivité. Le danger de cette notion trop étroite d’objectivité, semble-t-il pour Ricœur, c’est d’empêcher la philosophie de l’existence d’offrir une véritable

description de la liberté. Dans la deuxième section, nous avons mentionné la description

phénoménologique de la volonté en tant qu’une étape de l’analyse existentielle. Mais sans une méthodologie descriptive rigoureuse, soutenue par une notion plus positive d’objectivité, ce plan phénoménologique n’est qu’évanescent, transcendé rapidement par le surgissement authentique de la liberté. Ainsi paraît-il que nous pouvons comprendre le mode d’être tout à fait particulier de la liberté par rapport à l’ordre phénoménal, mais nous ne pouvons pas comprendre comment cette liberté, en tant que surgissement authentique de l’existence, puisse se manifester en retour dans l’ordre phénoménal.

La question est donc : est-il possible de procéder à une description non dégradée de la liberté ? Ou bien, est-il possible de retrouver les traces de la liberté authentique au niveau même de phénomène ? Pour Ricœur, croyons-nous, il ne suffirait pas de dire que la liberté est le surgissement de l’existence dans la réalité empirique, car c’est encore opposer ontologiquement la liberté à la réalité ; si la liberté s’implique effectivement dans l’incarnation, si l’existence est véritablement un chiffre de l’être, il faudrait pouvoir esquisser une description de l’homme libre en tant qu’il se donne au niveau phénoménal dans sa corporéité, dans son historicité, et dans sa communication avec autrui. C’est-à-dire que l’homme libre, d’après Ricœur, doit pouvoir être considéré comme l’objet de description sans perdre forcément son trait fondamental de la liberté. Une telle approche appellera « une réflexion plus serrée sur les formes non mathématiques et non expérimentales de la pensée, c’est-à-dire sur les aspects de l’objectivité qui ne se réduisent pas aux objets idéaux ou empiriques »1. Peut-être la description de la volonté que Ricœur tentera dans Le volontaire et

l’involontaire sera susceptible d’éclairer rétrospectivement la critique lancée à propos de la

philosophie de l’existence ici.

2) Une grande distinction entre les deux philosophies naît si l’on examine leur articulation de la foi religieuse à la foi philosophique. Nous avons vu que la philosophie de G. Marcel entretenait une relation beaucoup plus directe à la foi chrétienne, de sorte que la confiance au Dieu révélé paraissait comme un présupposé indispensable du discours philosophique. L’attitude de K. Jaspers était presque contraire : la foi philosophique, bien qu’elle puisse se renseigner auprès des traditions religieuses, ne se réduisait à aucune d’entre elles ; dépouillée de toute forme historique, sociale ou mythique, la foi philosophique était un « universel unique »1, une croyance purement personnelle et existentielle, commandée par

ma liberté existentielle seule. Placées côte à côte par Ricœur, ces deux positions peuvent en fait s’interroger mutuellement.

À G. Marcel, K. Jaspers pourrait poser la question de l’authenticité de la foi : « la foi religieuse est-elle pour vous telle que du dehors je la découvre : tentation d’un rapport direct, transgression de la condition incarnée, trahison de la communication et finalement hétéronomie ruineuse de la liberté ? »2 Autrement dit, si la philosophie du mystère s’appuie

sur la confiance sans distance en une Transcendance telle qu’elle se révèle dans une religion historique, comment cette philosophie se justifie-t-elle devant les critiques de l’extérieur qui reprochent à la religion d’être une forme discrète de faiblesse, de lâcheté, d’aliénation, et même de suppression de la liberté plutôt qu’un salut ? Par contre, K. Jaspers devrait être confronté à cette question émanant de G. Marcel : une foi sans forme tangible, sans contenu, sans engagement affectif, sans communication avec la Transcendance, une telle foi peut-elle encore s’appeler « foi » ? Cette conception de la foi n’a-t-elle pas présupposé un philosophe- observateur désengagé et capable de juger toutes les religions d’en-haut ? De cette manière, « K. Jaspers ne risque-t-il pas de perdre du même coup l’engagement et l’étroitesse de l’existence, tel don Juan courtisant tous les Dieux ? »3

