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La possibilité d’une pensée métaphysique

dans la ligne de la philosophie de l’existence

IV. La possibilité d’une pensée métaphysique

Nous avons commencé notre lecture par la critique qu’a lancée la philosophie de l’existence au savoir, critique qui nous a orientée vers une appréhension plus « adéquate » de l’existence. Maintenant que les deux grands ensembles de l’analyse existentielle ont été parcourus, nous sommes à nouveau amenée à la question épistémologique : une philosophie qui insiste avec une telle ferveur sur les expériences intimes, sur le rôle que jouent l’évaluation de la vie et la confiance en Transcendance dans la pensée, peut-elle être encore considérée comme étant rationnelle ? Est-il légitime pour une philosophie de se référer aux

expériences de croyance ? Il nous semble que ce qui importe aux yeux de Ricœur, c’est moins de justifier ses maîtres devant ce soupçon que de reconsidérer, avec eux, la conception même de la philosophie ou de la raison. Avant de poser la question « de quel droit ? », peut- être faut-il d’abord se demander « quelle philosophie ? » Ricœur aborde cette question en trois temps1.

En premier lieu, il examine les rapports complexes que maintiennent ces deux pensées existentialistes à la religion et montre par là que, derrière leurs attitudes diverses à l’égard de la foi religieuse, elles ont en commun la conviction que le philosophe ne saurait faire abstraction de la religion en prétendant conserver une attitude purement intellectuelle : face à la religion, il est obligé de prendre position.

En un second temps, en quel sens la philosophie qui entreprend de parler de la religion est-elle encore un « acte de pensée »2 ou de raison ? Plus concrètement, il s’agit de répondre

à la question posée à la fin de la dernière section : comment une philosophie qui n’affirme l’être de la liberté que dans la foi peut-elle mériter le titre de pensée métaphysique, de pensée de l’être ?

Troisièmement, c’est la notion de philosophie qui se trouve transformée : il apparaît que, au fond, l’argumentation philosophique n’est qu’une approximation du mystère ontologique – en termes marcéliens – ou de la Transcendance cachée – en termes jaspersiens – qui, en tant que présence originelle, commande en retour la pensée. Si sous la plume des philosophes de l’existence l’homme existant n’atteint sa maturité qu’en prenant conscience de sa dépendance à la Transcendance, ces philosophes, étant eux-mêmes des hommes pris dans l’histoire, devraient également philosopher en tenant compte de leur dépendance au non- philosophique, à cet autre de la philosophie. Ce sera à ce point d’analyse que notre regard se tournera de la liberté en tant qu’objet du discours philosophique, vers la liberté d e la philosophie même.

1 Voir les chapitres « La foi philosophique et la foi religieuse » et « La Transcendance et la pensée métaphysique », dans

GMKJ, p. 265-289, 350-386.

1. La « réflexion seconde »

Regardons d’abord l’attitude de G. Marcel à l’égard de la religion. En lisant la présentation précédente, on a sans doute déjà l’impression que la terminologie de G. Marcel est très aimantée par le christianisme, puisque le philosophe évoque directement des notions telles que fidélité, espérance, amour, mystère, Toi suprême, sans même faire l’effort de distinguer son usage de celui de la religion chrétienne. Bien plus, la tâche fondamentale de cette philosophie semble d’emblée « spirituelle », étant donné que l’interrogation ontologique, pour G. Marcel, est foncièrement une recherche du salut, c’est-à-dire d’une réplique au désespoir venue d’un ordre supérieur de ma vie. Tout cela nous mène à la conclusion que la pensée de G. Marcel est effectivement consonante avec le christianisme. Sans doute parce que G. Marcel estime qu’un philosophe, en tant qu’homme vivant dans l’histoire, ne peut pas commencer à penser à partir de nulle part, mais toujours de ses propres expériences. Il s’ensuite que « si le philosophe est chrétien, il ne peut pas faire comme s’il ne l’était pas »1. En fait, il est plus honnête pour un philosophe chrétien de reconnaître sa

dépendance au don de la Révélation que de se prétendre un penseur transhistorique et entièrement autonome. Néanmoins, l’appréciation d’une telle philosophie ne se limite pas forcément aux lecteurs qui partagent la même confession qu’elle, mais elle pourrait être « non seulement comprise, mais adoptée par des esprits non chrétiens »2, car les vérités

chrétiennes révélées, tout comme la poésie, la peinture, ou la musique, peuvent faire résonner quelque chose d’essentiel dans la nature humaine.

