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L’être en tant qu’affirmation originaire

L’ontologie de la liberté faillible

V. L’être en tant qu’affirmation originaire

Vers la fin de notre lecture de L’homme faillible, jetons un regard à la fois plus

synthétique et plus critique sur l’ontologie de la liberté que Ricœur élabore dans cet ouvrage.

En fin de compte, que peut-on dire de l’être de l’homme libre à travers une telle phénoménologie de la synthèse ?

Vers la fin de L’homme faillible, Ricœur tente d’esquisser une « ontologie directe de la réalité humaine »2 autour de trois catégories : « affirmation originaire, différence

existentielle, médiation humaine »3. Ces trois catégories s’appuient sur celles, kantiennes, de

la qualité, à savoir la réalité, la négation, la limitation4. Kant les emploie afin de déterminer

le degré d’être d’un objet en général. Mais lorsque Ricœur les transforment en trois « catégories spécifiques de la limitation humaine »5, son intention excède le cadre

proprement épistémologique de la première Critique : il s’agit maintenant de rendre possible

1 HF, p. 156. 2 HF, p. 150. 3 HF, p. 152.

4 Voir HF, p. 151; cf. E. Kant, Critique de la raison pure, dans Œuvres philosophiques. Tome I, op.cit., p. 888-889 [AK III,

137].

« une anthropologie digne d’être appelée philosophique »1. Quelle anthropologie est-elle

digne d’être appelée « philosophique » ? Cette expression un peu étrange renvoie en fait à l’article « Négativité et affirmation originaire », daté de 19562. Selon cet article, une

anthropologie digne d’être appelée philosophique est celle qui, à travers l’analyse de la réalité humaine, jette la lumière sur le problème de l’être. Pareillement, si L’homme faillible peut être considérée comme une anthropologie philosophique, c’est parce que sa petite conclusion constitue une tentative d’expliciter le sens de l’être à travers la signification ontologique de l’homme libre.

À bien des égards, cette élaboration de trois catégories de la réalité humaine anticipe l’ontologie « de second degré » que Ricœur esquissera à la fin de Soi-même comme un

autre3 : d’un côté, les trois notions – affirmation originaire, négation existentielle et

limitation humaine – s’enracinent directement dans la phénoménologie de la disproportion, de l’homme libre comme synthèse du fini et de l’infini. De l’autre, ces catégories sont susceptibles de donner une certaine « systématisation »4 du discours précédemment dispersé

dans trois domaines de la réalité humaine – connaître, agir et sentir – et de dévoiler ainsi l’articulation de l’être et du non-être. Le cible d’une telle anthropologie philosophique, comme le montre plus clairement encore « Négativité et affirmation originaire », est le courant philosophique qui tient le Néant pour le trait le plus essentiel de l’être humain, dont Sartre est le porte-parole éminent à cette époque-là5. Il s’agit donc de revivifier « un style en

‘oui’ et non un style en ‘non’, et, qui sait, un style en joie et non en angoisse »6.

Pour nous, dont la préoccupation est la question ontologique de la liberté, la petite élaboration des trois catégories de l’existence humaine est très éclairante, parce que c’est ici que Ricœur explicite sa compréhension de l’être en s’appuyant sur celle de l’homme libre. Elle nous donne ainsi accès aux deux premières questions directrices de notre thèse : premièrement, que signifie la liberté humaine ? Deuxièmement, quelle notion de l’être est

1 HF, p. 152.

2 Dans HV, p. 378-405. Concernant ce renvoi, voir HF, p. 152 n. 2. 3 Voir « Dixième étude. Vers quelle ontologie ? », SCA, p. 345-410.

4 Voir HF, p. 152 : « nous la [l’épistémologie kantienne de la qualité] transposerons plutôt au plan d’une anthropologie

philosophique, afin de systématiser le discours déployé tout au long de ce livre ».

