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Le plan de notre recherche

Une pensée ontologique en question

III. Le plan de notre recherche

Dans la suite de notre recherche doctorale, nous entendons jeter un regard diachronique sur l’œuvre de Ricœur. Cette fois, à la différence de l’introduction, nous ne nous limiterons plus aux textes portant explicitement sur la liberté – qui ne sont, on l’a vu, guère nombreux –, mais notre analyse va s’étendre jusqu’aux écrits majeurs pour en dégager les réflexions plus implicites sur la liberté et sur ses significations ontologiques.

Cependant, ce qui nous intéressera ici, ce n’est pas tout seulement ce que dit Ricœur, mais également et surtout sa façon de penser la liberté, sans oublier les limites de sa démarche, tantôt avouées par Ricœur lui-même, tantôt passées sous silence. Une vue diachronique pourra à cet égard nous rendre attentive aux diverses manières qu’a Ricœur de mettre en question la liberté, à leurs particularités, et finalement à la transition d’un schéma de pensée vers un autre. À travers notre lecture diachronique, c’est finalement le mouvement de cette pensée de la liberté qui la montrera comme une pensée dans la pleine liberté.

Ce parcours comportera trois grandes étapes :

1) En premier lieu, un ouvrage tout à fait particulier, Gabriel Marcel et Karl Jaspers :

philosophie du mystère et philosophie du paradoxe1, paru avant la Philosophie de la volonté,

paraît à nos yeux hautement intéressant, car cette lecture des deux philosophies de l’existence semble avoir eu pour intention de proposer une « ontologie de la liberté » relativement systématique, bien qu’il reste à nous demander jusqu’à quel point cette proposition correspondait à la réflexion de Ricœur lui-même.

Dans Gabriel Marcel et Karl Jaspers, le thème de la liberté joue dans la lecture ricœurienne un rôle charnière au double sens du terme : dans la perspective verticale, la

1 P. Ricœur, Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Paris, Éditions du Temps

liberté permet de passer du plan de l’existence humaine au plan de la Transcendance ou de l’être ; dans la perspective horizontale, la liberté est la notion-clé pour comprendre la divergence essentielle, et surtout la convergence secrète, entre les pensées de G. Marcel et de K. Jaspers. En raison de cette place centrale accordée à la liberté, nous allons consacrer à cet ouvrage, d’ailleurs peu exploré par les commentaires existants, un chapitre tout entier.

2) Cette place centrale de la liberté semble ne pas disparaître dans la Philosophie de la

volonté. En effet, la volonté est l’assise de la liberté humaine : la décision, le mouvement

volontaire, le consentement à la face involontaire de la vie sont les expressions les plus élémentaires de notre liberté ; une description de ces formes de la volonté constituera ainsi la première appréhension de la liberté humaine chez le jeune Ricœur. Cependant, la volonté révèle en même temps l’extrême ambiguïté de la liberté, dans la mesure où la volonté se manifeste en réalité toujours comme une volonté mauvaise, comme une volonté qui ne parvient pas à choisir ce qu’elle veut. C’est la possibilité même d’accéder à la compréhension de son être, possibilité pour l’homme de se concevoir comme une liberté malgré sa faute empirique, qui est en jeu. C’est pourquoi, selon le jeune philosophe, une réflexion effective sur la liberté exige nécessairement une libération issue de la Transcendance, d’un « don de l’être qui répare les lésions de la liberté »1.

Par là, nous pouvons dire que la tâche originellement confiée à l’ensemble de la

Philosophie de la volonté serait de comprendre cette double réalité de la liberté : « j e suis

libre et cette liberté est indisponible »2, et d’éclairer, de plus, la condition d’une telle

compréhension en se référant à la Transcendance. En ce sens, la liberté est encore une fois traitée par Ricœur comme le point nodal de sa réflexion philosophique : d’une part, la liberté est la clé pour comprendre l’homme, c’est-à-dire ses possibilités fondamentales ainsi que sa réalité empirique ; d’autre part, c’est une liberté purement humaine qui révèle l’insuffisance d’une compréhension enfermée dans un niveau purement anthropologique, et qui renvoie pour ainsi dire à un fond d’être qui à la fois dépasse l’existence humaine et la soutient.

1 VI, p. 33. 2 VI, p. 29.

Dans la deuxième partie qui traitera successivement les trois volets de la Philosophie de

la volonté, le but de notre lecture sera de dégager un tel paradigme qui, en prenant la liberté

comme centre de gravité, paraît encore assez proche du schéma que Ricœur a mis en place dans Gabriel Marcel et Karl Jaspers, mais qui, bien entendu, connaît en même temps quelques modifications importantes, notamment sous l’influence de la phénoménologie husserlienne.

3) Mais – et c’est là que commence la troisième et dernière partie de notre thèse – avec l’introduction de l’herméneutique par La symbolique du mal, suivie par une longue élaboration de l’herméneutique générale à partir des années 60, le problème de la liberté glisse petit à petit à l’arrière-plan d’une problématique universelle de la compréhension de

soi. Notre pari sera de montrer que dans ce déplacement de problématique, l’interrogation

ontologique de la liberté ne disparaîtra pas. Bien au contraire : c’est précisément en élaborant une herméneutique qu’apparaîtra un trait majeur de la liberté humaine, à savoir sa capacité d’interroger son propre être. Désormais, il semble que les deux lignes de l’ontologie de la l i b e rt é , anthropologique e t ontologique, convergent dans l’unique interrogation herméneutique.

Malgré la diversité considérable des thèmes philosophiques que Ricœur traite dans la seconde moitié de sa réflexion, nous discernerons néanmoins deux moments majeurs de l’herméneutique ricœurienne. Dans les années 60, l’herméneutique est souvent mise en lien avec la philosophie réflexive : pour l’homme, interpréter ses œuvres, c’est saisir réflexivement son être. À partir des années 70, c’est l’aspect pratique de l’herméneutique qui passe au premier plan : dans un contexte nécessairement intersubjectif, l’homme atteste son être à travers son action avec et pour les autres.

4) Avec ce dernier mouvement, il semble que la pensée de la liberté se trouve finalement incluse dans une pratique libre. Dans la conclusion, on verra que la liberté, évoquée dans cette thèse d’abord comme un objet de la réflexion, se manifeste finalement comme une

dimension essentielle de la pensée philosophique elle-même, qui marque en retour la non- totalité et l’ouverture de celle-ci.