Parcours de vie et entrée en vie adulte
Une analyse générationnelle dans la ville de Cotonou au Bénin
Thèse
Judicaël Alladatin
Doctorat en sociologie
Philosophiae doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Judicaël Alladatin, 2014
iii
Résumé
La présente thèse vise à comparer les parcours d’entrée en vie adulte des individus issus de deux générations de Cotonois, marquées par des contextes socio-économiques forts différents : les aînés (50-67 ans, nés entre 1945 et 1960, inscrits dans le contexte du paternalisme étatique pourvoyeur d’emploi) et les jeunes (22-37 ans, nés entre 1975 et 1990, inscrits dans le contexte de la crise économique et du renouveau démocratique).
Cette comparaison s’effectue à partir de quatre trajectoires et autant de transitions, examinées selon un modèle à trois dimensions. Les données utilisées proviennent de vingt entretiens de pré-enquête et de cinquante-cinq entretiens semi-dirigés à forte teneur biographique. L’échantillonnage des cinquante-cinq répondants est effectué à partir des données d’une enquête quantitative menée dans la ville de Cotonou et ceci afin de minimiser les inconvénients liés à un corpus d’informateurs biaisé.
Nos résultats révèlent l’existence au sein de chaque cohorte d’une diversité de parcours d'entrée en vie adulte. En comparaison avec les individus nés entre 1945 et 1960, on constate que chez les individus nés entre 1975 et 1990, les premières transitions résidentielles et d’insertions professionnelles sont relativement précoces, alors que les premières transitions de vie féconde et de vie de couple sont relativement tardives. On assiste donc à une tendance vers l’allongement des parcours d’entrée en vie adulte. On note aussi qu'une relative majorité d'individus de la cohorte des aînés sont passés par une série de phases familiales, résidentielles et professionnelles ordonnées quasiment de la même manière. Cette tendance à la ritualisation s’atténue au niveau des individus de la cohorte des jeunes en laissant place à une pluralisation relative des parcours d'entrée en vie adulte. Les parcours d’entrée en vie adulte acquièrent de nouvelles caractéristiques, ils sont de plus en plus complexes, parfois même en marge des normes et valeurs sociales prépondérantes.
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Cependant, ces transformations ne revêtent pas un caractère de sinistrose sociale généralisée. Il semble plutôt que les modalités de régulation sociale se transforment et permettent l'émergence d'un individu entre ritualisation et pluralisation de parcours, entre nouvelles contraintes et affirmation de soi, entre responsabilisation et indépendance. Loin d'annoncer le début du règne de parcours individualisés et personnalisés, la pluralisation des parcours d'entrée en vie adulte au sein de la cohorte récente montre l'émergence de transformations et d’adaptations des logiques sociales au contexte contemporain marqués notamment par une crise économique persistante. Ces transformations et adaptations s'inscrivent dans le courant de l’autonomisation, de la démocratisation communautaire et de l’individualisation communautaire.
v
Abstract
This thesis aims to compare transitions to adulthood of individuals from two generations of Cotonois marked by very different socio-economic contexts: seniors (50-67 years, born between 1945 and 1960, registered in the context of state paternalism provider of employment) and youth (22-37 years, born between 1975 and 1990, registered in the context of economic crisis and Democratic Renewal).
This comparison is performed based on four trajectories and many transitions, considered in a three-dimensional model. The data used come from twenty interviews in preliminary survey and fifty-five detailed interviews.
Our results reveal within each cohort the existence of a variety of transition to adulthood model. Compared with individuals born between 1945 and 1960, the first residential transitions and professional insertions are relatively early for young people born between 1975 and 1990, while the first reproductive and married life transitions are relatively late. Thus, there is a tendency towards the lengthening of the transition to adulthood. We also note that a majority of individuals in the senior’s cohort have gone through a series of a family, residential and occupational transitions ordered almost the same way. This ritual trend fades at young people level, leaving a relative pluralization of transitions to adulthood. Transitions to adulthood acquire new characteristics; they are becoming more complex, sometimes even overriding margin standards and social values.
However, these transformations have not a widespread social pessimism character. It seems rather that the terms of social regulation are transformed and allow the emergence of an individual between ritualization and pluralization of course, between new pressures and assertiveness, between responsibility and independence. Far from announcing the beginning of the reign of individualized and personalized courses, the pluralization of
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transitions to adulthood in the young cohort shows the emergence of transformations and adaptations of social logics to contemporary context marked notably by a persistent economic crisis. These transformations and adaptations fit into the current empowerment of community democratization and community individualization.
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À toi Appoline FONTON, ma belle et intelligente femme, je dédie cette thèse qui pendant près de quatre longues années a été pour toi une redoutable rivale. Enfin, ma chérie, cette escapade s’achève. Permet moi de dédier ta tendre rivale à toutes les personnes qui, à travers le monde se consacrent par leurs idées et leurs actions, au bien-être social, économique et environnemental de l’humanité.
ix
Table des matières
Résumé ... iii
Abstract ... v
Table des matières ... ix
Liste des tableaux ... xv
Liste des figures ...xvii
Avant-Propos ... xix
Introduction ... 1
Partie 1 : Éléments de problématique ... 5
Chapitre 1 : Lien social et socialisation en Afrique de l’Ouest ... 7
1.1 Processus et agents de socialisation ... 9
1.1.1. Les instances de socialisation primaire ... 11
1.1.1.1 La famille ... 11
1.1.1.2 L’école ... 12
1.1.1.3 Les groupes de pairs ... 13
1.1.2 Les instances de socialisation secondaire ... 13
1.1.2.1 Le travail ... 14
1.1.2.2 La religion ... 14
1.1.2.3 Les médias ... 15
1.2 Les fondements essentiels du lien social en Afrique de l’Ouest ... 16
1.2.1 Notion de personne ... 17
1.2.2 Famille et parenté ... 19
1.2.3 Notion de hiérarchie, d’autorité et de pouvoir ... 20
1.2.4 Dialectique dépendance – solidarité ... 20
1.2.5 Un sens particulier du don, du devoir et de la honte ... 21
1.3 Les principaux schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre individu, famille et société ... 23
1.3.1 Le modèle communautaire ... 24
1.3.1.1 La variante traditionaliste : la famille comme école d’apprentissage de la vie sociale. ... 25
x
1.3.1.3 La variante relationnelle : la famille « providence » comme marqueur du
retour à la prépondérance du lien de filiation. ... 27
1.3.2 Le modèle d’hyper-individualisation : effritement du tissu familial, échecs des politiques et valorisation de l’individualisme ... 28
1.3.3 Le modèle d’individualisation communautaire : Division du travail, émergence de la vie publique et quête d’autonomie de l’individu ... 31
1.3.3.1 La variante d’équilibre absolu : l’homologie parfaite entre les quatre types de liens ……….33
1.3.3.2 La variante de tutelle : intensité absolue du lien civique ... 33
1.3.3.3 La variante contractuelle : intensité absolue partagée entre lien civique et lien de filiation ... 34
1.4 Les facteurs socio-économiques et démographiques porteurs du changement social en Afrique de l’Ouest ... 36
1.4.1 Colonisation, modernisation et mondialisation ... 36
1.4.2 Changements démographiques ... 38
1.4.3 Avatars de l’économie monétaire et crises économiques ... 40
Chapitre 2 : Problématique et questions de recherche ... 45
2.1 Modèle préindustriel de l’articulation entre parcours d’entrée en vie adulte et régulation sociale ... 45
2.2 Facteurs sociohistoriques influençant le modèle traditionnel de parcours d’entrée en vie adulte au Bénin ... 50
2.3 Vers la transformation des parcours d’entrée en vie adulte? ... 54
2.4 Présentation de la ville de Cotonou et différences de contexte entre les deux générations à l’étude ... 59
2.4.1 La ville de Cotonou : Un laboratoire de dynamiques sociales ... 59
2.4.2 Mise en contexte général des conditions de vie des deux générations de Cotonois étudiés ... 66
Partie 2 : Cadre théorique et méthodologique de la recherche ... 77
Chapitre 3 : L’analyse de la dynamique des parcours et des trajectoires d’entrée en vie adulte : Cadre théorique ... 79
3.1 Relationnisme méthodologique : l’interdépendance dynamique et la réciprocité . 82 3.1.1 L’interdépendance dynamique entre individu et société ... 83
3.1.2 La Théorie de la réciprocité ... 85
