• Aucun résultat trouvé

Relationnisme méthodologique : l’interdépendance dynamique et la réciprocité

Chapitre 3 : L’analyse de la dynamique des parcours et des trajectoires d’entrée en vie

3.1 Relationnisme méthodologique : l’interdépendance dynamique et la réciprocité

Dans la présente recherche, nous nous inscrivons dans la perspective du relationnisme méthodologique ou comme l’appelle Georg Simmel la perspective de l’ « individualisme structural » où les individus font la société et les sociétés font l’individu (Simmel, 1908). L’usage des singuliers et des pluriels sont dans cette assertion de Simmel, particulièrement important. Ce sont les individus qui, en adhérant à un groupe social en fonction de leurs intérêts, par choix ou par nature, font le groupe social. Mais à partir du moment où les groupes sociaux ne connaissent vraisemblablement plus de frontière ni de délimitation tranchée, ce sont les groupes sociaux auxquels appartient l’individu qui en exerçant une contrainte relativement formelle lui confèrent son individualité.

Le relationnisme méthodologique, inscrit le fondement des actions de l’individu dans les relations sociales. Ainsi au début de son « Introduction à la philosophie de l'histoire », Raymond Aron, qui cherchait à situer la connaissance historique dans les formes de connaissance de l'homme par lui-même, consacre une section au thème « Esprit objectif

et réalité collective » où il affirmait :

Nous avons jusqu'à présent simplifié l'analyse en supposant d'abord un individu isolé, puis en mettant face à face deux individus, en dehors de toute communauté sociale ou spirituelle - abstraction commode, mais qui défigure la situation [....]. Un fait est pour nous fondamental : la communauté créée par la priorité en chacun de l'esprit objectif sur l'esprit individuel est la donnée historiquement, concrètement première. [....] Dans et par les individus, les représentations communes arrivent à la clarté, dans et par eux se réalisent les communautés qui toujours les précèdent et les dépassent. La description ne justifie aucune métaphysique, ni celle des âmes nationales, ni celle d'une conscience d'une réalité à la fois transcendante et interne aux hommes, sociale et spirituelle, totale et multiple (Aron, 1938, pp. 73-79).

83 Cette tentative d'aller au-delà du clivage entre communautarisme et individualisme a aussi été le souci de bon nombre de sociologues contemporains (Martucelli, 2002, Piaget, 1965, Dagenais, 1999, etc.).

L'analyse sociologique de l'individu ne doit plus se faire en revenant à une théorie désormais incantatoire de la société, et au primat absolu de l'analyse positionnelle, ni en partant d'une théorie de l'individu, où il s'agirait de faire « revenir » la sociologie vers l'acteur en lui octroyant une tâche de totalisation. Ce n'est qu'en évitant ces excès et ces défauts, qu'une sociologie de l'individu pourra véritablement se constituer (Martuccelli, 2002, p. 236).

Norbert Elias a été l’un des porte-étendards de cette œuvre de réconciliation entre individu et société, en plaçant son analyse au niveau de l'interaction elle-même.

3.1.1 L’interdépendance dynamique entre individu et société

Norbert Elias (1897-1990) n’aura bénéficié que de reconnaissances tardives : celle de l’Université où il occupera longtemps un statut précaire, comme celle du public, car ses ouvrages ne commenceront à être traduits en français qu’au début des années 1970. Philosophe et sociologue allemand que l'on classe dans le courant constructiviste, Norbert Elias a tenté tout au long de ses travaux de dépasser la traditionnelle opposition entre individu et société. Pour y arriver, il en cherche d'abord l'origine, en faisant la « sociogenèse » de cette opposition à travers les « civilisations ». Faut-il partir de l’analyse des individus puisque le social résulte de l’agrégation des comportements individuels? Ou, à l’inverse, doit-on considérer que les structures ont une existence indépendante, sont dotées d’une « anima collectiva », qu’il importe de révéler puis d’expliquer (Elias, 1991, p.117). Cette opposition méthodologique est au fondement des coupures disciplinaires : d’un côté, des « sciences », telles l’économie, utilisant le « paradigme individualiste », de l’autre, des « disciplines » comme la sociologie cantonnée, au moins à l’origine, dans le « holisme ». Pour alors dépasser « l'impasse de faux problèmes insolubles » (Elias, Op. Cit., p. 301), il faut sortir des conditions historiques d’émergence de cet antagonisme. Cet exercice de dépassement se révèle à