Cette position de G. Marcel à l’égard de la foi chrétienne, quelque peu naïve à première vue, est toutefois récompensée par une démarche rigoureuse de pensée, la fameuse « réflexion seconde ». Comme nous venons de l’expliquer, la pensée ne surgit pas de nulle part, mais elle est animée, chez un philosophe chrétien, par un élan qui consiste dans la reconnaissance de la présence primordiale de Dieu. Cette reconnaissance est pour G. Marcel une « intuition aveuglée »3 qui lie l’homme à l’être dans toute sa plénitude ; toutefois, cette

1 GMKJ, p. 273-274. 2 GMKJ, p. 272. 3 GMKJ, p. 366.

intuition ne peut pas devenir la pensée comme telle, car elle relève du mystère. La tâche de la pensée philosophique visant ce mystère ontologique n’est donc pas de constituer un discours direct sur Dieu, mais plutôt de se référer à toutes sortes de pensées discursives sur Dieu afin d’y dégager l’« intuition aveuglée » de la présence de Dieu.

Si la philosophie peut encore être considérée comme un processus rationnel et intelligent, ce n’est pas parce qu’elle vise à saisir Dieu en le réduisant en un objet, mais dans la mesure où elle interroge en retour la possibilité et la limite de toute pensée rationnelle sur l’être. La réflexion seconde consiste ainsi à demander comment je puis poser la question sur mon être et sur l’être en général si celui-ci n’est pas un objet sous mon emprise. C’est de cette manière que la réflexion seconde découvre à la racine de toutes sortes de discours sur Dieu une affirmation originelle « que je suis plutôt que je ne la profère – une affirmation dont je suis le siège plutôt que le sujet »1. À vrai dire, dans la perspective de la présence de

Dieu, ce n’est plus la réponse à la question portant sur Dieu qui m’en informe, mais c’est mo n acte de poser la question en tant que tel qui apparaît comme une réponse à cette présence. Or c’est encore dans une pensée rationnelle que je découvre la présence de Dieu en y répondant.

Ce détour nécessaire par la pensée rationnelle n’annule néanmoins pas le fait que c’est précisément parce que j’ai déjà l’intuition de mon union à l’être, grâce à la présence de Dieu, que je me sens obligé à m’interroger sur l’être sous forme du discours rationnel. Par ce renversement, la pensée discursive sur Dieu ne se montre plus comme « un processus de découverte, mais de consolidation tributaire de l’intuition aveuglée »2. Ricœur se permet

même de parler d’« une sorte d’évangélisation de la pensée, dont les puissances exigent d’être associées à l’élan de transcendance »3. À ce point, la pensée philosophique et le

philosophe lui-même, libérés par l’appel venu de la Transcendance, sont devenus les preuves de la présence de la Transcendance.

1 GMKJ, p. 362. 2 GMKJ, p. 368. 3 GMKJ, p. 368.

2. La contemplation des chiffres

Alors que G. Marcel penche vers la « connivence entre le mystère pour le philosophe et le mystère pour le croyant »1, Ricœur dégage de la pensée jaspersienne un rapport plutôt

conflictuel entre la foi philosophique et la foi religieuse. D’après Jaspers, la foi n’est pas un

élément étranger à la philosophie, car celle-ci, tout comme la religion, porte sur l’homme dans sa totalité, y compris, bien entendu, sa recherche de la Transcendance. Dans la lignée d’Aristote, de Spinoza et de Kant, K. Jaspers a le souci de dépouiller la foi religieuse de toutes ses formes mystiques et de faire ainsi apparaître une foi authentique, pure et lucide. Dans cette perspective, la foi philosophique n’est pas une confiance sans distance en un Toi suprême, mais une recherche de la Transcendance cachée. Elle n’est pas une soumission à la volonté divine : le philosophe, dans sa recherche de la Transcendance, est un sujet libre et autonome qui assume pleinement sa responsabilité, tandis que la Transcendance est pour lui « le silence qui investit et nourrit la liberté »2. Enfin, la foi philosophique ne se réfugie pas

dans un arrière-monde que construit le mystique religieux, mais elle transcende le monde tout en restant dans ce monde, puisque « la Transcendance n’est pas un ‘ailleurs’, elle est l’éclat de ce monde, le sens chiffré de ce monde, la révélation indirecte dans le monde »3. En

somme :

En face de la foi religieuse, la foi philosophique se sent en danger, sans communication directe avec un Toi suprême, sans garantie miraculeuse et autoritaire, sans statut sociologique comparable à l’Église ; le philosophe est, si l’on veut, le suprême hérétique, et prend le parti du savant quand le théologien veut lui fermer la bouche4.

Par là, il semble que selon Jaspers, c’est la foi philosophique qui saisit l’essentiel de la foi religieuse et qui introduit en retour une instance critique face à celle-ci.

Mais s’il n’y a pas d’intuition possible de la Transcendance, ni de relation personnelle avec elle, comment le philosophe est-il susceptible d’atteindre la vérité de la Transcendance ?