xi 3.3 L’analyse des parcours sociaux : Approches d’analyse des parcours d’entrée en
vie adulte. ... 92
3.3.1 Apports et insuffisances du modèle des « seuils de passage » ... 92
3.3.2 L’approche biographique ... 95
3.3.3 L’approche des parcours de vie ... 99
Chapitre 4 : Démarche méthodologique ... 105
4.1 Approches qualitative, méso-sociologique et semi-inductive ... 105
4.1.1 Une approche qualitative avec un recours à quelques outils quantitatifs notamment dans la collecte (fiche biographique) et l’analyse des données. ... 106
4.1.2 Approche méso sociologique ... 108
4.1.3 Approche semi-inductive et itérative : de la construction du cadre opératoire à la cueillette et l’analyse des données empiriques. ... 108
4.2 Les étapes de la démarche méthodologique ... 111
4.2.1 La phase de documentation et de conception du projet de recherche ... 111
4.2.2 La phase exploratoire ... 112
4.2.2.1 Une première vague de pré-enquête ... 112
4.2.2.2 La seconde vague de pré-enquête ... 113
4.2.3 Procédure d’échantillonnage à deux degrés ... 116
4.2.3.1 L’enquête « Activités Économiques des Ménages Urbains (AEMU) » du projet Familles, Genre et Activité en Afrique Subsaharienne (FAGEAC) ... 116
4.2.3.2 L’échantillonnage proprement dit ... 117
4.2.4 Stratégie de collecte de données : L'entretien semi-directif compréhensif à forte teneur biographique ... 119
4.2.5 L’analyse des données : Une analyse qualitative inspirée de la théorisation ancrée ... 124
4.2.5.2 De l’analyse thématique et propositionnelle de contenu à l’interprétation .... 126
4.2.6 Profil des personnes enquêtées ... 128
Partie 3 : Résultats, et analyses ... 133
Chapitre 5 : La perception de soi comme adulte en devenir ... 135
5.1 Présentation et analyse des résultats sur la perception du parcours d’entrée en vie adulte (module 1 du guide d’entretien) ... 135
5.2 Quatre trajectoires pour un parcours d’entrée en vie adulte ... 148
5.3 Un parcours de type idéal d’entrée en vie adulte, supposé normal ... 150
Chapitre 6 : Dynamique des trajectoires du parcours d’entrée en vie adulte ... 155
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6.1.1 Une entrée en insertion professionnelle de plus en plus précoce surtout chez les femmes ... 157 6.1.2 Mobilité-promotion sociale versus mobilité-instabilité ... 163 6.1.3 Des jeunes en insertion difficile : précarisation, « informalisation », sous-emploi et « scolarisés au cou long » à Cotonou ... 171 6.2 Trajectoire résidentielle du parcours d’entrée en vie adulte ... 177 6.2.1 Une décohabitation de plus en plus précoce, mais à un rythme relativement lent ... 178 6.2.2 De la première décohabitation vers l’autonomie résidentielle : Mobilité de plus en plus compromise et nouvelles formes résidentielles ... 179 6.3 Trajectoire de vie de couple du parcours d’entrée en vie adulte ... 185 6.3.1 Une première mise en couple de plus en plus tardive ... 186 6.3.2 Mode d’initiation de la première mise en couple : Le fossé entre générations?
187
6.3.3 Vers de nouveaux modèles de conjugalités socialement tolérés ... 190 6.3.4 Je t’aime, moi non plus! : Difficultés conjugales et séparation des couples, d’une génération à l’autre ... 198 6.4 Trajectoire de vie féconde du parcours d’entrée en vie adulte : La fécondité un impératif social ... 202 6.4.1 La première union sexuelle ayant débouché sur une grossesse est de plus en plus tardive! ... 205 6.4.2 Retarder l’arrivée du premier enfant ou avoir un enfant avant l’entrée en union: le fléchissement relatif de la fécondité pendant l’entrée en vie adulte ... 209 6.4.3 Le recours à l’avortement, phénomène tabou, mais en évolution ... 213 Chapitre 7 : Essai de typologie des parcours d’entrée en la vie adulte ... 219 7.1 Construction de l’architecture typologique des parcours d’entrée en vie adulte . 220 7.2 Diversité des parcours d’entrée en vie adulte dans la ville de Cotonou ... 225 7.3 Dynamique des grands schèmes de parcours d'entrée en vie adulte à travers les générations : relativiser l’idée de ritualisation des parcours au niveau de la cohorte des aînés et circonscrire la pluralisation des parcours au niveau de la cohorte des jeunes ... 237 7.3.1 Ritualisation relative des parcours d’entrée en vie adulte au sein de la cohorte des aînés ... 240 7.3.2 Dé-ritualisation et pluralisation évidente de l’entrée en vie adulte au sein de la cohorte des jeunes, mais… ... 244
xiii 7.4 Articulation entre régulation sociale et parcours d’entrée en vie adulte : Une
tendance vers un modèle d’individualisation communautaire tantôt en équilibre tantôt
en déséquilibre. ... 247
7.5 De l’agent responsable à l’acteur autonome ... 252
Conclusion ... 255
Bibliographie ... 263
ANNEXES ... 291
Annexe 1 : Code et caractéristiques des répondants ... 291
Annexe 2 : Outil de collecte de données ... 295
Annexe 3 : L’état de la protection sociale au Bénin ... 301
Annexe 4 : Âge médian à la première insertion professionnelle et à la première décohabitation ... 305
xv
Liste des tableaux
Tableau 1 : Synthèse des trois schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre
individu, famille et société. ... 35
Tableau 2 : Quelques données démographiques sur la ville de Cotonou ... 63
Tableau 3 : Trajectoire et sous-dimensions à collecter dans le cadre de la collecte de données sociologique ... 123
Tableau 4 : Distribution par sexe et cohorte de l’échantillon ... 129
Tableau 5 : Moyenne d’âge des individus de l’échantillon selon le sexe et la cohorte ... 129
Tableau 6 : Distribution des personnes enquêtées par arrondissement ... 130
Tableau 7 : Comparaison de quelques caractéristiques des enquêtés en fonction de la cohorte d’appartenance ... 131
Tableau 8 : Récapitulatif synthétique des perceptions des répondants sur la notion de parcours d’entrée en vie adulte ... 136
Tableau 9 : Âge moyen (en année) d'accès à la première expérience de type professionnelle ... 158
Tableau 10: Poids du sous-emploi lors de la première insertion en emploi pour ceux qui ont connus au moins une insertion en emploi ... 172
Tableau 11 : Proportion de personnes en situation de chômage et/ou de sous-emploi à la fin de la période de collecte de récits biographiques parmi ceux qui ont connu au moins une transition d’insertion en emploi ... 173
Tableau 12 : Âge (en années) de la première décohabitation ... 179
Tableau 13 : proportion d’individus de chaque cohorte ayant atteint l’autonomie résidentielle dès la première décohabitation ... 182
Tableau 14 : Âge (en année) de la première mise en couple pour ceux qui ont connu au moins une mise en couple ... 186
Tableau 15 : proportion de personnes ayant connu une première mise en couple et dont le mode de formalisation de cette mise en couple est le mariage ... 188
Tableau 16: Âge à la première union sexuelle ayant débouché sur une grossesse ... 205
Tableau 17: Architecture typologique des parcours d’entrée en vie adulte ... 224
Tableau 18 : Les types de parcours d’entrée en vie adulte identifiés ... 226
Tableau 19 : Synthèse des principales caractéristiques nodales de chaque type de parcours ... 235
Tableau 20 : Récapitulatif des types de parcours selon le genre et la cohorte... 239
Tableau 21 : Âge médian à la première insertion professionnelle ... 305
xvii
Liste des figures
Figure 1: découpage administratif de la commune de Cotonou. ... 62
Figure 2 : Schémas du parcours d’entrée en vie adulte selon le modèle des seuils ... 94
Figure 3 : Procédure d’échantillonnage ... 119
Figure 4 : Représentation schématique de l’opérationnalisation du parcours d’entrée en vie adulte ... 149
Figure 5 : Représentation schématique de l’opérationnalisation du parcours de type idéal d’entrée en vie adulte ... 151
Figure 6 : Séquences de la trajectoire d'insertion professionnelle des répondants de sexe féminin ... 164
Figure 7 : Séquences de la trajectoire d'insertion professionnelle des répondants de sexe masculin ... 165
Figure 8 : Séquences de mobilités résidentielles des répondants de sexe féminin ... 180
Figure 9 : Séquences de mobilités résidentielles des répondants de sexe masculin ... 181
Figure 10 : Séquences de mobilités de vie de couple des répondants de sexe féminin ... 191
Figure 11 : Séquences de mobilités de vie de couple des répondants de sexe masculin .... 192
Figure 12 : Séquences des événements de vie féconde des répondants de sexe féminin ... 207
Figure 13 : Séquences des événements de vie féconde des répondants de sexe masculin . 208 Figure 14 : distribution des types de parcours selon le genre et la cohorte ... 238
xix
Avant-Propos
Entreprendre l’élaboration d’une thèse de doctorat suppose une certaine dose d’« inconscience » ; persévérer dans cette tâche requiert une témérité à toute épreuve, disait Pierre Moreau (2007) au point où Louise Bourdages (1996) interprète la persistance au Doctorat comme une histoire de sens : sortir de la catégorie des ABD « All But Dissertation » (Berelson, 1960), fréquent en sciences sociales, pour rentrer dans celle des « full dissertation » (Sternberg 1981), constitue l’angoisse classique de la persistance dans ce long projet de formation qu’est le doctorat.
