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Une phénoménologie de l’incarnation

La description de la liberté incarnée

I. Une phénoménologie de l’incarnation

1. L’incarnation : une problématique renouvelée

Le volontaire et l’involontaire est destiné à donner une description et une compréhension

de la volonté humaine. En effet, le point de départ de la réflexion ricœurienne dans cet ouvrage est un thème hérité de la philosophie marcélienne, à savoir l’incarnation. L’incarnation est une situation préalable de mon existence, situation que je ne peux pas interroger comme un objet de la connaissance, mais seulement éprouver comme mystère. Dans l’introduction du Volontaire et l’involontaire, Ricœur a relevé trois principes de sa réflexion, dont chacun, à sa manière, implique la notion de l’incarnation.

Premièrement, il faut comprendre les structures fondamentales de la volonté dans la

réciprocité du volontaire et de l’involontaire corporel. La liberté ne doit surtout pas être

tenue, aux yeux de Ricœur, pour une capacité purement intellectuelle. Pour qu’elle puisse paraître comme une capacité d’agir dans le monde, la liberté est avant tout un dialogue du volontaire avec l’involontaire. En revanche, le corps n’est pas quelque chose qui s’ajouterait à la volonté du dehors. L’involontaire corporel, qui est issu de ma condition incarnée, doit être appréhendé dans sa relation avec le volontaire. Comprendre l’incarnation de la liberté consiste ainsi à comprendre comment « l’involontaire est pour la volonté et la volonté est en

raison de l’involontaire »1.

Deuxièmement, en parlant de la réciprocité du volontaire et de l’involontaire, Ricœur ne cherche pas à introduire une nouvelle science objective qui traite des faits psychologiques et physiologiques ensemble, mais plutôt une compréhension de la subjectivité ou du Cogito en tant que tel. Ce que Ricœur veut mettre en relief, c’est le fait que la compréhension de l’involontaire corporel relève aussi de celle de la subjectivité intégrale, puisque « l’expérience intégrale du Cogito enveloppe le je désire, je peux, je vis et, d’une façon générale, l’existence comme corps »2. L’incarnation est, pour Ricœur comme pour G.

Marcel, un fait fondamental de l’existence humaine, et non un objet de connaissance que l’on peut considérer à distance.

1 VI, p. 82. 2 VI, p. 13.

Troisièmement, bien que l’involontaire soit à comprendre dans sa réciprocité avec le volontaire, Ricœur se garde néanmoins de prétendre donner une compréhension exhaustive de l’expérience corporelle. Le corps est non seulement la condition préalable de ma volonté, mais aussi ce qui me livre à l’ordre des choses, à un ordre étranger à moi. C’est pourquoi, comme le dit G. Marcel, l’incarnation, en tant que la condition indubitable de mon existence, est en même temps la première invitation à la trahison. La liberté, à cet égard, peut être non seulement la volonté de participer à l’être par l’incarnation, mais aussi la première révolte contre cette condition corporelle de l’existence. Le Cogito intégral est donc « intérieurement brisé »1. À cause de cette brisure, Ricœur estime, à la suite de K. Jaspers et d’abord de Kant,

qu’« il n’y a pas de système de la nature et de la liberté »2. Mais comme dans Gabriel Marcel

et Karl Jaspers, cette situation paradoxale de l’incarnation ne sera pas le dernier mot de la

philosophie de la volonté, puisque c’est le mystère de la réconciliation de la liberté avec l’être qui constitue l’horizon ultime de la compréhension de la volonté et de l’involontaire. La participation à l’être par une liberté incarnée est une possibilité fondamentale de l’homme : voilà la conviction que Ricœur considère comme le point de départ de toute sa réflexion sur la volonté.

Or, si le point de départ de la Philosophie de la volonté se situe tout à fait dans l’esprit de la philosophie de l’existence marcélienne, quelle serait alors la particularité de cette première étape de la réflexion proprement ricœurienne ? Cette particularité consiste, selon nous, dans le fait que Ricœur cherche à avancer le plus possible dans une compréhension de ce mystère, à partir d’un niveau plus bas, à savoir celui du phénomène. Pour les deux philosophes de l’existence, le niveau phénoménal est avant tout le lieu où la signification de la liberté paraît contaminée par l’explication objective, tandis que la liberté authentique consiste précisément dans le dépassement de ce niveau phénoménal : chez G. Marcel, la liberté est la possibilité radicale d’évaluer mon existence dans sa totalité – évaluation pour laquelle aucune expérience spécifique ne peut porter secours ; chez K. Jaspers, la liberté est le vouloir du vouloir, qui se distingue foncièrement de toute volonté de quelque chose.