84

travers la fécondité d’une analyse sociale de la langue. Celle-ci symbolise parfaitement l’articulation de l’individu et de la société : transmise par la société aux individus, condition de la communication, elle laisse place, dans le même temps, à une certaine forme d’individualisation, son maniement étant plus ou moins personnel (Elias, 1991, p. 78). Le langage est ainsi un précieux objet d’étude pour le sociologue. Les mots sont connotés et témoignent davantage de « la situation affective des personnes qui parlent [plus] que ce dont elles parlent » (Elias, 1991, p. 133). L’individu est soumis aux instruments langagiers à sa disposition et qui lui imposent des « normes sociales de pensées » (Op. Cit., p. 135), mais il est aussi capable d’innovation, de transformation, d’individualité. Ce retour sur la langue comme fait social total vaut principe de méthode. Chez Elias donc, la société n'est pas l'instance qui domine les consciences individuelles, comme le pense Durkheim (1895, 1884), et elle n'est pas non plus le simple agrégat des unités individuelles, tel que stipulé par Weber (1922) et Boudon (1884, 1982). Norbert Elias, considère que les phénomènes sociaux résultent de l'interaction entre des individus à l'intérieur de jeux dont les règles sont fixées. La vie en société suppose effectivement l'existence de règles et de contraintes qui encadrent le comportement des acteurs (régulation sociale), mais ces règles ne suppriment en aucune façon la capacité d'analyse et de jugement des individus qui, face à chaque situation sociale, font des choix et développent des stratégies. La contrainte sociale cohabite donc avec l'autonomie des acteurs sans que l'une soit ad vitam æternam prédominante sur l'autre. L'individu possède relativement un libre arbitre, mais ses actions sont influencées par celles des autres, par celle de son groupe, sa famille ou sa communauté : c’est l’interdépendance dynamique. La notion d'interdépendance est au cœur même de la théorie d'Elias.

Comme au jeu d'échecs, toute action accomplie dans une relative indépendance représente un coup sur l'échiquier social, qui déclenche infailliblement un contrecoup d'un autre individu (sur l'échiquier social, il s'agit en réalité de beaucoup de contrecoups exécutés par beaucoup d'individus) limitant la liberté d'action du premier joueur (Elias, 1985, pp. 152-153).

85 Dans le langage d’Elias, les formes spécifiques d'interdépendance entre individus sont appelées « configurations ». Une configuration inclut les acteurs, leurs interactions et le cadre qui les entourent. Norbert Elias prend l’exemple de la configuration que forment quatre hommes assis autour d’une table pour jouer aux cartes : « Ce qu’il faut entendre par configuration, c’est la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les réactions réciproques » (Elias, 1991, p.48-50.). Il faut rompre avec la pensée sous forme de substances isolées et passer à une réflexion sur les rapports et les fonctions par le biais de la pensée relationnelle. Norbert Elias s’appuie aussi sur l’exemple des individus composant une foule dans les rues. Ils ne se connaissent pas et chacun obéit à ses propres préoccupations. Mais chacun remplit aussi des fonctions (professionnelles, familiales...) qui le mettent en rapport avec d’autres. Les individus sont ainsi liés par une multitude de chaînes invisibles. Cette interdépendance fonctionnelle n’est pas le résultat d’une volonté individuelle (décision d’un monarque) ou collective (contrat social ou référendum), il recourt à une image. Dans son analyse de l'interdépendance, Elias propose aussi de dépasser le simple interactionnisme. En effet, si la notion d'interaction permet de penser l'articulation des individus entre eux, Elias considère que les auteurs qui s'en réclament traitent ces relations de façon trop « décontextualisée » en ne s'attachant qu'à leur aspect symbolique. Dans la notion d'interdépendance qu'il propose, il reconnaît l'imbrication nécessaire des relations sociales qui évite ainsi de les « déhistoriciser ». Cette vision vivante et dynamique de la société et des relations sociales représente aussi dans un autre registre, celle de Marcel Mauss, avec sa notion de fait social total, dont le support analytique est la théorie du don.