Cette thèse est à l'image des contrées et des personnes qu'elle m'a permis de découvrir ou de redécouvrir. De Québec, à Cotonou, en passant par Montréal, Paris, Accra, Dakar et Yaoundé que de moments éprouvants, mais enrichissants qui donnent envie de dire « enfin », même si je suis persuadé que c’est maintenant que tout commence. C’est ici le lieu de dire un franc et sincère merci à toutes les personnes qui ont contribué et aidé de quelque manière que ce soit à la réalisation de cette aventure formidable.
À l’endroit du Professeur Richard Marcoux, mon Directeur de thèse, je tiens à exprimer ma profonde et infinie gratitude pour son inaltérable soutien, sa franche confiance, ses conseils avisés, son enthousiasme communicatif et son souci permanent du bien-être de ses doctorants.
Je remercie également le Professeur Mouftaou Amadou Sanni du CEFORP (UAC) ainsi que tous ses collaborateurs notamment du projet FAGEAC, qui ont bien voulu faciliter la réalisation de la phase de collecte de données au Bénin.
xx
C’est le lieu de remercier aussi les Professeurs Daniel Mercure, Guy Fréchet, de l’Université Laval et Anne Calvès de l’Université de Montréal, qui ont contribué considérablement à l’avancement de mes réflexions et dont les travaux et enseignements m’ont fortement inspiré.
Pendant les (près de) quatre ans que j’ai consacré à cette thèse, j’ai reçu pendant dix-huit mois le soutien financier de l’agence universitaire de la francophonie (AUF), et par la suite plusieurs bourses et soutiens financiers du département de sociologie et de l’université Laval, ainsi plusieurs contrats d’assistants de recherche au sein de l’observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF), puis du groupe interuniversitaire d’étude et de recherche sur les sociétés africaines (GIERSA). Je voudrais témoigner ici ma gratitude à l’endroit de toutes ces institutions et de leurs responsables.
Je tiens ensuite à exprimer toute ma gratitude envers ma brave conjointe Appoline, ma famille élargie au Bénin et ma « famille adoptive » à Québec. À mes parents, Vincent et Éliane, deux enseignants rompus à la tâche, sans qui je n'aurais pu étudier si longtemps et sans relâche. À mes frères et sœurs pour la confiance qu’ils placent en moi. À Axel, Emmanuelle, Micheline et Gilles Nolet ainsi qu’à Sœur. France (m.i.c), pour l’esprit de famille dans lequel ils ont permis à Appoline et à moi de vivre à Québec. J’ai aussi une pensée émotive pour mes grands-parents, qui auraient bien voulu vivre assez longtemps pour connaitre ces moments. Je pense spécialement à ma Grand-mère maternelle, une amazone pleine de bravoure et de sagesse qui a véritablement contribué à forger l’homme que je deviens.
Je remercie également tous mes collègues du GIERSA, de l’ODSEF et de l’Université Laval avec qui j’ai partagé pendant ces quelques années une bonne ambiance de travail, mais aussi la persévérance d’arriver à bout. Mes remerciements vont aussi à l’endroit de Maximilien, de Nadia et du professeur Nangbè, pour leurs commentaires constructifs.
xxi Ces remerciements seraient incomplets si je ne prenais la peine de dire un tout aussi sincère merci à ceux qui directement ou indirectement, ont essayé de freiner mes élans ou de me dissuader d’aller au bout. Inutile de les nommer, ils se reconnaitront : vous m’aviez à chaque fois apporté un sursaut supplémentaire; soyez-en tous remerciés.
1
Introduction
Les parcours de vie, les parcours d’entrée en vie adulte, les trajectoires sociales, les transitions de la vie, ainsi que la régulation sociale sont au cœur de cette thèse de Doctorat. À tort ou à raison, on pense souvent que l'éducation de base en Afrique qui, naguère, était l'apanage du cercle familial, est aujourd’hui réduite à une portion congrue, que la jeunesse a perdu ses repères et s’en remet aux archétypes que lui inculquent les changements sociodémographiques, la crise économique et la mondialisation, que l’étau se resserre sur le tissu social africain qui se désintègre progressivement. À tort ou à raison, on pense qu’en Afrique, les solidarités traditionnelles, les valeurs et les normes communautaires disparaissent faute de transmission intergénérationnelle, cédant la place aux individualismes, aux solitudes suicidaires, que la précarité de la vie, la pauvreté extrême, assommante et humiliante, plonge les populations dans la peur et dans l’inertie totale. À tort ou à raison, on pense que les sociétés africaines sont clouées au sol, enfermées dans le « vendredisme1 » (Kabou, 1991, pp. 53-54) et incapables de se mettre ensemble, de s’organiser dans un mouvement collectif pour rechercher ensemble les chemins possibles d’une solution2.
C’est ce modèle d’ « hyper-individualisation3» que j’ai voulu confronter à la réalité empirique en revisitant le déroulement d’une partie de la vie de gens « ordinaires » dans la ville de Cotonou (Bénin). Des gens qui ont bien voulu se confier à moi parfois comme à un confident, parfois comme à un psychologue ou encore comme à un vieil ami ou un proche parent. Ces gens-là ont des vies qui ne sont triviales qu'en apparence. Chacune d’elles
1 Il s’agit d’un terme utilisé par Axelle Kabou dans son ouvrage intitulé : Et si l’Afrique refusait le
développement?, pour symboliser le propre d’une conscience humiliée, inapte à s’affirmer avec dignité et dans les faits, et usant de subterfuges divers pour transformer la honte, la lâcheté, la médiocrité et la paresse en objets d’admiration.
2 Pour plus de détails sur cette perspective, lire Traoré, 1999 ; Kange Fabien, 2000 ; Kabou, 1991, et
Tientcheu, 2004.
3 En parcourant la littérature nous avions identifié trois principaux modèles d’analyse des relations entre
l’individu, la famille et la société : Le modèle communautaire, celui de l’individualisme communautaire et celui d’hyper-individualisation qui selon certaines analyses seraient adaptés à la réalité contemporaine en Afrique. Nous reviendrons en détails sur ces trois modèles théoriques.
2
participe à la reproduction et à la production de la société. Au sein de chaque famille, se prend sans cesse une impressionnante série de décisions, s'opèrent de nombreux choix qui contribuent non seulement à reconduire l'ordre social, mais aussi parfois à le transformer. Chacune de ces vies recèle un amas de renseignements si on décide de la regarder avec un regard impartial et nouveau, d’où leur intérêt pour l’apprenti scientifique.