1 VI, p. 17. 2 VI, p. 22.

Si ces deux philosophes de l’existence insistent sur l’impossibilité d’épuiser le « mystère » ou le « paradoxe » de la liberté incarnée dans une pensée rationnelle, Ricœur, par contre, cherche davantage à pénétrer le plus loin possible l’intelligibilité de l’incarnation, sans sacrifier pour autant sa profondeur. En effet, avant de s’émerveiller devant le mystère de la liberté ou de s’abîmer dans son vertige, l’homme n’exerce-t-il pas déjà la liberté dans son expérience quotidienne ? Avant de réfléchir sur l’évaluation radicale de sa vie comme totalité, l’homme n’a-t-il pas déjà librement agi par une motion volontaire suite à une décision ? N’est-il pas d’abord à ce niveau préréflexif que la liberté paraît comme une liberté incarnée ? S’il est possible de dire que l’homme est libre, il doit également être possible de

décrire cet homme libre qui vit en son corps. Alors que les philosophies de l’existence

cherchent à saisir la liberté humaine dans sa forme distinctive de toutes les autres formes de l’étant, Ricœur exige, en revanche, un retour ou une redescente dans la vie concrète où la liberté se manifeste dans le fonctionnement le plus élémentaire de la volonté.

C’est seulement dans ce trajet de retour ou de redescente que la compréhension philosophique de la liberté incarnée pourra remettre dans le dialogue avec les autres discours concurrents, que ceux-ci soient biologique, psychologique ou sociologique. Ce premier ouvrage majeur de Ricœur exprime déjà son vœu ardent de dialoguer avec des disciplines en dehors de la philosophie, et de faire dialoguer différentes approches au sein de la philosophie. À nos yeux, ce vœu consiste en effet à donner à la liberté une signification ontologique plus positive : il ne suffit pas de dire que la liberté n’est pas ceci ou cela, mais il faut pouvoir également affirmer que la liberté est telle ou telle, dans un monde réel et concret.

2. La phénoménologie : une méthode renouvelée

C’est alors dans la phénoménologie husserlienne que Ricœur voit la possibilité de procéder à une description objective mais non réductrice de la liberté incarnée. D’après

Ricœur, la plus grande découverte par Husserl (1859-1938) serait celle de l’intentionnalité : la conscience est toujours conscience de…, elle se jette d’abord hors de soi, tandis que l’objet, en revanche, doit être compris dans son apparaître pour la conscience. La toute première tâche de la phénoménologie est de donner une description de la conscience intentionnelle, de ses divers fonctionnements tels que désirer, percevoir, imaginer, vouloir, etc. En effet, comme le remarque Ricœur, la définition de l’intentionnalité comme conscience de quelque chose reste en-deçà de tout énoncé sur les statuts ontologiques de la conscience et de ce qu’elle vise, car il est aussi bien possible de considérer l’intentionnalité comme rencontre avec un objet transcendant – c’est la lecture réaliste – que de voir l’objet comme constitué dans la conscience intentionnelle – c’est la lecture idéaliste1.

Cette suspension du jugement ontologique, impliquée par la notion de l’intentionnalité elle-même, offre une occasion de transcender l’opposition sujet-objet, et de remettre la liberté et le corps dans un unique univers de discours. Quand je dis que j’ai besoin de manger quelque chose, je ne me réfère pas davantage à un corps comme un organisme objectif, mais plutôt à mes expériences subjectives du corps, c’est-à-dire que c’est moi qui me sens affecté par une sensation corporelle, que c’est moi qui veux manger, et que le besoin est mon besoin. Le corps vu par l’intentionnalité n’est donc plus un corps-objet qui serait traité d’abord dans un univers hétérogène à celui de la subjectivité pour être ensuite rejoint par celle-ci de manière tout à fait énigmatique, mais il est précisément le corps propre dont la conscience fait expérience, bien que souvent de manière obscure.

Avec l’analyse intentionnelle, on sort de l’univers du naturalisme où les événements psychiques sont interprétés comme le sont les faits physiques, et on entre dans un autre univers, celui du « discours sur la subjectivité du Cogito intégral »2. En un sens, toute

compréhension intentionnelle du corps propre relève de celle de la conscience, donc de la liberté. Un grand mérite de l’analyse intentionnelle consiste donc dans son aptitude à restituer cette primordialité de la conscience et à décrire la liberté en tant que telle, et non pas comme déterminée par quelque chose d’autre. L’analyse intentionnelle que préconise

1 Voir EPh, p. 13 ; cf. également P. Ricœur, « Introduction à Ideen I de E. Husserl par le traducteur (1950) », dans E.

Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1985, p. xi-xxxix, ici p. xx.

Husserl paraît ainsi compatible avec la philosophie de l’existence, dans la mesure où toutes les deux opposent à l’explication simplifiante et objectivante une compréhension qui décrit l’acte de la conscience par son intention et par son sens.

