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Les discussions ontologiques portant sur l’ensemble de l’œuvre

Une pensée ontologique en question

II. Les discussions ontologiques portant sur l’ensemble de l’œuvre

Comme l’a constaté M. Johann Michel dans son article que nous avons cité, la question du sens de l’être n’a pas été systématiquement abordée par Ricœur, mais elle s’attachait chaque fois à un thème spécifique traité dans un ouvrage particulier1. Pour un lecteur qui

veut comprendre « la » pensée ontologique de Ricœur, il ne suffit évidemment pas de saisir chacune de ces questions ontologiques indépendamment les unes des autres. Cependant, l’approche systématisante risque de faire violence à cette œuvre. À l’égard de ce dilemme,

l’article de M. Michel, bien qu’encore hésitant entre les deux approches, nous offre déjà un bon exemple : il revient au lecteur de montrer, à travers son travail d’interprétation, le sens d’une œuvre, y compris le sens des discontinuités qui s’y trouvent. Dans la seconde partie de ce parcours, nous allons dès lors recourir à deux commentaires qui ont essayé de dégager un sens de l’ensemble de l’œuvre ricœurienne, pour lequel sens l’ontologie constituait un horizon ou une visée, explicitement ou implicitement.

1. Une lecture heideggérienne de l’ontologie ricœurienne

L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur de Bernard Stevens1, bien

qu’ancien, s’avère être encore l’étude la plus systématique et approfondie sur les enjeux ontologiques de la pensée de Ricœur. D’emblée, l’auteur indique que les « implications ontologiques de l’entreprise de Paul Ricœur – en leur lien indéfectible avec ses études portant sur le soi agissant – constitueront l’horizon sur fond duquel nous allons explorer ses écrits »2. Cet horizon se découvre pourtant dans un contexte plus large, à savoir le « retrait du

fondement », une des tendances générales dans la scène contemporaine de la philosophie. En suivant l’argumentation dans « L’abîme », un fameux texte de Jean Ladrière3, B.

Stevens remarque que plusieurs courants philosophiques au vingtième siècle ont connu une transmutation parallèle : la recherche d’un fondement « à partir duquel une discipline, réduite à ses éléments simples et évidents, peut être conduite à l’aide d’opérations parfaitement contrôlables et dont toute ambiguïté est désormais absente »4 s’avère un échec. Il n’y a

désormais plus de fondement que « relativement à un arrêt provisoire, en fonction des circonstances toutes contingentes de la recherche, et dans un processus opératoire constamment à l’œuvre »5. La tâche d’un philosophe n’est plus de chercher un ancrage

parfaitement assuré pour la réalité et toutes ses déterminations, mais plutôt d’assumer le

1 B. Stevens, L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur, Dordrecht-Boston-London, Kluwer Academic

Publishers, 1991.

2 Ibid., p. 1.

3 J. Ladrière, « L’abîme », dans Savoir, faire, espérer : les limites de la raison, tome I, Bruxelles, Facultés universitaires

Saint-Louis, 1976, p. 171-191.

4 B. Stevens, L’apprentissage des signes, op.cit., p. 38. 5 Ibid., p. 40.

« retrait du fondement » en se contentant de comprendre les conditions de possibilité et d’effectivité de ces « configurations stabilisées » qui sont en un certain sens contingentes et fugitives. Cependant, il ne s’agit pas là d’une impasse pour l’ontologie, mais seulement de l’échec de l’ontologie de la substance, entendue dans le sens de la remontée à la fondation ultime, autonome, auto-positionnelle et irréductible. À cette ontologie se substituera une pensée de l’être qui fait face à l’« abîme », c’est-à-dire à « la possibilité d’une chute infinie dans l’incessant retrait de tout support »1. En termes heideggériens, la tâche de l’ontologie

sera désormais de penser l’être à travers le non-être, à travers le néant.

C’est par conséquent dans ce seul cadre que B. Stevens s’interroge : comment l’œuvre de Paul Ricœur permet-elle de mettre en lumière la déconstruction de l’ambition fondatrice d’un côté, et de l’autre, la restauration du sens de l’être telle qu’a fait Heidegger ? Dirigée par cette question, l’auteur distingue dans l’œuvre de Ricœur trois phases.