5 Voir HV, p. 378-379 ; cf. également HF, p. 153-154. 6 HV, p. 378.

requise par une telle compréhension de la liberté ?

1. De quelle liberté humaine s’agit-il ?

Comment la liberté se définit-elle à travers les trois catégories, à savoir « affirmation originaire », « différence existentielle » et « médiation humaine » ? En fait, ces trois catégories élèvent au niveau ontologique le paradigme que Ricœur a tiré de la synthèse transcendantale, selon lequel la synthèse est une ouverture vers l’infini dans une perspective

finie. L’ouverture vers l’infini, c’est précisément l’affirmation originaire du Verbe dans le

connaître, de l’idée de l’humanité dans l’agir, et du bonheur dans le sentir. La différence

existentielle, à son tour, se situe à la racine de la finitude de la perspective. Si je ne possède

qu’une perspective dans le connaître, si je ne suis qu’un caractère dans l’agir, si j’ai des sentiments tristes du fini qui me renvoie toujours à un « non plus » ou un « pas encore », c’est parce qu’en tant qu’un être incarné, j’existe en un corps dans ce monde, et c’est cet ancrage par mon corps dans ce monde qui me différencie des choses extérieures, d’autres personnes, et finalement de ma propre visée de l’infini1. Finalement, l’être de l’homme

équivaut à la médiation humaine : être un humain, c’est précisément faire cette médiation entre l’affirmation originaire et la différence existentielle ; exister, pour un homme libre, consiste dans « le devenir d’une opposition : l’opposition de l’affirmation originaire et de la différence existentielle »2. La liberté humaine, à cet égard, se définit comme l’affirmation de

l’ordre infini à travers et malgré la différence existentielle qui fait l’homme un être fini. Ce parcours très rapide de l’articulation des trois catégories nous donne l’occasion de souligner deux traits de la liberté humaine que Ricœur semble avoir mis en avant et que nous avons

1 L’homme faillible oscille entre deux manières de déterminer la différence existentielle. Au début de l’ouvrage, c’est-à-dire

dans « La synthèse transcendantale », la finitude de la perspective est clairement liée à la corporéité, tandis que dans la conclusion, la finitude est plutôt comprise dans le sens d’un sujet singulier appartenant à une communauté intersubjective de connaissance (on pourrait comparer à cet égard les pages p. 37-42 avec la p. 154 de HF). Corrélativement, l’être dont il est question ici a assurément une dimension intersubjective. Mais cette introduction de l’intersubjectivité dans l’analyse de l’homme libre, déjà opérée par Ricœur, n’a pas pour autant été thématisée dans sa conclusion, comme elle le sera dans Soi-

même comme un autre, par exemple. C’est pourquoi nous décidons de garder ici cette ambiguïté de L’homme faillible et de

réserver le problème de l’intersubjectivité à la discussion ultérieure ; cf. infra, p. 313-322.

déjà évoqués en passant dans notre lecture détaillée précédente.

1) La liberté humaine est fondamentalement une liberté pour participer à l’être et, à la différence du Volontaire et l’involontaire qui comprenait l’activité de la liberté encore dans le sens d’un élan existentiel, c’est maintenant dans la perspective de la participation à l’être que la liberté est considérée comme une activité réceptrice.

Du côté de l’affirmation originaire d’abord, ce que l’homme libre affirme, c’est un ordre supérieur qu’il ne crée pas mais qu’il vise par sa liberté : dans le connaître, la conscience signifie la chose en affirmant, par le Verbe, une vérité sédimentée, reçue ; dans l’agir, l’homme cherche à accomplir une œuvre qui appartiendrait au projet total de l’humanité, lequel dépasse évidemment son existence singulière ; le sentir montre encore mieux que le bonheur n’est pas quelque chose que je puisse engendrer, car si c’était le cas, pourquoi mon désir pour lui demeure toujours brûlant et ne peut jamais être apaisé ? Cet ordre supérieur qui me dépasse et qui m’attire dans toutes mes activités est celui de l’être. Comme on le verra dans la suite, l’être est pour Ricœur le principe à la fois de l’intelligible et du bien. « Je suis » signifie alors que j’accède à cet ordre supérieur de l’être par ma liberté, par une participation

active à l’ordre de l’être que je reçois plutôt que je ne le crée.