Quelle pourrait être la position de Ricœur dans ce dialogue virtuel que lui-même élabore entre G. Marcel et K. Jaspers ? Il insiste sans doute sur la complémentarité entre les deux auteurs : d’une part, il plaide pour l’enracinement inéluctable du philosophe dans une

1 GMKJ, p. 283. 2 GMKJ, p. 286. 3 GMKJ, p. 288.

tradition, non seulement religieuse mais aussi culturelle au sens plus général ; mais d’autre part, il s’attache fermement à la rationalité de la philosophie, insistant sur le fait que celle-ci n’est pas une transcription de la croyance religieuse, mais une réflexion rationnelle sur ses présuppositions. S’il existe une foi philosophique, elle ne peut être qu’une « seconde naïveté » qui passe par l’épreuve de critique1.

M. Johann Michel a constaté avec justesse l’existence d’un « modernisme paradoxal » chez Ricœur, dont un trait essentiel est la tension entre sa position quasi-traditionaliste vis-à- vis de la religion et de la culture et son exigence d’une philosophie indépendante et rationnelle2. Pour nous, qui privilégions l’étude de la relation de la liberté à l’être, cette

tension apparaît davantage comme une traduction de la liberté du philosophe lui-même. Le philosophe, comme être historique, peut-il penser librement à partir de rien ? Sur cette question, l’insistance de G. Marcel sur la participation originelle à l’être semble avoir une réelle force. En revanche, la pensée philosophique par laquelle l’homme doute de tout ce qui lui est donné préalablement n’est-elle pas déjà un geste de liberté ? La foi philosophique jaspersienne qui refuse de reposer dans aucune tradition, a à cet égard aussi sa pertinence. Cependant, comme le révèle l’interrogation mutuelle entre les deux philosophes, ni l’un ni l’autre n’épuise le sens de la liberté. Maintenir la tension entre les deux dans sa pratique de philosopher, et thématiser cette tension dans sa propre pensée marqueront les deux grands enjeux de la réflexion ultérieure de Ricœur lui-même.

3) La troisième distinction entre les deux philosophes de l’existence concerne la question de la faute. Une critique adressée exceptionnellement à K. Jaspers paraît à nos yeux trahir la raison définitive qui éloigne Ricœur de cette ontologie de la liberté. Cette critique vise l’ontologisation de la faute chez K. Jaspers3. Celui-ci, dans la lignée de Kierkegaard,

comprend la faute non pas dans un contexte religieux et moral, mais en lien avec la constitution ontologique de l’existence même. En effet, dans la tradition chrétienne, la faute

1 Voir la conclusion de La symbolique du mal : « Le symbole donne à penser », SM, p. 323-332. 2 Voir J. Michel, « Le modernisme paradoxal de Paul Ricœur », art.cit., p. 646-649.

3 Voir GMKJ, p. 141-144, 288-289, 348-349. Sur la question de l’ontologisation de la faute, cf. aussi F. D. Vansina, « La

problématique épochale chez P. Ricœur et l’existentialisme », dans Revue philosophique de Louvain 70/8 (1972), p. 587- 619, ici p. 597-603.

ou le péché ne fait jamais partie de la condition de créature, mais elle est une déchéance à partir d’un état originel qui attend d’être restitué. Mais à partir de Kierkegaard, la faute est prise comme l’étroitesse même de l’existence en tant qu’elle est limitée par l’historicité ; de plus, « comme l’existence ne s’approfondit qu’en se limitant, la liberté et la faute deviennent indiscernables, si du moins la liberté veut être réelle, ‘historique’ »1. La faute s’identifie pour

ainsi dire à la finitude de l’existence, tandis que la liberté, puisqu’elle surgit dans cette finitude, est dès lors marquée foncièrement par la faute. Si la faute est inévitable et inhérente à l’existence et à la liberté, il n’y a plus de déviance regrettée ni de souci pour le salut. Auparavant, dans le contexte chrétien, « la nuance éthique introduite par la valeur chaque fois violée et la conviction d’une possibilité d’innocence chaque fois perdue constituent le sens de la culpabilité »2 ; maintenant, dépouillée de sa signification éthique, la faute désigne

simplement « un malheur d’exister »3, face auquel on n’a rien à reprocher, ni à regretter, mais

seulement à assumer.