Le « premier Ricœur » couvre les tout premiers écrits et la Philosophie de la volonté, laissant quelques traces même dans Le conflit des interprétations. D’après le commentateur, « le premier Ricœur » est encore un héritier de certains présupposés métaphysiques, tels que le Cogito en tant que sujet transcendantal, l’effort et le désir d’être au fond de l’existence, et la Transcendance en tant qu’horizon de l’existence humaine. Mais déjà au sein de cette phase, ces notions de coloration métaphysique connaissent des transformations en direction de « l’apprentissage des signes », puisque « le Cogito ricœurien est un Cogito ‘blessé’ et inaccessible à une intuition directe de soi par soi »2, obligeant ainsi le détour par les

médiations de ses œuvres, notamment langagières.

Ensuite, au fur et à mesure que la problématique du langage devient de plus en plus centrale dans sa réflexion, le « second Ricœur » s’occupe davantage de la construction d’une herméneutique générale, allant de l’interprétation des signes, des symboles, à travers celle de la métaphore et du récit, jusqu’à l’herméneutique du texte en général. B. Stevens rapproche ce tournant herméneutique de l’idée heideggérienne de la diction de l’être, dans la mesure où chez Ricœur, le langage « n’est plus un système clos de représentations, ni une simple

1 J. Ladrière, « L’abîme », art.cit., p. 188, cité dans B. Stevens, L’apprentissage des signes, op.cit., p. 40. 2 B. Stevens, L’apprentissage des signes, op.cit., p. 268.

expression du soi : il est écoute du dire de l’être »1. « Écoute du dire de l’être », parce que,

d’une part, le langage s’ouvre à l’être en dehors de lui, et que d’autre part, le langage, jamais égal à l’être en tant que tel, nous invite toujours à « penser plus », non seulement par le discours conceptuel et philosophique, mais aussi par l’équivoque du discours poétique.

Enfin, après avoir thématisé la configuration narrative du temps et l’herméneutique de l’action, Ricœur parvient finalement à élaborer une herméneutique du soi, qui fait apparaître un sujet agissant et souffrant en tant que témoin de l’être. D’un côté, un étant qu’est le sujet, dont l’altérité-passivité est constitutive, doit renoncer à la revendication cartésienne au statut de fondement absolu ; de l’autre côté, cet étant, en s’attestant lui-même dans l’agir humain, est capable de résister à la dissolution totale par les philosophies du soupçon. C’est donc avec ce retour à la question du sujet chez « le troisième Ricœur » que s’achève, selon B. Stevens, « la configuration stabilisée dans le retrait du fondement »2.

L’effort que l’auteur a fait pour tirer les implications ontologiques du long trajet anthropologique de Ricœur est remarquable. Mais cette analyse souffre, si l’on ose dire, d’une déficience assez ruineuse : la question directrice posée par l’auteur à Ricœur s’enracine en fait dans l’ontologie heideggérienne, vis-à-vis de laquelle Ricœur ne cesse de prendre ses distances. C’est pourquoi à la fin de l’ouvrage, B. Stevens finit par découvrir d a n s Soi-même comme un autre une pensée ontologique qui lui paraît s’écarter considérablement de l’approche de Heidegger, de telle manière que l’auteur ne peut que conclure son étude par plusieurs perplexités : pourquoi Ricœur recourt encore une fois au

conatus spinoziste qui est une notion avec forte connotation métaphysique3 ? Pourquoi faire

un « collage » laborieux et un peu artificiel des textes dans la dernière étude de Soi-même

comme un autre ? Pourquoi insister sur « l’affirmation originaire » avec force en surmontant

rapidement les philosophies de la « négativité », et ce faisant, en s’empêchant de mener une réflexion sérieuse sur le néant ?