L’histoire de l'intérêt scientifique pour la problématique de la jeunesse et de l’entrée en âge adulte remonte aux années d’avant la seconde guerre mondiale avec les recherches sur les « jeunes adultes » de plus en plus confrontés à des difficultés de la conjoncture sociopolitique et démographique aux États-Unis (Mead, 1939; Linton, 1940; Davis, 1940; Parsons, 1942; Merton, 1944). Depuis cette période, les recherches sur le devenir adulte se sont multipliées dans diverses disciplines et les approches théoriques et méthodologiques ont beaucoup évolué.
En Afrique, si la jeunesse comme étape de la vie a émergé dans la période d’après indépendance sous l’influence de changements sociaux profonds (Bledsoe et Cohen, 1993), il faut attendre la fin des années 70 pour assister à une large reconnaissance des jeunes comme groupe social distinct méritant l’attention des chercheurs et des politiques, du fait de la crise multidimensionnelle : crise financière, crise économique, crise politique (Assogba 2011; Calvès et al, 2006, Mongo Dzon, 2009).
Le sujet n’est donc pas inédit et la problématique se déploie dans un champ de recherche qui est loin d’être vierge. Cet état de choses introduit un élément de difficulté supplémentaire eu égard aux exigences d’originalité et d’apport au processus de construction du savoir, auxquelles est soumise une thèse de doctorat. Il y a donc un besoin d’être judicieux et innovant dans le choix des objectifs, des outils et des méthodes.
3 La présente recherche s’interroge sur les perpétuations et les ruptures de parcours d’entrée en vie adulte et des logiques sociales sous-jacentes dans la ville de Cotonou. Notre objectif est de réaliser une analyse comparative de l’entrée en vie adulte de deux « générations » de Cotonois (Bénin), marquées par des contextes socio-économiques fort différents : les aînés (50-67 ans, nés entre 1945 et 1960, inscrits dans le contexte du paternalisme étatique pourvoyeur d’emplois) et les jeunes (22-37 ans, nés entre 1975 et 1990, inscrits dans le contexte de la crise économique et du renouveau démocratique). Ce faisant, le travail souhaite apporter aussi une contribution méthodologique sur le sujet, car comme le soulignent certains auteurs, la pertinence des jalons utilisés dans l’analyse de l’entrée en vie adulte doit être réévaluée à la lumière du nombre croissant de jeunes citadins africains vivant dans un état transitoire flou entre « l’enfance et l‘âge adulte » (Calvès et al, 2006, pp. 138-143).
Nous appréhendons l’objet de recherche à travers une approche focalisée sur les réalités et les perceptions des acteurs sociaux (microsociologique), sans faire abstraction des contraintes macrosociologiques ou structurelles qui déterminent dans une certaine mesure les comportements individuels, de même que les interrelations dynamiques entre les individus et leurs « entourages » (Bonvalet et Lelièvre, 1995).
En résumé, cette recherche aborde la question de la dynamique générationnelle des parcours d’entrée en vie adulte à un niveau méso sociologique, par le biais d’une approche globalement qualitative et semi-inductive, faisant appel aux récits d’acteurs et d’actrices individuels de la vie sociale dans un milieu urbain typiquement africain : la ville de Cotonou.
Située sur le Golfe du Bénin entre 6°21' de latitude nord et 2°26' de longitude Est, Cotonou, ancienne plate-forme coloniale est bâtie sur le rivage du Golfe du Bénin entre l'océan Atlantique au Sud et le lac Nokoué au Nord. Avec une superficie de 79 km², cette ville qui constitue à elle seule le département du littoral, comptait en 2013, une population de
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678874 habitants (Rapport provisoire RGPH 4). Le taux d’urbanisation de Cotonou est passé de 36% en 1992 à 40,4 % en 2002 (INSAE, RGPH3, 2002). Cette urbanisation se réalise non seulement par l’extension et la densification de la trame urbaine, mais aussi par l’occupation progressive de sa périphérie. De ce fait, Cotonou, qui est aussi le plus important pôle économique et politique du Bénin, connaît progressivement une co-urbanisation avec les localités périurbaines telles que, Abomey-Calavi (encore appelé cité-dortoir de Cotonou), Ouidah et Sèmè-Kpodji.
Cette thèse est composée de trois grandes parties.
La première partie aborde le changement social comme facteur d’influence du lien social, de la socialisation et des parcours de vie en Afrique, puis expose la problématique de la dynamique des parcours d’entrée en âge adulte. La deuxième partie présente la perspective théorique de la recherche et propose un cadre opératoire et méthodologique. Enfin, la troisième et dernière partie est dédiée à la présentation et à la discussion des principaux résultats de nos investigations.
5 Quand le rythme du tambour change, la cadence du danseur change aussi Proverbe béninois (fon)
7
Chapitre 1 : Lien social et socialisation en Afrique de l’Ouest
La notion de lien social est intimement liée au besoin historique des humains de vivre ensemble et de faire société. La « chose » comme l’appelle Pierre Bouvier (2005) existe donc bien avant le mot et bien avant l’avènement de la discipline sociologique. La notion de lien social a été développée entre le XVIIe et le XVIIIe siècle avec des penseurs comme Hobbes, Locke et Rousseau, lorsque vivre ensemble est devenu un sujet d’interrogation, de réflexion et de recherche. Le concept fût ravivé au XIXe siècle où se mêlent deux révolutions sans précédent (révolution industrielle et révolution démocratique). À l’époque, les pères fondateurs de la sociologie (Durkheïm, Weber, Simmel, etc.) s’intéressaient à l’analyse des conséquences sociales du passage de la société traditionnelle à la société industrielle. La notion de lien social demeure d’actualité à cause des débats qui accompagnent le passage de la société industrielle à la société post-industrielle (Bell. 1967, Cohen, 2006).
S’interroger sur le lien social revient à se demander comment les individus tiennent ensemble pour former la société, c’est-à-dire comment ils arrivent à constituer un ensemble organisé, cohérent et non un ensemble d’individus juxtaposés sans aucun lien.
Au fur et à mesure que l’on a eu recourt à la notion de « lien » pour caractériser la problématique du « vivre ensemble », il s’est développé une ambiguïté autour même de cette notion et de la compréhension des éléments qui entrent en relation (Pédro et Delage, 2003). Cela justifie d’ailleurs le fait que le lien social reste une problématique centrale de la sociologie4 (Aquatias, 1997, Nisbet, 1970).
4 Au sein de l’abondante littérature sur le lien social, on peut citer sans prétendre à l’exhaustivité : Bouvier,
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Il existe plusieurs façons de concevoir le lien social. On peut retenir avec Cusset (1997) que le lien social est
…l'ensemble des relations que l'on entretient avec sa famille, ses amis, ses voisins (...) jusqu'aux mécanismes collectifs de solidarité en passant par les normes, les règles, les valeurs (...) qui nous dotent d'un minimum de sens d'appartenance collective » (Cusset, 1997, p. 5).
Le lien social est donc le « ciment » de la société, ce qui unit chaque individu avec l’ensemble. Trois principaux fondements justifient l’existence du lien social : d’abord un besoin de reconnaissance et de protection (Paugam, 2006), mais aussi un besoin d’intégration sociale. Serge Paugam dira que « l’expression "lien social" est aujourd’hui employée pour désigner tout à la fois, le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés et l’ambition d’une cohésion plus profonde de la société dans son ensemble » (Paugam, 2009, p. 4). Le lien social s’apparente donc à ce qui lie l’individu à chacun de ses réseaux de relations et maintient tous les individus en contact plus ou moins intensif avec la société. Ces réseaux prennent une forme concrète à travers la famille, l’école, l’entreprise, les réseaux sociaux sur internet, les groupes d’amis, l’État, et une forme abstraite par le biais du langage, des valeurs et des croyances.
La vie en société nécessite la maîtrise du langage, des codes sociaux, des conventions, des normes. Mais cette maîtrise n’est pas simplement innée et c’est lors du processus de socialisation que l’homme va devenir progressivement un être social, apte à vivre en société.
Dans ce premier chapitre composé de quatre sections, nous proposons un bref aperçu théorique des processus et agents de socialisation avant d’aborder les spécificités du lien social et de la socialisation dans le contexte géographique de notre étude. Par la suite nous présentons les trois principaux schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre la
9 famille, l’individu et la société et nous finissons par une présentation des facteurs qui justifient les mutations du lien social et de la socialisation en Afrique de l’Ouest.
