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La fragilité affective et la liberté d’exister

L’ontologie de la liberté faillible

IV. La fragilité affective et la liberté d’exister

Nous en arrivons finalement à la troisième partie de L’homme faillible, qui s’intitule « La fragilité affective ». Si Ricœur a exploré dans la première partie la constitution ontologique de l’objet du connaître, dans la deuxième partie celle de la personne visée par l’agir humain, il convient de dire que dans cette troisième partie, Ricœur aborde le problème ontologique par excellence : que signifie « j’existe » ? Il s’agit maintenant pour lui de poser la question de la constitution ontologique du soi.

Dans cette partie très dense et très chargée de connotations existentielles, Ricœur ne relâche pas pour autant sa méthode phénoménologique développée dans les deux chapitres précédents. Cette longue préparation méthodologique permet à Ricœur d’appliquer sa phénoménologie à la conscience intime de l’existence, afin d’approcher de la

1 E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, op.cit., p. 116, cité par Ricœur dans HF, p. 84 ; cf. E. Kant,

précompréhension pathétique de la « misère » que les philosophes comme Platon, Pascal et Kierkegaard ont thématisée, s’agissant de l’existence humaine1. Pour ces philosophes,

l’existence humaine est un « mixte » et c’est en cela que réside la racine de toute misère humaine. Ricœur cherche à montrer que ce caractère mixte n’est pas misérable en tant que tel, et que la situation conflictuelle et fragile est constitutive de l’existence humaine, cette dernière étant originairement bonne2. Autrement dit, l’homme est un « mixte », mais cela fait

partie de sa constitution ontologique, qui ne le conduit pas forcément à la misère ; l’homme non seulement doit exister en tant que conflictuel intérieurement, mais il le peut aussi d’une façon affirmative.

Afin d’explorer la sphère la plus intime de l’existence humaine, Ricœur a recours cette fois à une analyse intentionnelle du sentiment, car mon existence est en effet sentie en mon

cœur. En fait, dans les deux premières étapes de L’homme faillible, à savoir « La synthèse

transcendantale » et « La synthèse pratique », nous avons vu que la synthèse du fini et de l’infini est projetée sur l’objectivité, tandis que le pôle noétique ou le pôle-sujet de la constitution demeurait dans l’obscurité. Cela tient au fait que dans le connaître et dans l’agir, le soi s’oublie dans la visée de son objet intentionnel : lorsque j’étudie une chose, je m’absorbe entièrement dans l’attention de cette chose ; lorsque j’agis, je m’occupe de mon projet à accomplir. Ce n’est ainsi que dans le sentir que je tourne finalement mon attention vers moi-même et vers mon existence.

Cependant, cette aventure dans la conscience la plus intime de l’existence à travers le sentiment n’est point évidente. Pour Ricœur, deux questions demandent d’explication :

Les deux question sont liées, la question de méthode et la question de fond : la question de la possibilité d’une philosophie du sentiment et celle d’un achèvement de la méditation sur la « disproportion » dans la dimension du sentiment3.

Pour nous, pareillement, il existe une question de méthode et une question de fond dans cette

1 Voir le chapitre premier de L’homme faillible, « Le pathétique de la ‘misère’ et la réflexion pure » (dans HF, p. 21-34), et

les propos qui, encadrant les deux chapitres suivants, montrent leur portée et leur limite pour une compréhension de la « misère » (pour « La synthèse transcendantale », voir HF, p. 35-37, 63 ; pour « La synthèse pratique », voir HF, p. 64-67).

2 C’est ici que l’on trouve une réponse lointaine à la première critique que Ricœur a lancée à Kierkegaard au sujet de

l’ontologisation de la faute ; cf. supra, p. 112-114.

section :

— la question de méthode tout d’abord, en quel sens ce chapitre portant sur l’affirmation « j’existe » peut-il être considéré comme étant encore inscrit dans la phénoménologie que nous avons dégagée dans notre préliminaire méthodologique ? Pour poser différemment cette question : comment la signification ontologique du soi se constitue-t-elle encore dans une approche phénoménologique ?