Dans un article ultérieur, B. Stevens confesse : « je suis en effet davantage convaincu aujourd’hui de la solidité de l’édifice ontologique de Ricœur que je ne l’étais hier, où – trop

1 Ibid., p. 269. 2 Ibid., p. 63.

préoccupé par mes questions et pas assez attentif aux siennes – je n’en percevais sans doute pas la portée véritable »1. Cette « portée véritable » de la pensée ontologique de Ricœur,

selon cet article, est une ontologie du type « praxiologique », qui repose essentiellement sur la notion aristotélicienne de l’acte-puissance. Praxiologique, parce que la préoccupation de Ricœur, « en proposant des éléments d’ontologie, est foncièrement éthique et morale », de sorte que « l’exploration de la dimension méta- n’a d’autre finalité que de déterminer les fondement d’une morale »2. Dans cette perspective, en effet, Ricœur ne pose pas la question

ontologique de même façon que Heidegger : ce dernier plaide par contre pour une ontologie du type « physiologique » qui vise à dépouiller l’être de toute connotation éthique, à supprimer tout attachement à la manifestation de l’être, afin de faire place au devenir, à la venue en présence, et surtout au néant en tant que « creusement du retrait qui en est la possibilisation »3.

À la lumière de cette mise en contraste des deux styles, on comprend mieux l’embarras de la lecture « heideggérienne » proposée dans L’apprentissage des signes : au moment de cet ouvrage, l’auteur ne prêtait attention qu’à l’aspect ontologique de l’œuvre de Ricœur, à sa propre façon de viser l’être sans recourir à tel ou tel fondement ; par conséquent, il a considérablement négligé la préoccupation éthique de Ricœur, qui avait en fait prédominé dès ses touts premiers écrits ; aussi a-t-il méconnu le fait que l’affirmation originaire ne portait pas simplement sur l’existence réelle, mais plutôt sur le Principe en tant que « racine commune d’intelligibilité du physique, de l’éthique et du politique »4. Autrement dit, pour

Ricœur, l’être et le bon sont co-originaires, tandis que Heidegger entend respecter la libre manifestation de l’être, et c’est pourquoi pour ce dernier, « to be or not to be » n’est plus une question inquiétante, mais bel et bien la liberté et la vérité de l’être en tant que tel5.

L’apprentissage des signes était prédestiné à l’échec en raison de cette différence

fondamentale entre deux styles d’ontologie, dès le choix initial de problématique.

1 B. Stevens, « Puissance et effectivité de l’être (à propos de Ricœur et de Heidegger) », dans Études de lettres 3-4 (1996),

p. 73-88, ici p. 75.

2 Ibid., p. 80. 3 Ibid., p. 78. 4 HV, p. 402.

5 Voir M. Heidegger, « L’être-essentiel d’un fondement ou raison », trad. H. Corbin, dans Questions I et II, Paris,

Ce qui nous paraît encore plus regrettable, c’est que la redécouverte de l’ontologie ricœurienne cinq ans plus tard par une lecture plus pertinente et par la mise en contraste avec l’ontologie heideggérienne, ne semble avoir eu d’autre but que de permettre à l’auteur de se démarquer définitivement de Ricœur, à cause de son incompétence pour le dialogue avec la pensée orientale. Il nous reste donc beaucoup à faire pour retracer cette « ontologie praxiologique » dans l’ensemble des écrits ricœuriens.

2. Le fondement de l’agir humain

Nous en arrivons ainsi, au terme de ce bref parcours, à une analyse qui, à première vue, n’aborde pas explicitement la dimension ontologique de l’œuvre de Ricœur, mais qui, nous semble-t-il, montre bien comment sa pensée anthropologique peut envisager une ontologie du type « praxiologique ». Il s’agit de celle de M. Johann Michel dans son ouvrage Paul

Ricœur : une philosophie de l’agir humain1. La question jaillit du constat d’un paradoxe :

dans l’œuvre de Ricœur, on peut discerner à la fois « un paradigme traditionaliste, plaçant le ‘sens déjà là’ au rang de sol fondateur » – notamment la conviction chrétienne –, « un paradigme moderne, hissant l’homme à la hauteur du réel subjectum », et « un paradigme postmoderne, ayant renoncé à l’espoir même de la fondation »2. Cette cohabitation des trois

paradigmes apparemment contradictoires pousse M. Michel à interroger le fondement de la philosophie de Ricœur, notamment celui de sa philosophie pratique.