1.1 Processus et agents de socialisation
La construction du lien social repose sur différents mécanismes d’action qu’on regroupe sous le vocable de « socialisation ». On retrouve généralement trois types de définition de la socialisation.
D’abord, celle qui voit dans la socialisation la façon dont la société intériorise chez l’individu certains facteurs normatifs et culturels afin de le rapprocher le plus possible d’un certain modèle idéal de l’homme. On fait ici référence à Durkheim qui conceptualise la socialisation comme l’éducation méthodique de la jeune génération à travers l’apprentissage d’un ensemble de règles et de normes en vue de perpétuer et de renforcer l’homogénéité de la société (Durkheim, 1989).
Ensuite, celle qui privilégie les thèmes de distanciation, de l’activité des individus, de l’écart entre l’acteur et le système. Cette conception fait référence une différenciation sociale croissante, qui creuse l'écart entre les positions sociales et les motivations individuelles. Mead (1963), parle alors d'individuation pour désigner ce processus de différenciation par lequel l'acteur apprend à se regarder avec les yeux des autres. On peut retenir ici la définition de Dubet et Martuccelli (1996) qui considèrent la socialisation comme « le double mouvement par lequel une société se dote d’acteurs capables d’assurer son intégration, et d’individus, de sujets, susceptibles de produire une action autonome » (Dubet et Martucelli, 1996, p. 511).
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Enfin, un troisième type de définition plus générale comme celle de Guy Rocher (1970), qui définit la socialisation comme « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là, s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre » (Rocher, 1970, p. 132).
En considérant cette dernière définition, il appert que deux mécanismes importants sont au cœur du processus d’apprentissage des normeset des valeurs par l’individu qui au fur et à mesure du temps, est appelé a joué un rôle social (comportement ou ensemble de comportements) en raison du statut qu’il occupe : d’abord, l’inculcation qui est la transmission volontaire et méthodique des valeurs et des normes par les agents de socialisation (famille, société, États, école, Etc.) et ensuite, l’imprégnation qui renvoie à l’intériorisation de la culture d’un groupe par un individu qui adopte ainsi le mode de vie de ce groupe.
On distingue généralement deux catégories d’agents ou instances de socialisation : les agents primaires et les agents secondaires. Il semble cependant que la socialisation ne se déroule presque jamais de façon linéaire. C'est-à-dire que la socialisation primaire ne disparait pas pour laisser place à la socialisation secondaire. Selon certains auteurs, les différentes instances de socialisation, qu’elles soient primaires ou secondaires, peuvent agir à n’importe quel moment du parcours de vie de l’individu avec des effets différentiels sur la reproduction sociale (Mead, 1963; Tournier, 2010; Lacourse, 2004; Bajoit 1995; Lahire, 2001; Dubar 1991).
11 1.1.1. Les instances de socialisation primaire
Elles sont dites de socialisation primaire car leurs actions de socialisation sont souvent explicites, interviennent dès la petite enfance et peuvent perdurer dans le temps. L’idée de la socialisation primaire s’inspire de la théorie des groupes primaires développée par le sociologue américain Charles Cooley. Les groupes primaires sont « les groupes qui se caractérisent par des relations de coopération et d’association de face à face, marqués par la familiarité » (Cooley, 1963 [1909], p. 23). Ces groupes sont qualifiés de primaires non pas à cause de leur taille, mais parce qu’ils jouent un rôle fondamental dans la formation de l’identité sociale des individus et des relations sociales plus complexes qui se développent à partir d’eux. Ils reposent sur le lien de type communautaire construit sur les sentiments affectif et émotionnel.
D’où tenons-nous nos notions d’amour, de liberté, de justice, etc. que nous appliquons aux institutions sociales? De philosophies abstraites? Non. Bien davantage, à l’évidence de la vie affective, que nous menons dans ces formes de sociétés élémentaires et largement répandues, dans la famille et les groupes de jeux (Cooley, 1963 [1909], p. 32).
La socialisation primaire met en place les structures mentales qui font de l’individu un être apte à s’intégrer dans la société. La famille, les groupes de pairs, l’école ou encore la communauté locale tiennent une place importante dans cette socialisation primaire.
1.1.1.1 La famille
La famille est une instance primordiale de socialisation. Elle est chronologiquement l’instance où l’enfant développe ses premiers liens (lien affectif avec les parents). La famille transmet à l’individu dès son plus jeune âge, le langage, les dispositions et les codes sociaux les plus élémentaires (apprentissage de la « bonne tenue » à table par exemple), mais aussi les valeurs et les normes qui l'aideront ensuite à développer ses relations sociales
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et à se repérer dans le monde social. Toutes les familles ne socialisent pas de la même manière. On observe par exemple une socialisation différentielle selon le milieu social. En se référant à la notion d’habitus développée par Pierre Bourdieu (1987), on découvre que les parents de milieu ouvrier en France seraient plus autoritaires et exerceraient un contrôle direct des faits et gestes assorti de sanctions physiques dans le but de parvenir à une satisfaction immédiate. En revanche, les parents des catégories supérieures accepteraient de négocier leurs décisions en mettant l’accent sur l’intériorisation des normes et la maîtrise de soi (Bourdieu, 1987). La socialisation familiale est un processus qui se poursuit même à l’âge adulte.
1.1.1.2 L’école
La théorisation du rôle de l’école dans la socialisation a été l’œuvre de certains penseurs dont notamment Émile Durkheim. Pour lui, l’école a une importance primordiale dans la formation morale. Face à la diversité culturelle et familiale, seule l’école est capable d’offrir un lieu de socialisation commun aux enfants et d’éduquer les futurs citoyens en transmettant des valeurs communes. Il s’agit donc pour l’école d’unifier la société autour de valeurs générales comme le respect de la patrie, de la raison et de la discipline (Durkheim, 1970 [1898], 1989). Ce rôle est d’autant plus important que, selon lui, les individus sont asociaux et des principes forts doivent atténuer l’individualisme. L’école doit aussi préparer les individus aux différents emplois. L’école a subi de profondes mutations depuis le XIXe siècle dans tous les contextes et l’on en arrive même à interroger sa capacité à jouer un rôle dans la socialisation et à assurer l’égalité des chances (Hohl et all., 2000). Il reste qu’aujourd’hui encore l’école se voit toujours assigner des objectifs multiples au nombre desquels l’éducation citoyenne, la prévoyance des incivilités et des comportements violents et déviants, l’intégration culturelle des individus puis l’insertion des individus dans la division sociale et technique du travail.
13 1.1.1.3 Les groupes de pairs
En dehors de la famille et de l’école, les groupes de pairs peuvent aussi agir comme agent de socialisation en offrant à l’individu la possibilité de lien de participation élective. Ces groupes de pairs peuvent être de simples prolongements de la famille dans le cadre de communauté locale ou de famille élargie, mais il peut aussi s’agir de groupes qui adoptent souvent des valeurs et des normes innovantes par rapport à celles en vigueur dans la famille ou la communauté d’origine.
1.1.2 Les instances de socialisation secondaire
Alors que la socialisation primaire ne peut prendre place sans une identification émotionnellement chargée de l'enfant à ses autres significatifs, la socialisation secondaire, elle, peut le plus souvent se dispenser de ce type d'identification et s'effectuer avec la simple identification mutuelle qui s'intègre dans toute communication entre êtres humains. Ainsi, il est nécessaire d'aimer sa mère, mais pas son professeur (Berger et Luckmann, 1966, p. 193)
Comme l’indique leur appellation, les instances de socialisation secondaire interviennent généralement plus tardivement dans la vie de l’individu. La socialisation secondaire est le processus qui permet aux individus de s’intégrer à des milieux sociaux particuliers et représente une étape supplémentaire dans la construction des identités à travers l’apprentissage de nouveaux rôles. Certaines étapes du cycle de vie sont à l’origine de ruptures et de transitions majeures dans la socialisation secondaire (mariage, naissance d’un enfant, entrée sur le marché du travail, adhésion à une association, deuil, retraite). Les principales instances de socialisation secondaire sont : le travail, la religion, les médias.