3.1.2 La Théorie de la réciprocité

L'élément le plus marquant de la sociologie de Marcel Mauss est sa théorie du don. Mauss n'aborde pas le don, fait social total, comme un concept pur, ni comme un simple élément de la socialité. Pour lui, on ne peut comprendre le don que si on se met dans une perspective de connaissance globale de la dimension sociale. Le don comme fait social total doit être compris au-delà de l'échange et de la contrainte. Mauss en effet part d'une

86

question : « Quelle est la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » (Mauss, 1925, p. 148). C’est en cherchant à répondre à cette question centrale à travers son essai sur le Don que Mauss en vient à démontrer que le don est une prestation, malgré ses diverses formes, et qu’il véhicule ou est véhiculé par une logique sociale identique qui entrelace les hommes, les choses et les Dieux, dans un réseau. Dans cette imbrication dynamique, des hommes, des choses et des Dieux, le politique, le juridique l'économique, le religieux et l'esthétique sont indissociables. La chose donnée n'est pas une chose inerte, elle possède une âme. Mauss, analysant les formes de l’échange « dans les sociétés primitives », fait observer que celui-ci y prend la forme du don apparemment pur et gratuit, mais qu’en réalité, quand on adopte un point de vue totalisant, on y constate que le don est toujours suivi d’un contre-don différé dans le temps, mais dont le caractère d’obligation impérative est manifeste. D’abord, parce que dons et contre-dons constituent un cycle ininterrompu, ensuite, le don est un « défi » et enfin, l’une des conditions impératives du fonctionnement du cycle, c’est que le contre-don soit différé, car s’il suivait immédiatement le don initial, il n’instaurerait d’autre rapport que celui, éphémère, strictement utilitariste et contractuel, s’épuisant dans l’instant et n’induisant aucune obligation ultérieure.

En effet, si le don oblige, c’est que, ne pouvant (ou, dans les cas de figure plus complexes, ne le devant pas) être annulé d’un contre-don immédiat, il endette le donataire et le soumet à la domination (ne serait-ce que morale, symbolique et provisoire) du donateur (rappelons à ce sujet l’analyse de Mauss, selon laquelle il s’agit là d’une logique universelle : celui qui donne, provoque celui qui reçoit, le met dans l’obligation de rendre et affiche dans bien des cas sa supériorité sur lui) (Marie , 1997, p. 75).

Le don est donc un « fait social total », dont le rôle symbolique est de lier et de maintenir le lien social. Les faits sociaux totaux sont selon Mauss,

87 des « touts », des systèmes sociaux entiers dont nous avons essayé de

décrire le fonctionnement [...] C'est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l'essentiel, le mouvement du tout, l'aspect vivant, l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui. (Mauss, 1925, p. 119)

Le fait social total chez Mauss est dynamique et marqué par l'interaction. Par exemple le don fait constamment le va-et-vient entre l'individu, la famille, et la communauté. La solidarité prend alors son sens dans son rapport avec la réciprocité. Et qui dit réciprocité, dit opposition entre deux parties distinctes et reconnues comme telles. Ainsi vu, un phénomène social ne peut être correctement appréhendé comme une unité amorphe et indépendante, mais plutôt dans une dimension relationnelle.