L’horizon lointain de cette interrogation est encore la crise du fondement telle qu’elle est thématisée par Jean Ladrière et Bernard Stevens. La philosophie pratique de Ricœur constitue une réplique à cette crise en jetant « les fondements d’une nouvelle théorie du sujet, d’une reconstruction épistémologique des sciences humaines, d’une conception d’un vivre- ensemble fondée sur la responsabilité et la justice »3, sans pour autant recourir à un nouveau

fondement ultime. À cet égard, Ricœur interroge toujours l’être afin de rendre possible l’agir

1 Paris, Cerf, 2006. Nous nous référerons aussi à la thèse sur laquelle se base cet ouvrage : J. Michel, Paul Ricœur et les

paradoxes de la raison pratique, thèse doctorale, Paris, EHESS, 2001.

2 J. Michel, Paul Ricœur : une philosophie de l’agir humain, op.cit., p. 470 ; voir aussi J. Michel, « Le modernisme

paradoxal de Paul Ricœur », dans Archivio di filosofia 67/4 (2004), p. 643-657.

humain, la raison pratique et un soubassement du vivre-ensemble.

Cependant, dans cette analyse admirable, M. Michel n’a pas tissé de lien entre le problème du fondement et la question ontologique en tant que telle ; les discussions ontologiques, dans cet ouvrage, sont toutes subordonnées à la problématique de fondement1.

Dans notre propre lecture, nous entendrons ainsi souligner davantage que, même s’il faut mettre en relief la préoccupation pratique de la réflexion ricœurienne sur l’être, il ne s’ensuit pas nécessairement que cette réflexion n’ait qu’une valeur pragmatique. La profondeur de cette réflexion ontologique, bien qu’aiguillée par le souci pratique et éthique, devra aussi se mesurer sur le plan ontologique proprement dit.

En fin de compte, quelles sont les difficultés susceptibles d’être rencontrées lorsque l’on exploite la dimension ontologique de la pensée ricœurienne ? Nous en signalerons trois. Premièrement, face à l’état fragmentaire et dispersé de la réflexion ontologique de Ricœur, on ne saurait ni refaire un système, ni valoriser certaines notions en faisant l’économie des autres. Deuxièmement, presque toutes les conceptions ontologiques employées par Ricœur – telles que le conatus de Spinoza, l’acte et la puissance d’Aristote, les grands genres de Platon – sont empruntées à d’autres philosophes, mais évidemment d’une manière critique. Lorsque Ricœur invoque telle ou telle notion ontologique, elle présuppose toujours une série de discussions sur son origine, sur sa portée véritable et limitée, sur son insertion dans sa propre pensée, etc. Dans cette perspective, comprendre la pensée ontologique de Ricœur consisterait en grande partie dans une clarification de ces notions nuancées, transformées et revivifiées : l’analyse de Gaëlle Fiasse nous paraît à cet égard exemplaire.

Finalement, l’enchevêtrement du pratique et de l’ontologique demeure la situation incontournable pour notre entreprise. Nous n’entendons aller ni directement à l’ontologie en faisant l’économie de la réflexion anthropologique sur les multiples facettes de l’agir humain, ni réduire la réflexion ontologique à un statut auxiliaire à l’anthropologique. Où se

1 Par exemple, la discussion du fondement onto-théologique de l’identité personnelle est renvoyée à la question du possible

soubassement pour la subjectivité (voir le passage « Le fondement onto-théologique de l’identité personnelle : le soupçon de Robert Misrahi » , ibid., p. 106-119) ; le problème du statut ontologique du passé historique est encadré par celui du fondement herméneutique des sciences sociales (voir « Ontologie et épistémologie de l’histoire », ibid., p. 192-199).

situe alors la position d’équilibre ? Ce sera là, nul doute, une question que nous devrons nous poser tout au long de notre recherche.