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1.1.2.1 Le travail
Le travail est devenu progressivement un agent de socialisation au terme d’une évolution qui a vu cette instance de socialisation s’inscrire dans la norme de la société contemporaine comme une valeur centrale (Weber, 1893 [1967]). Compte tenu de la séparation entre espaces familial et professionnel, de la division du travail et du salariat, l’entreprise est devenue un facteur d’identité professionnelle et d’appartenance sociale. Selon Durkheim, « la division du travail a créé un lien social d’un type nouveau, non plus de solidarité mécanique, mais de solidarité organique » (Weber, 1893 [1967], pp. 113-114). Le travail est un lieu où se forgent les identités sociales fondées sur l'appartenance à un groupe socioprofessionnel voire à une communauté de travail (lien organique, intégration) à travers les relations avec la hiérarchie, les autres collègues et le syndicat. En plus d'être la source des revenus primaires déterminant le niveau de vie et l'accès à la sphère de la consommation marchande, le travail donne accès aux droits sociaux (assurance chômage, maladie, vieillesse) protégeant l'individu des aléas de la vie. Selon le type d’entreprise (milieu de travail), le travailleur va même se distinguer d’autres personnes qui exercent un métier différent (différenciation) et acquérir des valeurs et attitudes spécifiques (Bernoux, 1981).
1.1.2.2 La religion
La théorisation de la religion comme instance de socialisation s’inscrit dans une longue tradition de la pensée occidentale qui prend racine chez Hegel en passant par Weber jusqu’à Blumenberg. La religion socialise l’individu, car elle suscite des réseaux et des regroupements particuliers, tout en définissant un univers mental à travers lequel des individus et des collectivités expriment et vivent une certaine conception de l’homme et du monde (Willaime, 2003, p. 261). La société contemporaine, notamment celle occidentale, se caractérise selon certains auteurs par « la sortie de la religion » et l’extinction du rôle socialisateur de la religion (Willaime, op cit, p. 248). Mais comme le dit Jean-Claude Monod, il faut bien distinguer sécularisation et « sortie de la religion » (Monod, 2002, p. 7)
15 et ceci d’autant que certains principes religieux ont été progressivement intégrés aux normes et valeurs véhiculées par d’autres instances de socialisation comme la famille, l’école, le droit, etc.
1.1.2.3 Les médias
Le rôle socialisateur des médias est souvent controversé, car les médias ont parfois été considérés comme un facteur perturbateur du processus de socialisation (Lazarsfeld et al. 1944). Cette controverse des médias est souvent reliée à plusieurs facteurs dont ils seraient responsables et au nombre desquels l’affaiblissement de la morale, la diminution du temps passé au travail ou à des occupations plus importantes, l’impact négatif sur la vie familiale ou de groupe et l’augmentation de la violence (Lazar, 1991). Les types de médias considérés comme sources de socialisation malgré la controverse sont d’une part les médias audio visuels (télévision, radio, cinéma, etc.) et de l’autre l’internet et ses réseaux sociaux. Les médias audiovisuels remplissent une fonction de socialisation dans la mesure où ils permettent une familiarisation de l’individu aux objets et aux comportements d’un monde qui lui était inconnu. En ce qui concerne l’internet et les réseaux sociaux, la théorie de « la force des liens faibles » énoncée par Mark Granovetter en 1973 et résumée dans l’ouvrage intitulé « Le Point de Bascule » (The Tipping Point) de Malcom Gladwell (2003), fournit une bonne explication du rôle socialisateur de ces derniers. Selon cette théorie, les liens forts se définissent comme nos relations avec les personnes de notre famille, nos amis, nos collègues et tous ceux que nous voyons régulièrement. Les liens faibles par contre concernent les relations établies de façon occasionnelle avec certaines personnes que nous ne connaissons parfois même pas ou en tout cas pas comme les membres de notre famille ou de notre groupe de pairs. Cependant, les liens faibles nous connectent à des personnes qui peuvent nous transmettre leur vision du monde, nous informer sur des opportunités que nous n’aurions pu déceler sans elles ou alors être pour nous une source de reconnaissance et d’affirmation de soi.
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Après cet aperçu général sur le lien social et la socialisation, nous présentons dans la section suivante, les spécificités du lien social et de la socialisation dans le contexte géographique de notre étude.
Lorsqu’on aborde un sujet de recherche touchant le cœur de la vie sociale ou plutôt le « ciment de la société » et qui plus est, sur un territoire francophone ouest-africain, il y a lieu de commencer par documenter les spécificités du lien social, pour déblayer le terrain et inscrire l’ensemble de l’argumentation dans le courant spécifique du terrain de recherche. Les valeurs qui fondent le lien social relèvent généralement de l'imaginaire social et n’existent pas à l’état « pur » dans une société. Elles sont en réalité enfouies dans le psychisme des individus comme une donnée traduite en habitus par l'éducation et l'histoire, et perceptibles en dernier ressort à travers les actes, les comportements, les parcours et les manifestations sociaux. De ce fait, l’appréhension de cette « réalité idéelle » (Leblanc, 1994, p. 416) dans un contexte donné, relève d'une interrogation sociologique de ses manifestations sociales au sens de Bourdieu (1993). Notre réflexion théorique sur le lien social en Afrique de l’Ouest francophone s'inscrit dans cette perspective.
1.2 Les fondements essentiels du lien social en Afrique de l’Ouest
Aborder la question du lien social en Afrique de l’Ouest, c'est aborder la problématique de la centralité et de l’intensité du lien de filiation tant dans la protection sociale de l’individu que dans sa quête de reconnaissance et d’intégration sociale. Selon Farrugia, « le lien social est constitué d'une agrégation de valeurs (affectives, éthiques, religieuses, politiques et économiques) distinctes, intégrées ou dissociées, centripètes et centrifuges (Farrugia, 1997, p. 30). Les valeurs constitutives du lien social en Afrique sont celles qui, dans la conscience et l'imaginaire collectif, ont du sens pour les individus, quant à la cogestion de ce qu'ils
17 estiment être un bien commun : la société (Akindes, 2003, p. 8). En parcourant la littérature, il appert que la notion de lien social en Afrique de l’Ouest fait référence à quatre facteurs essentiels répertoriés par Aminata Ndiaye (2010) : la notion de personne, la parenté et la famille, la notion de hiérarchie, d’autorité et de pouvoir ainsi que la dialectique entre dépendance et solidarité. À ces quatre facteurs fondateurs du lien social en Afrique, nous ajoutons le sens particulier du don, du devoir et de la honte, théorisé par des auteurs comme Roth (1997, 2010), Bawin-Legros (1996), Marie et al. (1997), Jacques Godbout (2000) et Alain Caillé (1996, 1994).
1.2.1 Notion de personne
C'est le « groupe de Dakar » qui, sous la direction de Henri Collomb5, a mené les recherches les plus intéressantes et les plus approfondies sur la personnalité africaine. Il oppose la « personnalité isolationniste et granulaire occidentale », faite surtout de la personne, à la « personnalité diffuse et diffusée » dans l'indivision de soi et d'autrui, faite surtout de personnages, qui caractérise l'Africain (Collomb, 1965, p. 41). Cette distinction s’illustre à travers la rareté des idées d'auto-accusation, d'indignité personnelle et de culpabilité, ainsi que la fréquence des accusations portées par le groupe ou l’individu (un malade ou un individu ayant connu un échec par exemple) contre certains membres de la famille ou de l'entourage, accusés d'être à l'origine des maux de la personne (Corin, 1965, p. 137). Si le ciment qui lie l’individu à son groupe permet d’amortir les chocs et les risques de la vie quotidienne, il est également par le biais du refus de l’auto-accusation, un bon prétexte pour détourner la responsabilité individuelle, puisque comme on le dit souvent en Afrique : « c’est mon destin », « c'est mon créateur qui l'a voulu ainsi », ou « c’est écrit comme ça pour moi, ça devait arriver après tout ». La pérennité de ce système de valeurs et de normes est fonction des formes de socialité et de socialisation à l’œuvre. Toute l'éducation de l'enfant est tournée vers son intégration à différents niveaux de socialisation
5 Longtemps en poste à Dakar, il est l'un des fondateurs d'une approche alors nouvelle de la psychiatrie
consistant à prendre en compte les facteurs liés à la culture des patients et s'inscrivant en opposition avec la psychiatrie coloniale qui marquait son époque. C’est en 1958 qu’il arrive à Dakar où il est le premier titulaire de la chaire de neuropsychiatrie de la faculté de médecine. Il s'installe au nouveau Centre hospitalier de Fann, et va progressivement créer ce qui deviendra l'École de Dakar, le groupe de Dakar ou « École de Fann ».