La conséquence ontologique de cette décision est grave. Si un tel « malheur d’exister » est constitutif de l’existence humaine, si l’être de l’homme porte une plaie originaire et incurable, quelle notion de l’être suggère alors l’existence ? Si l’être même comporte le malheur, est-il encore possible de rester confiant en une Transcendance dans les moments ténébreux de l’existence ? C’est pourquoi Ricœur craint qu’« à la limite, ce malheur jetterait sur les racines de l’existence un discrédit radical difficilement compensé par la doctrine des chiffres et par l’émerveillement que cette doctrine exige pour déchiffrer le ‘manuscrit de l’ordre empirique écrit par l’Autre’ »4.

Ce qui est en jeu, c’est précisément l’implication éthique de la notion de l’être. K. Jaspers, attiré davantage par les traditions romantiques, penche plutôt vers une conception de l’être « par-delà bien et mal » ; ce qui importe le plus, c’est l’amour héroïque du destin, c’est le courage de voir le visage de l’être même dans la tragédie, dans la destruction, dans l’échec, et bien entendu, dans la faute. C’est pourquoi une telle conception de l’être serait

1 GMKJ, p. 144. 2 GMKJ, p. 144. 3 GMKJ, p. 144.

capable d’absorber tout malheur d’exister, rendant ainsi le salut superflu. Mais la conception à laquelle Ricœur s’en tient s’avère tout autre : l’être se révèle pour lui comme étant à la fois le principe de réalité et le principe de valeur1. L’existence, la liberté-réponse, l’incarnation, la

participation : si ces notions ont un « poids ontologique » – pour reprendre les termes marcéliens –, c’est parce qu’elles partagent toutes, en se référant à l’être, la bonté impliquée dans la notion de l’être. En ce sens, la finitude de l’existence n’est pas nécessairement un malheur, car c’est justement par l’incarnation que je m’unis préalablement à l’être – incarnation qui, avant d’être une limitation corporelle, m’apparaît avant tout comme un don bienveillant d’être. Par conséquent, la faute, en tant que déchéance, n’est jamais quelque chose d’inhérent à l’existence ni à la liberté. Celles-ci attendent d’être délivrées de la faute par le salut, par une restitution à la fois éthique et ontologique. Il est très clair que la conception ricœurienne de l’être se rapproche considérablement de la vision chrétienne de Dieu et de la création, selon laquelle la création, en tant que manifestation de la bonté de Dieu, est elle-même foncièrement bonne. S’attachant à cette vision, Ricœur juge extrêmement difficile d’imaginer une faute ontologique sans aucune signification éthique. Il écrit :

Peut-être une doctrine de la faute sans pardon est-elle vraiment aberrante ; car historiquement la conscience coupable a été découverte par la religion, mais dans le cadre d’une totalité révélée dont l’axe de référence n’est pas précisément la culpabilité, mais le salut. C’est même l’annonce d’un salut qui fraye la voie à une conscience authentique de la faute2.

En héritant la vision chrétienne de la création, Ricœur doit aussi être confronté au problème ontologique que pose la faute : si la faute est déviance par rapport à la constitution ontologique de l’existence, existe-t-elle oui ou non ? Si la faute n’est pas en un sens proprement ontologique, si la faute est une déviance qui ne peut pas toucher à la constitution ontologique de l’existence, le salut n’aurait alors réparé qu’une erreur superficielle ? Ne devient-il pas de ce fait également superficiel ? Au contraire, s’il faut dire que la faute existe réellement, n’est-ce pas déchirer la notion même de l’être en tant que bonté ? En ce sens,

1 Nous anticipons ici notre lecture de l’article « Négativité et affirmation originaire », dans HV, p. 378-405 ; cf. infra,

p. 199-202.

malgré son opposition à l’ontologisation de la faute chez K. Jaspers, Ricœur pense que la pensée de ce dernier possède quand même une force interrogatrice envers la philosophie chrétienne de G. Marcel1. Plus tard, Ricœur dira que la faute sera un non-être pourtant réel et

puissant2. Par cette affirmation aporétique, l’ontologie se serait heurtée à sa limite

spéculative, mais cette limite n’oriente-t-elle pas le philosophe vers d’autres possibilités de penser l’être, qui demeurent encore à explorer ?

1 Voir GMKJ, p. 348-349.