1 GMKJ, p. 276 ; nous soulignons. 2 GMKJ, p. 280.

3 GMKJ, p. 278. 4 GMKJ, p. 281.

Il faut examiner alors la méthode métaphysique que K. Jaspers a élaborée avec grand soin. Le philosophe du paradoxe met en place d’abord une démarche négative – parallèle à celle que G. Marcel a entreprise pour critiquer la réflexion objectivante – pour montrer que l’être en tant qu’être transcende toutes les catégories formelles par lesquelles on s’approprie un objet. Par exemple, « la Transcendance est Un et Deux, Être et Néant, Forme et Matière, Universel et Individu, Sens et Absurdité »1 ; elle est au-delà de la distinction sujet-objet, au-

delà des catégories de la réalité telles que le temps, l’espace, la substance ; elle est la causa

sui, mais d’une toute autre espèce que la causalité empirique, etc.2 En effet, « l’être que je

saisis est un être déterminé ; je le comprends en le rapportant à un autre être. La totalité de l’être m’échappe »3. Un être déterminé relève du pensable, tandis que l’être en général, par-

delà toute catégorie du pensable, me paraît comme l’impensable ou l’indéterminé. Il ne reste à la pensée que de reconnaître son échec : « il est pensable qu’il y ait de l’impensable »4. À la

fin de cette démarche négative, la Transcendance devient une notion formelle et vide, protégée par l’ascèse de la pensée contre tout faux accès direct.

Sur la base de l’espace créé par cette dialectique négative, il devient possible de procéder à une démarche positive qui consiste à dévoiler la présence de la Transcendance dans ce monde par la lecture des chiffres du Dieu caché. Cette contemplation des chiffres n’est pas une appropriation des données mondaines, mais une recherche des traces de l’être en général et, de plus, de son appel à la liberté. C’est selon ce principe que tous les mythes religieux et toutes les pensées ontologiques, auparavant rejetés par la démarche négative comme de faux accès à la Transcendance, peuvent maintenant faire l’objet d’une réappropriation sous la forme d’un déchiffrement. La foi religieuse, à condition de n’être pas identifiée à un dogme autoritaire, peut apparaître comme la tradition qui enseigne et nourrit la liberté de façon indirecte, car « c’est la tradition religieuse qui transmet les chiffres à travers lesquels la Transcendance apparaît »5.

D’une manière semblable, les grands systèmes de l’être du passé qui se concevaient

1 GMKJ, p. 378.

2 Voir K. Jaspers, Philosophie, op.cit., p. 639-663. 3 GMKJ, p. 372.

4 GMKJ, p. 375 ; nous avons déjà cité ce propos, voir supra, p. 89. 5 GMKJ, p. 284.

comme autant de dogmes ontologiques sont sans doute erronés en tant que discours sur la Transcendance, mais il demeure néanmoins possible de retrouver leur élan existentiel. L’argument de K. Jaspers est que, ces pensées, sous la forme du savoir, peuvent être comprises comme des moyens par lesquels l’existence s’assure de l’être ; là où la pensée semble aspirer à saisir la Transcendance comme un être déterminé, se trouve en fait une élucidation en langage chiffré de « la conscience authentique de l’être »1. De cette manière,

la pensée elle-même devient un chiffre de l’être, « chiffre spéculatif » – selon Jaspers – qui s’offre à contemplation. Ce jugement peut s’appliquer sans difficulté à la pensée métaphysique de K. Jaspers elle-même, dans la mesure où il est aussi un être historique qui, lié au monde dans un contexte déterminé, s’efforce d’exprimer sa conscience existentielle de l’être à l’aide d’un langage « existentialiste », également chiffré. Il n’y a donc pas de pensée qui puisse s’affranchir des chiffres et atteindre la Transcendance dans sa nudité. Finalement, on ne peut jamais savoir si la Transcendance existe ou non, mais seulement le croire en poursuivant la contemplation des chiffres : ce serait le sens profond de la foi philosophique, dont toute expression devient un chiffre de la Transcendance.

En conclusion, Ricœur en arrive à discerner une position commune à ses deux maîtres : la pensée de l’être repose inévitablement sur les présuppositions existentielles – parmi lesquelles les convictions religieuses occupent un rang particulier –, car l’homme réfléchissant est un être historique qui cherche à comprendre la signification de l’être à partir de sa propre existence ; ce que le philosophe peut faire, ce n’est pas écarter ces présuppositions, mais plutôt les assumer et les transformer en l’argumentation rationnelle, en souhaitant que celle-ci puisse être partagée par tous ceux qui se trouvent dans une condition concrète similaire. En fin de compte, affirmer que la liberté est, que son être a une dimension transcendantale, cela apparaît encore comme un pari que les deux philosophes de l’existence ont chacun tenté de faire par leur argumentation rationnelle respective, mais qui n’est jamais assurément gagné. Il semble que l’on ne peut pas définitivement écarter les critiques qui leur

reprochent d’être trop subjectifs et trop fidéistes, car ils reconnaissent que leurs philosophies, enracinées dans leur vécu existentiel, ne sont pas autonomes au sens strict du terme, qu’elles ne peuvent jamais se prétendre être un discours achevé sur l’être ou sur la Transcendance. Il n’y a pas d’autre façon de répliquer à ces critiques que de produire les argumentations plus convaincantes, qui ne seront pourtant jamais définitives. Ne serait-ce pas une caractérisation pertinente pour la pensée de Ricœur lui-même ?