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et plus tard dans sa vie, les codes structurant la communauté continuent d'exercer un tel impact sur lui, qu'il lui est difficile de voir l’individuation comme une valeur. Mungala (1982), dira que l’éducation traditionnelle en Afrique est essentiellement collective, fonctionnelle, pragmatique, orale, continue, mystique, homogène, polyvalente et intégrationniste (Mungala, 1982, p. 1).
La socialisation africaine, qui laisse peu ou pas de place à l'individualisme, et érige en donnés les valeurs et pratiques sociales, constitue, par son caractère coercitif et naturalisant du social, le mécanisme d'impression par excellence des valeurs identitaires, à la base des liens sociaux intégrateurs, dans le psychisme individuel et collectif (Akindès, 2003, p. 14).
Henri Collomb, dans son analyse des rituels marquant les différentes étapes de la vie de la personne au Sénégal, relève que ces rites qui jalonnent la vie de l'individu de sa naissance à sa mort, suivant un schéma linéaire et progressif, attestent du désir du groupe de détruire le désir individuel de la personne (Collomb 1978, 1980). « Le culte des ancêtres est le fondement de la solidarité et de la soumission à l'autorité … les défunts sont en même temps à l'origine des lois et des coutumes et continuent de s'occuper des affaires de leurs descendants » (Erny, 1968, p. 85).
Cela ne signifie pas que la notion d'individualité est totalement absente dans les sociétés africaines. Cette notion n’est cependant pas considérée comme une valeur et reste confinée à une reconnaissance dans le quotidien, de l'individualité des personnes dans leur unité physique et psychique, reconnaissance d'ailleurs sous condition et sous contrôle (Ndiaye, 2010, p. 21). Lorsqu'on demande à un Africain, qui il est, il se situe dans un lignage et marque sa place dans un arbre généalogique (Bastide, 1971, p. 37). La personne est donc définie par un statut, lui-même défini par l'ordre social, considéré comme extérieur, antérieur et supérieur à l'individu. Ce statut concerne un personnage, un rôle, une position et non un individu, puisqu’il est appelé à changer dans le temps (Ndiaye, 2010, p. 21). On
19 peut donc retenir que dans le contexte géographique de notre étude, la notion de personne est traditionnellement définie par celles de statut et de rôle.
1.2.2 Famille et parenté
En Afrique de l’Ouest, le système de la famille étendue est le plus fréquent, dans les conditions de l’habitat traditionnel, et le repli de la famille élémentaire n’est pas encouragé par les usages anciens (Binet, 1979). Les finalités essentielles de l’individu en terme d’intégration sociale, de reconnaissance et de protection sociale sont donc presque entièrement assurées par le réseau familial (lien filial). Ce lien de filiation n’est pas ici considéré comme un simple lien de sang, mais comme une relation intégrant le lien communautaire élargi au lieu (village, voisinage, communauté locale) et à l’esprit (culture, croyance aux mythes, religion, conscience d’un ancêtre commun). Les droits et obligations auxquels sont soumis les membres d'une même famille découlent alors de la croyance aux mêmes cultes, aux mêmes mythes et aux mêmes règles sociales (Ndiaye, 2010 ; Akindès, 2003). Dans les faits, c’est la notion de génération qui structure les différentes formes de la parenté ainsi que les relations familiales (Ezembé, 2008). On appellera ainsi « Papa » toutes les personnes de même génération que le père, « Maman » toutes celles de la même génération que la mère, et frère ou sœur ceux qui sont de la même génération que les frères et sœurs. Dès sa conception, l'enfant appartient au groupe familial et les parents biologiques n’ont pas un droit exclusif sur lui, car les membres de la famille élargie sont autorisés à donner leur point de vue sur la conduite des enfants. Les liens s’établissent de groupe en groupe et non d’individu à individu et à l’intérieur du groupe on retrouve la famille conjugale. Par exemple le mariage en Afrique n’est pas une simple alliance entre une femme et un homme, mais « il ratifiait plutôt l’alliance entre deux lignages et parfois entre deux familles, lesquels décidaient alors du choix des conjoints » (Pilon et Vignikin, 2006, p. 73).
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1.2.3 Notion de hiérarchie, d’autorité et de pouvoir
C’est la forme d’organisation pyramidale de la famille africaine qui justifie la valeur centrale accordée à la hiérarchie, à l’autorité et au pouvoir. Le pouvoir appartient aux aînés par une variété de facteurs entremêlant, l’âge, le sexe, le degré d’instruction mystique et religieuse, le degré de puissance en sorcellerie, le nombre d’épouses, l’importance numérique des dépendants et l’étendue des terres. L’organisation pyramidale de la famille se caractérise par cinq (5) niveaux hiérarchiques respectivement du haut vers le bas: le chef de famille (l’aîné), ses frères adultes mariés (chefs de ménages), les épouses âgées des chefs de ménage, les jeunes hommes non mariés, puis les jeunes filles et les enfants (Ndiaye, 2010, p. 23). Au fur et à mesure qu’on monte vers le sommet de la pyramide, le niveau d’autorité et de pouvoir se concentre créant un clivage (dépendance) légitime entre cadet et aîné, entre aîné et adulte, entre hommes et femmes. À travers les rites, les jeunes sont initiés à l’entrée de chaque palier, ce qui consolide le respect de la hiérarchie et l’obligation de se plier à l’autorité de tous ceux qui ont connu des rythmes de niveau plus élevé afin de mériter une place dans le lignage et de continuer à bénéficier de la protection et de la reconnaissance de la communauté (Mungala, 1982, p. 4). Cependant, le déploiement de la hiérarchie, de l’autorité et du pouvoir reste au service de la communauté familiale pour assurer la solidarité.
1.2.4 Dialectique dépendance – solidarité
La dialectique entre dépendance et solidarité se fonde sur l’idée d’une société traditionnellement agricole qui fonctionne sur le système d'avance et de restitutions comme il ressort de l'analyse de Claude Meillassoux (1975). La dépendance prend corps dans la hiérarchisation et la concentration des pouvoirs aux mains des aînés alors que la solidarité s’impose comme obligation aux aînés de maintenir la cohésion sociale et de pourvoir aux besoins de tous les membres de la famille. Dans la mesure où toute la production est concentrée entre les mains des aînés, ce communautarisme est quasiment de l'ordre d'une contrainte douce, puisque l'individu ne peut qu'adhérer au groupe; il s’agit d’une contrainte
21 vécue non pas comme un fardeau, mais comme une évidence (Ndiaye, 2010, p. 25). Les aînés sont tenus de garantir les besoins du groupe par la redistribution des ressources afin de protéger l’honneur de la famille, d’éviter la colère des ancêtres et de perpétuer les solidarités familiales. En effet, la famille africaine n'est pas composée uniquement des vivants, elle s'étend aux aïeux et aux ancêtres (Mungala, 1982, p. 2) : il s’établit là l’idée d’une hiérarchie longue qui consolide le devoir de reconnaissance de l’individu envers les ancêtres à travers des cérémonies, mais aussi à travers les efforts déployés pour garantir la satisfaction des besoins de tous les membres du réseau familial afin d’éviter la honte et la punition. Dans ce cycle de dépendance-solidarité, les générations descendantes sont tributaires des générations ascendantes qui leur ont donné la vie, les ont nourries et leur ont légué la terre et les autres ressources productives. Ce flux ou plutôt ce « contrat intergénérationnel » (Antoine, 2007 ; Marie, 1997 ; Roth 2005, 2007, 2008) est reproduit socialement à travers les générations grâce au sens particulier que l’on accorde aux notions de don, de devoir et de honte.
1.2.5 Un sens particulier du don, du devoir et de la honte
Compte tenu du contexte communautaire des sociétés ouest-africaines, le don n’y est pas perçu comme un acte altruiste, mais comme une « dette sociale ». Cette dette, à la différence de la dette économique, n’admet pas de réciprocité identique et immédiate (Godbout et Caillé, 1992, pp. 104-105).