— La question de fond maintenant : si l’existence est sentie plutôt que voulue et connue, est-il encore possible de parler de la liberté dans cette dernière étape d’analyse ? En d’autres termes, peut-il y avoir liberté dans l’affectivité, cette sphère où semble dominer la passivité ?

1. La démarche phénoménologique en question

Il n’est pas aisé de répondre à la première question. Notons déjà que d’un point de vue

formel, la structure de ce chapitre rompt apparemment avec les deux chapitres précédents. En

effet, Ricœur a procédé à ses analyses du connaître et de l’agir selon un schéma bien défini : il commençait toujours par l’aspect fini de la synthèse, et il opposait ensuite à la finitude la visée infinie ; finalement venait la dialectique des deux aspects dans un être constitué par une certaine forme de la liberté. Mais dans « La fragilité affective », ce schéma fini-infini- synthèse est d’abord précédé par une explication méthodologique du sentiment, puis interrompu par l’insertion d’une analyse du θυμός, c’est-à-dire des requêtes d’avoir, de pouvoir et de valoir.

S’agissant maintenant du contenu de ce chapitre, on peut constater une différence majeure entre cette troisième étape et les deux premières : alors que la synthèse transcendantale et la synthèse pratique se projetaient sur une objectivité en face du sujet, c’est-à-dire la chose en face du sujet connaissant et la personne visée par le sujet voulant, la fragilité affective ne s’apaise pas dans la synthèse de l’objet mais, en tant que sentie au cœur, elle demeure un conflit au sein de la subjectivité. On peut ici se demander, à la limite, si

Ricœur fait encore de la phénoménologie dans cette dernière étape d’analyse !

1) C’est d’ailleurs une question que plusieurs commentateurs se posent, et ils ont tendance à y répondre « non ». Don Ihde, dans son Hermeneutic Phenomenology. The

Philosopher of Paul Ricœur, a consacré un chapitre tout entier à la phénoménologie de L’homme faillible1. Il a bien remarqué que la tentative ricœurienne dans l’article « Kant et

Husserl » consiste à limiter la tendance idéaliste de la phénoménologie husserlienne par la visée de la chose en soi développée par Kant. Mais ce qui échappe au commentateur américain, c’est le fait que Ricœur a recours dans L’homme faillible à la philosophie kantienne non plus simplement comme une limitation posée à la phénoménologie husserlienne, mais comme une dimension infinie qui transforme celle-ci en une phénoménologie du style synthétique.

Pour D. Ihde, la portée de la philosophie kantienne dans L’homme faillible consiste principalement dans l’idée d’une intention non remplie : l’infini signifie justement cette intention qui ne saurait être remplie, en l’occurrence, par la perception. C’est pourquoi lorsque le commentateur applique le modèle d’une « phénoménologie au sein de la limitation kantienne » à L’homme faillible, il lui apparaît que seule la première étape d’analyse, « La synthèse transcendantale », correspond à ce modèle ; quant aux deux étapes suivantes, « La synthèse pratique » et « la fragilité affective », ce modèle ne lui permettrait pas de comprendre grande chose2.

Par exemple, quelle est « l’intention non remplie » de la volonté humaine ? D. Ihde l’entend comme la totalité indéfinie de toutes les possibilités humaines, dont un homme particulier ne peut réaliser qu’une partie, à cause, bien entendu, de son caractère fini3.

Malheureusement, cette lecture de la synthèse pratique renverse entièrement la pensée de Ricœur. Si l’humanité est entendue comme la somme de toutes les possibilités humaines qui est toujours hors de ma portée, je ne pourrais que misérablement me considérer moi-même

1 Voir « Chapiter 3. Phenomenology within ‘Kantian’ Limits : Fallible Man », dans D. Ihde, Hermeneutic Phenomenology.

The Philosophy of Paul Ricœur, op.cit., p. 59-80.

2 Voir ibid., p. 64. 3 Voir ibid., p. 72.

comme un être foncièrement fini, qui n’accomplirais que ce que mon caractère me permet à faire. Ce que Ricœur cherche à montrer par sa phénoménologie de synthèse, c’est précisément le contraire : en tant que caractère fini, l’être humain est déjà dans l’infini par sa visée. Agir par respect, chercher à faire quelque chose d’estimable aux yeux de tous, c’est déjà participer à cet ordre infini de l’humanité, quoique cette participation se réalise toujours à travers mon caractère singulier et délimité.