Ensuite, du côté de la différence existentielle, la liberté humaine se manifeste aussi comme une activité réceptrice ; il serait même plus indiqué de parler d’une réceptivité active. Comme nous l’avons remarqué, la différence existentielle s’enracine fondamentalement dans le fait que l’être humain est un être incarné. Par conséquent, il appréhende le monde toujours depuis quelque part, de son ici, et avec des autres personnes ; cette finitude, il peut l’intérioriser dans son cœur comme conscience de contingence et sentiment de tristesse. Cette situation incarnée finie institue évidemment une dimension de passivité au cœur de mon existence et de ma liberté. Or ces formes de négation sont, remarque Ricœur, nécessaires pour que l’affirmation originaire devienne humaine1. À cet égard, elles font

partie de la détermination de l’être ; en effet, « nulle négation n’est plus intime à l’être que celle-là »2.

1 Voir HF, p. 153. 2 HF, p. 154.

Cependant, ces formes de négation ne sont pas accessibles en tant que telles, mais elles doivent être approchées indirectement. À partir du Volontaire et l’involontaire, Ricœur insiste toujours sur la nécessité d’une méthode phénoménologique pour une compréhension pertinente de la finitude humaine. En effet, l’approche naturaliste et scientifique ne peut pas comprendre le corps comme mon corps ; une caractériologie qui décrit un être humain de l’extérieur ne touche pas le caractère de mon existence ; enfin, si l’on réduit les sentiments vitaux à des fonctionnements psychologiques, on perd la dimension essentiellement humaine de tout sentiment. Tout comme l’involontaire n’aurait pas de sens sans une volonté qui dialogue avec lui, les traits de la finitude humaine ne m’apparaissent qu’au moment où j’affirme activement ma participation à l’être, que comme une forme finie de cette participation. En participant à l’être par ma liberté, j’accueille du même coup activement les limites que la finitude me posent comme mes limites. Sans une telle approche phénoménologique qui met la finitude humaine dans sa dialectique avec la dimension infinie de l’existence humaine, la finitude humaine tomberait dans la pure extériorité, perdant ainsi sa signification pour ma liberté.

En tenant compte de ces deux côtés, la liberté est comprise comme une activité réceptrice parce qu’elle est au fond le consentement à la constitution disproportionnelle de l’être humain. Exister comme la non-coïncidence du moi avec moi-même, demeurer dans l’opposition, faire la médiation entre le fini et l’infini, s’ouvrir vers l’infini dans la condition finie : toutes ces expressions peuvent être considérées comme synonymes d’« être un humain libre ». Mon être en tant que liberté consiste dans l’acte de faire la synthèse de l’être en tant qu’infini d’en haut et de la situation finie de mon existence d’en bas, en accueillant ces deux ordres que je n’engendre pas. C’est finalement avec cette synthèse que la liberté humaine apparaît comme une participation à l’être.

Une telle détermination de la liberté comme activité réceptrice, mise en place par l’ensemble de la démarche de L’homme faillible, fait un pas en avant par rapport à la définition de la liberté donnée par Le volontaire et l’involontaire : dans le premier tome de la

à l’égard de l’involontaire corporel, tandis que l’activité de la liberté se manifestait dans le surgissement de l’élan existentiel ; dans L’homme faillible, par contre, Ricœur repère la réceptivité de la liberté non seulement dans sa situation corporelle, mais aussi dans sa visée de l’ordre infini. Comme nous l’avons indiqué au début de notre lecture de « La synthèse pratique », c’est L’homme faillible qui clarifie ce en vue de quoi la liberté est une activité. Nulle part ailleurs la notion de la liberté est-elle plus éloignée de celle du libre-arbitre, dans la mesure où, selon Ricœur, la liberté a toujours une visée de l’être, qu’elle est foncièrement la liberté pour l’être.