Ceux qui ont une meilleure récolte aident ceux qui ont souffert des aléas de la production. Ainsi, cette dette, en liant les générations et les membres de la communauté, crée les conditions même du lien social. On peut même aller jusqu'à dire que cette dette peut représenter le lien social lui-même (Ndiaye, 2010, p. 25).
En clair le système du don ou de la dette n’est en général jamais en équilibre dans la famille ouest-africaine, car l’équilibre suppose la fin de la dette et la sortie du lien de filiation. Il s’agit d’une dette qui admet une réciprocité diffuse et différée : on n’est pas tenu de payer exactement ce qu’on a reçu, ou de rembourser tout à la fois, de rembourser avant d’en
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recevoir encore ou de rembourser seulement celui chez qui on a reçu directement. Comment en effet, rendre à ses parents le don de la vie ou à ses aïeux la conquête des terres du patrimoine? Plusieurs pratiques sociales témoignent de cette particularité du don, par exemple l’importance accordée à la procréation, le système de solidarité sociale, la pratique du Zindo au Bénin6, etc. La réciprocité qui est à l’œuvre ici n’est pas simplement une réciprocité en chaîne au sens de Bawin-Legros (1996), mais une réciprocité à la fois en chaîne et en boucle. De ce fait, la boucle n’est jamais fermée. Comme le dit Vuarin, ce système de dette répond « à la double injonction du devoir et de la honte, valeurs polaires d’un code d’honneur social » (Vuarin, 2000, 149). La conviction que les parents se sont sacrifiés pour nous en nous donnant la vie, en nous élevant, en nous donnant une situation socio-économique et en nous léguant les moyens de production, laisse en nous le besoin et le devoir d’affection et de soutien à leur égard, à l’égard de la descendance et de l’ensemble du cercle familial élargi. Entendu de cette façon, le sens phénoménologique fondamental que l’on donne à l’obligation de perpétuer le cycle de la dette devient même plus important que ce qui circule entre les individus. Comme l’affirme Vuarin (2000), « rien n’est pire que de voir les autres “gâter son nom” et pour un noble, “sa ka fisa ni malo ye” : “ la mort est préférable à la honte” » (Vuarin, 2000, p. 144).
Cette relecture des fondements du lien social en Afrique de l’Ouest, laisse apparaître une place prépondérante ou quasi exclusive de la famille élargie dans le lien social et la socialisation. Sur le plan théorique, cette manière d’appréhender les relations entre la famille, l’individu et la société s’inscrit dans le modèle communautaire enraciné dans un contexte d’absence de politiques publiques redistributives (retraite, assurance sociale).
6 Soirée de collecte de fonds organisé dans le but d’aider financièrement un individu qui a perdu un parent
afin qu’il puisse organiser les cérémonies d’enterrement. Cet individu mémorise ou tient un cahier pour y inscrire les noms de ces donateurs. C’est à ceux-là ou aux familles de ces derniers seulement qu’il donnera ou que ces enfants donneront lorsqu’un décès surviendra dans une des familles concernées. Indépendamment donc des individus, la dette circule entre les familles et chaque nouveau Zindo est une occasion pour payer, mais en même temps pour endetter.
23 Or, les transformations qui s’opèrent en Afrique notamment sur le plan social, économique et démographique depuis les trente dernières années amènent à penser que les relations entre la famille, l’individu et la société dans le contexte ouest-africain, doivent désormais être analysées à la lumière d’un modèle différent du modèle communautaire. L’analyse documentaire nous permet de repérer deux autres modèles théoriques permettant d’analyser les relations entre la famille, l’individu et la société.
Nous reviendrons dans la section 1.4 sur les transformations économique, démographique et politique en cours en Afrique de l’Ouest depuis trois décennies. Mais avant, nous faisons dans la section 1.3, une esquisse des trois principaux schèmes théoriques permettant d’analyser les relations entre la famille, l’individu et la société puis nous présentons brièvement les facteurs socio-économiques et démographiques porteurs de changement social en Afrique de l’Ouest.
La présentation des principaux schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre individu, famille et société nous permettra de pouvoir inscrire les parcours empiriques des individus dans les modèles de socialisation qui conviennent et de pouvoir identifier les permanences et les ruptures qui s’opèrent dans la manière dont les individus des deux cohortes construisent leurs relations sociales pendant le déroulement de l’entrée en vie adulte.
1.3 Les principaux schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre individu, famille et société
Il existe une abondante littérature sur l’analyse des relations entre l’individu, la famille et la société. Nous tentons ici de circonscrire les grandes typologies et les grands cadrages qui permettent l’analyse des rapports entre famille, individu et société. À cet effet, nous abordons les grands débats qui ont traversé la sociologie pour penser les rapports entre la famille, l’individu et la société. Plus précisément, nous présentons succinctement les acquis
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de la sociologie classique et les pistes ouvertes par la sociologie contemporaine pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la production de l’homme comme être isolé, en famille, en communauté, en société ou tout à la fois.
Il faut préciser qu’il y a une certaine difficulté dans cette entreprise consistant à dégager les grands schèmes théoriques pour l’analyse des relations entre individu, famille et société, tant la littérature sur le sujet est vaste, tant les mutations sociales sont nombreuses et enchevêtrées.
Pour contourner cette difficulté et par souci de systématisation, nous avions analysé la littérature sur la base de trois dimensions qui sont :
a. le ou les types de liens (lien de filiation, lien de participation élective, lien de participation organique, lien civique),
b. leur importance (centralité relative des quatre types de lien et intensité absolue d’un type de lien dans les trois types de finalités) et enfin,
c. la régulation sociale qui est la finalité du ou des liens (et qui peut être observée en terme de : protection sociale, intégration sociale et satisfaction du besoin de reconnaissance).
L’analyse documentaire effectuée à la lumière de ces trois dimensions, permet d’esquisser les contours et les variantes de trois principaux modèles théoriques pour l’analyse des relations entre individu, famille et société : Le modèle communautaire, le modèle d’individualisation communautaire et celui de l’hyper-individualisation.
1.3.1 Le modèle communautaire
Ce modèle prend racine dans une perspective historique où l’individu naît et grandit dans une famille élargie fonctionnant comme une petite communauté (ou une tribu). La thèse
25 familialiste a persisté malgré l’émergence de l’État, de l’école, de l’individualisme, etc. Cette thèse repose sur une prépondérance quasi absolue du lien de filiation tant dans l’intégration, la reconnaissance que dans la protection sociale accordée à l’individu. Autrement dit, dans le modèle communautaire, le lien de filiation a une centralité relative plus forte que les autres types de liens et une intensité absolue dans toutes les dimensions de la finalité du lien social (protection sociale, intégration sociale, besoin de reconnaissance). Le lien de filiation n’est pas ici considéré comme un simple lien de sang, mais comme une relation de filiation intégrant le lien communautaire élargi au lieu (village, voisinage, communauté locale) et à l’esprit (culture, religion, conscience d’un ancêtre commun). Ce modèle est généralement associé aux populations défavorisées (Fortin, 1987), vivant en milieu rural (Daatland et Herlofson, 2003), ou de pays en voie de développement (Luna, et al 1996, Daatland et Herlofson, 2003). On peut distinguer trois variantes de ce modèle.
1.3.1.1 La variante traditionaliste : la famille comme école d’apprentissage de la vie sociale.
Le traditionalisme, conception chronologiquement la plus ancienne des relations entre l’individu et son entourage, prévalait dans les sociétés traditionnelles et fût redécouvert au XIXe siècle sous l’impulsion de certains auteurs (Joseph de Maistre, Louis de Bonald) défenseurs des droits de l'institution familiale menacée par la Révolution française, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la chute des anciennes classes dirigeantes et l'essor de la bourgeoisie. La famille y est conçue comme une structure à forte intégration, avec sa judicieuse hiérarchie interne et « les fils de la famille vivent paisiblement sous le joug salutaire qui les assujettit » (Maistre de, 1968, p. 34). Cette conception de la famille est encore défendue aujourd'hui par des hommes politiques de droite. Elle subsiste aussi dans les milieux intégristes catholiques et de façon plus diffuse, dans certaines mentalités, par exemple chez ceux qui voient dans l'élargissement de la législation sur le divorce, la mort de la famille (Bréchon, 1976). Pour De Bonald, la famille est une école d’apprentissage de la vie sociale, ce qu’il appelle aussi la « société domestique », définie