Cette méprise de D. Ihde au sujet de la phénoménologie synthétique de Ricœur devient encore plus manifeste « La fragilité affective », où il n’est plus question de « l’intention non remplie ». Selon Ricœur, l’homme est tout à fait capable d’avoir des « sentiments ontologiques » qui lui montre qu’il est dans l’être, qu’il est la raison1. Dans cette dernière

étape d’analyse, il ne s’agit plus de la synthèse transcendantale entre la perception d’une présence immédiate et la visée de la chose en soi, mais ma présence corporelle hic et nunc et mon appartenance à l’ordre suprême de la raison sont toutes deux senties dans mon cœur. Par là, comment est-il encore possible de parler d’une « phénoménologie au sein de la limitation kantienne » ? D. Ihde est forcé d’assumer à ce point-là que « la phénoménologie de l’affectivité menace le schéma kantien »2.

2) Un autre commentateur, Theodoor Marius van Leeuwen, radicalise la lecture de D. Ihde en proposant de dire qu’il existe dans l’analyse anthropologique de L’homme faillible une « rupture méthodologique définitive » entre les deux premières étapes et la troisième étape3. D’après T. M. van Leeuwen, « La synthèse transcendantale » et « La synthèse

pratique » demeurent encore dans le cadre du modèle transcendantal kantien, car ces deux étapes se concentrent sur l’objectivité, que ce soit celle de la chose connue ou celle de la personne visée par l’agir. « La fragilité affective », par contre, se tourne de l’objectivité vers l’intériorité du cœur humain. Si cette partie peut encore être considérée comme suivant le modèle kantien, c’est parce que l’affectivité est traitée ici comme la contrepartie de la

1 Voir HF, p. 117-122.

2 D. Ihde, Hermeneutic Phenomenology. The Philosophy of Paul Ricœur, op.cit., p.75, la traduction française est proposée

par nous.

3 Voir T. M. van Leeuwen, The Surplus of Meaning. Ontology and Eschatology in the Philosophy of Paul Ricœur,

connaissance : « à côté de la double structure de finitude et de l’infinitude, apparaissent ici des nouvelles dualités : celle du connaître et du sentir, et celle du sentir et de l’agir ; c’est dans leur relation réciproque que l’on comprend le sentir »1. T. M. van Leeuwen suggère

ainsi que, alors que dans « La synthèse transcendantale » Ricœur applique le modèle de la philosophie transcendantale de Kant à la chose connue, maintenant il s’agit d’explorer le côté subjectif de la connaissance objective révélé par le sentiment. Bref, selon T. M. van Leeuwen, le « second modèle analytique » de L’homme faillible est la contrepartie subjective ou intérieure de l’intentionnalité vers l’objet déployée dans les deux chapitres précédents.

Est-ce là une explication satisfaisante ? D. Ihde, qui penchait vers une pareille solution, se posait déjà la question : en traitant le sentir comme la contrepartie du connaître, Ricœur ne retourne-t-il pas à la phénoménologie husserlienne orthodoxe qui ajoute les vécus affectifs et volitifs au noyau de sens constitué dans la perception2 ? Mais cette phénoménologie

orthodoxe qui méprend la particularité des vécus affectifs et volitifs n’est-elle pas précisément ce que Ricœur cherche à écarter dès Le volontaire et l’involontaire3 ?

En somme, ces commentateurs sont perplexes devant la dernière étape de L’homme

faillible parce que la phénoménologie de cet ouvrage est mal comprise d’une double

manière. Du point de vue horizontal, l’intentionnalité du sentir, et surtout sa relation avec celle du connaître, est encore dans l’obscurité et demande donc des précisions. Du point de vue vertical, ils insistent avant tout sur la fonction limitative de l’aspect infini à l’égard de la tendance idéaliste de la phénoménologie husserlienne, négligeant le fait que la visée à l’infini revêt un intérêt beaucoup plus important dans L’homme faillible que celui de limiter l’idéalisme husserlien.