2) Le deuxième trait de la liberté humaine que L’homme faillible met en avant est que c’est foncièrement une liberté pour le bien, donc originairement bonne et innocente, et non pas un choix indifférent entre le bien et le mal. En effet, toute la démarche de la phénoménologie de l’homme faillible insiste sur la primauté de la visée infinie à l’égard de la finitude. Dans la connaissance, c’est la signification qui nous permet d’accéder à la vérité de l’objet ; dans l’agir, c’est le souverain bien que chaque action cherche à réaliser ; dans le sentiment, ceux sont les sentiments ontologiques qui nous assurent que nous sommes dans l’être. La finitude de la perspective, du caractère et des désirs vitaux, à son tour, n’est qu’une ouverture limitée vers la visée infinie.

Passant au plan ontologique où s’articulent les trois catégories existentielles, c’est également l’affirmation qui détermine l’être de l’homme et qui paraît plus originaire que la négation. Dire que l’homme existe, c’est dire avant tout qu’il s’efforce d’affirmer son être comme raison, bonheur et joie. Dans cette perspective, la négation existentielle est d’abord u n e différence dans laquelle l’affirmation originaire se manifeste, différence tout à fait constitutive à l’étant. Dire qu’une chose est, c’est dire que cette chose n’est pas une autre. La négation existentielle trouve ainsi son origine dans cette « opération de distinguer »1

indispensable à la constitution ontologique d’un objet en général. L’existence humaine apparaît ainsi comme une affirmation dans la négation et malgré elle. Une autre formule dans

« Négativité et affirmation originaire » montre encore mieux la primauté de l’affirmation sur la négation : « je pense, je veux, en dépit de ma finitude »1.

Bien que dans la sphère affective, la négation existentielle s’intériorise dans le cœur comme une « tristesse du fini »2 et puisse atteindre de cette manière la joie de vivre, Ricœur

insiste néanmoins sur le statut constitutif de cette dimension finie de l’être humain en la remettant toujours dans son articulation avec l’affirmation originaire, et c’est dans la perspective de celle-ci que « la finitude est résultat et non origine »3. En d’autres termes,

même dans le cœur inquiet où toutes sortes de sentiments se rencontrent de manière conflictuelle, l’aspiration au bonheur – c’est-à-dire le désir de s’unir avec l’être supérieur – ne peut pas être obturée ni par les sentiments vitaux, ni par la tristesse du fini. Toujours capable d’une telle aspiration, la liberté de consentir à demeurer dans une telle situation affective conflictuelle reste au fond une force affirmative. À cet égard, la fameuse expression de Ricœur, « L’homme, c’est la Joie du Oui dans la tristesse du fini »4, montre sublimement

comment la liberté humaine est encore une visée du bien même dans la sphère la plus conflictuelle de l’affection.

2. De quelle notion de l’être s’agit-il ?

Ce que nous venons de montrer, c’est qu’être un homme libre signifie participer à un ordre supérieur qui est par définition affirmatif. Cette affirmation originaire se traduit à son tour dans la raison, le souverain bien, et le bonheur. Il semble qu’une certaine notion de l’être en général soit déjà impliquée dans cette manière de déterminer la signification ontologique de la liberté. C’est maintenant l’occasion de demander quelle notion de l’être est suggérée par cette conception de l’être humain. À cette question, l’article « Négativité et affirmation originaire » donne une réponse extrêmement claire.

Dans cet article, Ricœur remonte jusqu’aux Présocratiques en évoquant l’idée de l’ἀρχή.

1 HV, p. 394.

2 HF, p. 155 ; cf. HV, p. 392-393. 3 HF, p. 152.