Or c’est également la phénoménologie husserlienne qui apporte quelque chose de nouveau à la philosophie de l’existence : la phénoménologie husserlienne consiste dans le fait qu’elle offre une notion plus positive de l’objectivité, de telle sorte que la philosophie ricœurienne de la liberté pourrait atteindre une rigueur qui manquait à la philosophie de l’existence. Ce trait que Ricœur retient volontiers de la phénoménologie husserlienne repose sur la réduction eidétique qu’elle opère. Avec cette réduction, la phénoménologie ne vise pas ce qui se passe réellement dans une intentionnalité particulière, mais plutôt le sens définissable et repérable du vécu, que Husserl appelle l’Eidos ou l’essence du vécu. Toutefois, il ne faut pas entendre les « essences » dans le sens platonicien, c’est-à-dire comme des entités suprasensibles ; elles sont plutôt, selon la définition donnée par Ricœur, « ce que je comprends sur un seul exemple, voire sur un exemple imaginaire, quand je dis : projet, motif, besoin, effort, émotion, caractère etc. »1. C’est donc dans le registre du sens

que Ricœur parle d’« objet phénoménologique ». La tâche de l’analyse eidétique consiste ainsi à interroger : « que ‘veulent dire’ vouloir, mouvoir, motif, situation, etc. ? »2 Cette

explicitation du sens des vécus volitifs nous permet d’accéder à une « ontologie régionale » de la liberté, laquelle ontologie est susceptible de définir la liberté comme un objet de pensée sans préjuger de son être, ni du rapport de son être à l’être de la nature3.

En parlant du sens, la description eidétique s’arrache au monologue d’une conscience intime de soi, et acquiert une dimension intersubjective4. Une compréhension du corps-

propre, d’après Ricœur, n’est pas forcément celle de ma conscience intime et incommunicable, mais elle relève plutôt d’une autre manière que celle de l’explication naturaliste de regarder le corps de moi-même et d’autrui. La notion de l’intropathie

1 VI, p. 8.

2 Voir P. Ricœur, « Méthode et tâches d’une phénoménologie de la volonté (1951) », dans EPh, p. 59-86, ici p. 61.

3 Voir VI, p. 185. Concernant l’ontologie régionale et son rapport à l’ontologie formelle, cf. E. Husserl, Idées directrices

pour une phénoménologie, § 9-17, op.cit., p. 35-47.

4 Cette dimension intersubjective de la phénoménologie husserlienne sera abordée plus amplement dans l’essai « Hegel et

(Einfühlung), proposée par Husserl, désigne précisément « la lecture du corps d’autrui comme signifiant des actes qui ont une visée et une origine subjective »1, et non pas comme

un objet qui soumet aux lois naturalistes. Dans cette lecture est déjà impliqué un échange entre moi et autrui : d’un côté, c’est par le détour de l’intropathie de l’autre que j’apprends à me traiter comme un « toi », comme un sujet avec ses expressions corporelles ; de l’autre côté, je dois déchiffrer les expressions corporelles d’autrui à l’aide de la connaissance de ma propre subjectivité2.

De plus, une telle compréhension mutuelle s’effectue dans le langage qui est d’emblée public : les actes volontaires peuvent être dits et redits entre plusieurs interlocuteurs. Sur ce point, Ricœur partage avec Husserl le pari qu’il y a un sens fixable et répétable par le langage, dans le vécu même le plus intime, lequel sens peut être dit et redit malgré « l’altérité temporelle d’une conscience et l’altérité mutuelles des consciences »3. C’est donc en pariant

sur ce sens communicable et fixable que la phénoménologie, qui cherche à comprendre la conscience jusque dans son fonctionnement le plus obscur, ne tombe pas dans un monologue privé, mais constitue bel et bien « le logos des phainomena »4.

On voit bien en quel sens la phénoménologie apporte l’objectivité qui manquait à la philosophie de l’existence. Alors que cette dernière privilégie le moment le plus individuel et intime de la décision existentielle, du saut vers l’au-delà de l’ordre phénoménal, la phénoménologie husserlienne part d’une question à première vue banale : comment je parviens à comprendre cet homme en face de moi, cet homme dont je ne peux voir que le corps, comme un homme libre ? Il existe donc une observation et une description objectives de la liberté, qui ne tombent pas forcément dans le naturalisme ou dans le déterminisme, mais qui relèvent, en termes husserliens, de « l’attitude personnaliste »5. S’il existe des

expériences de la liberté, ces expériences doivent pouvoir se communiquer entre plusieurs

1 VI, p. 14. Pour la notion de l’intropathie, voir E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie

phénoménologique pures, livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution (Ideen II), trad. É. Escoubas,

Paris, PUF, 1982, p. 314-316.

2 Voir VI, p. 14-15. 3 EPh, p. 63. 4 EPh, p. 63.

5 L’ensemble de la troisième partie de Ideen II de Husserl est consacré à cette « attitude personnaliste ». Bien que ce texte

soit resté inédit jusqu’à 1952, Ricœur en a déjà consulté les manuscrits au moment de la rédaction du Volontaire et

sujets. C’est en ce sens que Ricœur croit fermement en la possibilité de parler de la liberté, d’en dégager un sens accessible à tout le monde.