En effet, malgré son insertion bien définie dans un corps qui est déterminé temporellement et spatialement, l’homme est un être qui est capable de viser l’infini en connaissant, agissant et sentant ; cela montre qu’il est capable de participer à un ordre supérieur de l’être, et que son existence est originairement une affirmation, et non pas une

1 Ibid., p. 49-50 ; la traduction française est proposée par nous.

2 Voir E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 93-95, op.cit., p. 322-332. 3 Concernant cette critique de la phénoménologie husserlienne, voir EPh, p. 70-71.

négation. En d’autres termes, la visée de l’infini a une signification ontologique positive dans

L’homme faillible, et pas seulement une signification limitative et négative.

Alors que Ricœur a, selon nous, annoncé à la fin de « Kant et Husserl » l’opposition entre la phénoménologie et l’ontologie – « Husserl fait la phénoménologie. Mais Kant la

limite et la fonde »1 –, L’homme faillible cherche bien, en somme, à explorer la signification

ontologique de l’homme libre à travers une démarche phénoménologique patiente. Comment cette démarche se manifeste-elle alors dans la troisième étape d’analyse de L’homme

faillible ?

2. Une phénoménologie du sentir

Il s’agit maintenant de montrer en quel sens le chapitre « La fragilité affectivité » s’inscrit encore dans la démarche phénoménologique de L’homme faillible. Nous tentons de clarifier d’abord l’intentionnalité du sentiment, puis le conflit affectif issu de la constitution disproportionnelle de l’être humain.

1) Horizontalement, pourquoi Ricœur insiste-t-il sur la complémentarité du connaître et du sentir ? Est-ce que cela veut dire que le sentir serait le pôle subjectif du connaître ou bien une couche affective ajoutée à la chose perçue ? Notre lecture tend à refuser toutes ces deux interprétations, et à maintenir la distinction entre l’intentionnalité du sentir et celle du connaître. La seconde interprétation est facile à réfuter : les prédicats affectifs sont annoncés comme portant sur l’objet, et non pas venant de l’objet, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas

ajoutés aux prédicats objectifs, mais qu’ils révèlent en effet un autre rapport intentionnel

entre le sujet et l’objet. Quant à la première interprétation, un passage de L’homme faillible montre bien que Ricœur lui-même la réfute :

Ne trouvant pas dans le sentiment le mode d’objectivité de la chose, nous le disons « subjectif » ; nous manquons alors sa dimension intentionnelle et falsifions le rapport entre

l’objectivité du connaître et l’intentionnalité propre au sentiment ; on ne saurait réduire cette intentionnalité à un mouvement centripète qu’on pourrait opposer au mouvement centrifuge de l’observation, du savoir et du vouloir ; le sentiment aussi est centrifuge, en tant qu’il manifeste la visée des sentiments. Et c’est seulement en tant qu’il manifeste cette visée qu’il me manifeste

moi-même comme affecté1.

S’il existe bel et bien une « intentionnalité propre au sentiment », quel est alors son rapport avec « l’objectivité du connaître » ? Nous essayons de comprendre la « réciprocité du sentir et du connaître »2 dont parle Ricœur de manière suivante. Il convient de préciser

d’abord qu’ils sont deux façons différentes mais complémentaires pour l’homme de se rapporter au monde. Le connaître, comme l’indique Ricœur, pose dans l’être son objet extérieur, détachant ainsi l’objet du sujet connaissant ; le sentir, quant à lui, révèle en retour l’appartenance originaire du sujet aux êtres du monde. Il s’agit alors de deux types distincts d’intentionnalité, mais ils sont tous les deux nécessaires pour que je puisse m’appréhender comme un être-au-monde.

Ensuite, si le sentiment rend manifeste une relation d’appartenance « anté-prédicative, pré-réflexive, pré-objective »3 du soi au monde, cette relation ne saurait être approchée

directement – pour la désigner, Ricœur évoque ici encore une fois, terme marcélien par excellence, « le mystère du sentiment »4 – mais seulement indirectement, à travers le langage

de la dualité du sujet et de l’objet. Autrement dit, s’il n’est pas possible de parler directement du « lien de connaturalité entre mon être et les êtres »5, il faut alors parler de la liaison que le

sentiment opère entre ce que la connaissance scinde en deux. Cette liaison se manifeste à son tour dans l’intentionnalité paradoxale du sentiment : il vise quelque chose d’extérieur, mais annonce une affection du sujet sentant sur lui. L’objet sur lequel le sujet projette son affection est donc pris ici comme un indicateur du sentiment, sans qu’il soit constitué par l’acte intentionnel affectif à proprement parler.

Ce qui paraît particulièrement intéressant à nos yeux, c’est qu’une telle démarche détournée a en fait une conséquence ontologique importante. Nous avons dit dès le début que

1 HF, p. 105 ; nous soulignons. 2 HF, p. 101.

3 HF, p. 101.

4 HF, p. 105 ; nous soulignons. 5 HF, p. 104.

le but de « La fragilité affective » est d’éclairer la signification ontologique du « j’existe ». L’existence est pour Ricœur toujours une appartenance à l’être, ou une participation à un ordre que je n’engendre pas et duquel je reçois le sens de mon existence. Si le sentiment révèle mon appartenance originaire à l’être, cette appartenance se réfléchit comme une

ouverture vers les êtres en dehors de moi, c’est-à-dire vers les êtres susceptibles d’être posés

comme objets de connaissance. Mon existence n’aurait donc pas de sens si je ne me rapportais pas à ce qui est en dehors de moi ; c’est-à-dire que c’est dans les actes intentionnels affectifs dirigés vers les êtres en dehors de moi que je découvre mon propre

être. Par conséquent, si je me tourne vers ces actes intentionnels affectifs, il me devient

possible d’approcher, par la méthode phénoménologique, la signification de ma propre existence.

Ricœur n’est peut-être nul part plus qu’ici proche d’une ontologie directe de l’être humain. Que cette ontologie directe ait pourtant une portée limitée, nous en réservons la discussion pour la section suivante, et nous nous contentons de suivre pour le moment selon la présentation de L’homme faillible. Que signifie alors la proposition « l’homme est un être disproportionnel » d’après « La fragilité affective » ?

2) Afin de comprendre le sens de l’existence humaine disproportionnelle, il convient de se référer maintenant à la dimension verticale de la phénoménologie du sentiment. On retrouve ici la dualité de la perspective finie et de l’ouverture vers l’infini, mais cette fois intériorisée dans l’affectivité conflictuelle. Prenant les différents objets comme indicateurs de la terminaison des différents sentiments, Ricœur en parcours d’abord les deux extrêmes : le désir vital (ἐπιθυμία) qui se termine dans le plaisir d’une satisfaction corporelle, et l’amour spirituel (ἔρως) qui ne s’apaise que dans le bonheur tel qu’il est exigé par la raison. Selon la phénoménologie du sentiment que l’on vient de voir, le désir vital me révèle mon enracinement corporel ici et maintenant dans l’être, tandis que l’amour spirituel m’indique mon identité avec la raison, avec cette exigence de la totalité. Nous avons déjà parlé suffisamment de la dualité du fini et de l’infini dans les deux sections précédentes ; ce qui

nous intéresse ici, c’est comment cette disproportion se manifeste dans l’affectivité comme

conflit, et ce que signifie ce conflit pour l’existence humaine.

En effet, pour que deux choses puissent entrer en conflit, il faut qu’elles apparaissent sous des formes homogènes. Selon Ricœur, le sentiment révèle notre existence toujours par les épithètes du « bon » et du « mauvais »1. Si quelque chose me paraît agréable, je sens alors

que mon existence – c’est-à-dire mon lien originaire avec l’être – est affirmée. Par contre, mon existence paraît diminuée lorsque je répugne quelque chose ou que je me trouve attristé par quelque chose. C’est en ce sens que Ricœur cherche à remonter du substantif « plaisir » à l’adjectif « agréable », tenant ce dernier comme la forme homogène de tout sentiment2. Le